Chapitre 11


Le passage


Le temps pressait, et même avec sa façon de l'étirer pour qu'une seconde paraisse durer plusieurs minutes, Aïn le Passeur n'avait pas le loisir de chercher la réponse aux questions qui se bousculaient dans sa tête. Pour le moment, la seule chose qui importait était de saisir la mince possibilité qui s'offrait de sauver du désastre qui s'annonçait, non pas seulement une jeune fille, mais plusieurs personnes. Peut-être même serait-il possible d'emmener tout le monde...

Tout d'abord, il fallait que l'enfant affolé et près de s'évanouir l'autorise à entrer dans son esprit. C'était une chose qu'un Passeur ne pouvait pas faire sans y avoir été expressément invité et il fallait respecter les règles, même dans la plus grande urgence.

Julien, je suis Aïn Zadilak Bilalil ez a Katak, Maître Passeur. Je demande à entrer dans ton esprit et, m'y étant installé, d'utiliser tes Dons et ta Force pour le bien de ceux qui m'ont été confiés. Julien, me donnes-tu ta permission ?

Oui.

Julien n'avait pas la moindre idée de ce que le Passeur voulait faire, mais il était prêt à tout pour l'aider. Pourtant, lorsqu'il sentit qu'il n'était plus seul dans sa tête, il eu un moment de vraie panique. Il n'avait pas imaginé qu'Aïn pourrait se mettre aussi complètement à sa place, qu'il pourrait avoir, aussi facilement que lui-même, accès à tous ses souvenir. TOUS !!! Même à ceux qu'il prenait bien soin d'évoquer le moins souvent possible, tant ils lui causaient de l'embarras, voire de honte. C'était un million de fois pire que de constater que quelqu'un avait ouvert vos tiroirs et lu votre journal intime. Tout ce dont il n'avait jamais parlé à personne, toutes ces choses qu'il avait eu l'intention de laisser au plus profond des oubliettes de son cerveau, tout cela et bien d'autres choses encore s'étalait sous le regard du Passeur. Julien allait mourir de honte. C'était ce qui pouvait lui arriver de mieux.

Ne crains rien. Je ne vois que ce qui est absolument nécessaire. Tu ne peux rien me dissimuler, mais je ne veux rien voir qui pourrait t'embarrasser. Tu es à ma merci, mais je te jure que je ne verrai rien que tu puisses avoir envie de me cacher.

Ce n'était pas, comme avant, l'impression d'une voix dans sa tête. Il avait plutôt le sentiment de penser lui-même.

Et il sut immédiatement que c'était vrai. Aïn était son ami et il ne lui causerait jamais aucun embarras. Aïn ne lui voulait que du bien et s'il prenait, comme il le faisait maintenant, le contrôle total de son corps et de ses pensées, ce n'était que pour un moment ; juste le temps d'accomplir ce qui devait être accompli.


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Aïn avait bien failli perdre le garçon. Il n'avait jamais pénétré ainsi l'esprit de quelqu'un d'aussi totalement impréparé. Les rares fois où il avait réalisé une fusion, c'était avec un Maître Passeur confirmé. Mais l'enfant ne savait pas ce qu'il était. Il n'avait aucune idée de la façon d'utiliser ce Don présent en lui et qui dépassait tout ce qu'Aïn avait pu rencontrer jusqu'ici. Il employa donc quelques précieuses secondes à calmer cet étrange personnage, à l'inonder de tranquillité et d'amour. Puis, lorsqu'il l'eût amené au degré de détente souhaité, il se mit vraiment au travail.

S'appuyant sur la formidable puissance cachée au cœur même de la conscience de l'étranger, il créa une bulle invisible qui engloba bientôt tous les membres du groupe, se déformant au gré de leurs mouvements, excluant soigneusement tout ce qui n'était pas eux et, par-dessus tout, rejetant avec violence tout ce qui touchait de près ou de loin au ghorr et à ses alliés. L'espace d'une fraction infime de temps, les sept membres de la compagnie n'existèrent plus que par la vertu conjuguée d'un Maître Passeur et d'un enfant complètement dépassé par la chose.

Puis ils furent dans l'En-Dehors et seuls Aïn et Julien eurent la vision de ce qui les entourait. Les autres n'étaient tout simplement pas équipés pour le percevoir; exactement comme un aveugle de naissance n'a aucun moyen de voir un paysage. Pour ce qui est de Julien, il aurait de beaucoup préféré rester dans l'ignorance car, si le ghorr était terrifiant, le spectacle de ce qu'on ne pouvait que nommer, faute d'un terme adéquat, l'envers de l'univers l'aurait tué si Aïn ne lui avait en quelque sorte aussitôt fermé les yeux, le coupant de ce sens qu'il utilisait pour la première fois.

Aïn, lui, était entraîné à supporter le chaos et, plus encore, il était capable d'y découvrir son chemin. Les klirks existaient justement pour faciliter cette opération au point qu'il suffisait de se laisser glisser le long des voies qu'ils balisaient comme on descend un toboggan. Par contre, en l'absence d'une telle voie, il fallait tailler soi-même son chemin dans l'En-dehors. C'était toute la différence qui existait entre prendre le train et progresser à coups de machette dans la jungle amazonienne.

Et toute cette périlleuse traversée ne prendrait, dans le monde normal, pas de temps du tout. Pourtant, s'il arrivait que le Passeur vînt à mourir alors qu'il cherchait son chemin, tout le monde cesserait tout simplement d'exister. On ne retrouverait même pas une sandale. Mais Aïn n'avait nullement l'intention de mourir.

Cependant, il commençait à se demander s'il ne s'était pas montré un peu trop ambitieux en tentant d'emmener tout le monde. Car, même en utilisant les ressources de Julien, qui étaient au départ bien supérieures aux siennes, il avait l'impression de nager dans du goudron et de s'épuiser sans progresser vraiment. À un autre Maître Passeur, il aurait pu confier une partie de l'épuisant travail... Mais il était aussi vrai qu'AUCUN autre Passeur ne lui aurait permis d'emmener cinq personnes avec eux dans ces conditions.

Il aurait voulu garder discrète toute l'opération, les faire aboutir sur l'un des klirks secrets de la Maison Première, mais il n'avait plus assez de force pour chercher ces portes cachées. Il opta pour le moins difficile et se précipita sur la Grande Porte.


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Chapitre 12


La Tour des Bakhtars


Normalement, l'arrivée de voyageurs se fait dans le plus grand silence. À un instant donné, ils ne sont pas là ; l'instant suivant, ils sont là. C'est tout. Ce qui se produisit sur le toit de la Tour des Bakhtars fut autrement spectaculaire.

Tout d'abord, la Tour elle-même s'éteignit. La lumière ambrée qui ruisselait sur ses flancs de métal disparut d'un coup. Puis l'air fut ébranlé par un ''BANG !'' gigantesque au près duquel le bang supersonique d'un chasseur en rase-motte aurait fait l'effet du claquement d'une bulle de chewing-gum. Dans le même temps, une bonne douzaine d'éclair frappèrent un peu partout, liquéfiant trois statues de métal et fendant sur quinze pas la dalle de la terrasse. Deux volebulles, heureusement vides, qui attendaient là le bon vouloir de leurs propriétaires, furent volatilisés.

Des quatre-vingts gardiens affectés à la vaste terrasse, tous demeurèrent sourds pendant deux semaines et dix-huit en eurent le poil roussi. Trois s'évanouirent, officiellement du fait de la commotion, mais de mauvaises langues n'hésitèrent pas à insinuer que c'était de pure terreur. Un certain nombre perdirent le contrôle de leur vessie. On murmure que deux ou trois subirent un incident plus... odorant.

En dehors des témoins immédiats, peu de gens surent jamais ce qui avait provoqué l'explosion sur la Tour et les commentaire iraient encore bon train plusieurs années après l'événement. Dans la communauté fermée des Maîtres Passeurs, Aïn serait désormais connu comme Aïn le Bruyant et beaucoup se demanderaient pourquoi diable un si grand Maître avait été affublé d'un tel sobriquet.

Les voyageurs eux-mêmes, à part peut-être Izkya, ne s'attendaient pas du tout à la chose. Ils avaient été saisis en pleine bataille et achevèrent de porter dans le vide le coup qu'ils s'apprêtaient à infliger au ghorr. Autour d'eux, ce n'étaient plus les ténèbres empuanties du parc, mais le sommet de la Tour, qui offrait un spectacle pour le moins déconcertant avec le métal rougeoyant des statues fondues, les gardiens hébétés et les débris enflammés des volebulles, le tout secoué de l'écho assourdissant de leur arrivée.

Pourtant il ne fallut que quelques secondes au Premier Sire pour évaluer la situation et constater qu'il était impossible de se faire entendre des gardiens. Par signes, il ordonna qu'on aille chercher du secours et revint ensuite s'occuper de ses compagnons. Le seul qui saignait était Nardouk. Darko, pour sa part, l'assura qu'il n'avait pas souffert du coup qu'il avait reçu, et aucun des autres n'avait encore eu à pâtir des griffes du ghorr. Cependant, Aïn et Julien demeuraient à terre, le garçon inconscient, tétanisé, accroché au Passeur dans une étreinte désespérée. Ce dernier ne semblait plus respirer qu'à peine et sa fourrure demeurait hérissée en bataille.

Enfin, tout le monde se retrouva dans les appartements du Premier Sire où les attendaient la Première Dame et pas moins de trois Maîtres de Santé qui s'affairèrent aussitôt au chevet de leurs patients. Les estafilades sur la poitrine de Nardouk avaient un vilain aspect et commençaient à noircir. Il était grand temps de les nettoyer puis d'y appliquer un baume cicatrisant. Si tout se passait bien, on pouvait espérer que les plaies seraient refermées en trois ou quatre jours.

Pour ce qui était d'Aïn, on dut d'abord le libérer de Julien, car celui-ci s'accrochait de plus belle à chaque tentative de les séparer et gémissait à fendre l'âme. Finalement, on parvint à le convaincre d'ouvrir les yeux et de se détendre. On put alors s'occuper de ses côtes.

Pendant qu'on s'affairait ainsi, Izkya avait retrouvé sa mère, la Première Dame Délia. Celle-ci s'était efforcée de conserver une apparences de calme, mais elle ne put s'empêcher de verser quelques larmes de soulagement lorsque sa fille se précipita dans ses bras.


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Niil, lui, se sentait un peu laissé de côté. Il est vrai qu'il n'était ni blessé, ni inconscient et qu'il pouvait s'estimer heureux de la façon dont il s'était tiré de l'aventure. Mais tout de même, il n'aurait pas protesté trop fort si l'on s'était un peu empressé autour de lui. On ne lui avait même pas proposé une boisson chaude.

Puisqu'il comptait si peu, il allait laisser tous ces gens importants s'occuper de leurs affaires. Il aperçut, à quelques pas, un divan qui avait l'air confortable et s'y installa avec la ferme intention de s'endormir en moins d'une minute. Mais il avait à peine fermé les yeux qu'une main se posait sur son épaule et le secouait doucement. C'était un gardien qui portait la tenue grise de la Porte Basse.

“Noble Sire, le Premier Sire demande si vous consentiriez à lui faire la faveur de descendre auprès de votre Bienvenu pour lui annoncer la nouvelle de votre retour. Le Premier Sire l'aurait fait lui-même, mais il lui faut veiller à remettre de l'ordre au sein de la Maison Première. Si vous le voulez, je vais vous guider.

Dans le même temps, il lui présentait une tunique de toile bleue qui remplacerait le hatik confié à Ambar. La situation était certes exceptionnelle, mais ce n'était pas une raison pour laisser un Noble Fils déambuler torse nu dans les corridors de la Tour. Niil de redressa d'un coup, toute sa mauvaise humeur envolée. Le Premier Sire lui demandait comme une faveur de s'occuper d'Ambar ! Il prit soudain conscience que, loin de le considérer comme une quantité négligeable, on s'adressait à lui comme l'une des rares personnes encore à même de se rendre utiles.

À la suite du gardien, il se dirigea vers un puits de descente et sauta dans une nacelle libre qui les amena en douceur à la base de l'édifice. Après ce qui lui parut un demi-mile de couloirs, ils atteignirent les quartiers des gardiens et son guide le laissa pour retourner à son service.

Dans la pénombre éclairée d'une petite lampe de chevet, Niil pouvait distinguer Askil à côté d'un lit l'allure militaire où Ambar dormait, couché en chien de fusil sous un mince drap bleu clair. À son approche, le gardien se redressa et lui lança un regard interrogateur.

“Je suis Niil, des Ksantiris. Je viens voir mon Bienvenu et lui apporter de bonnes nouvelles.

S'approchant du lit, il posa la main sur l'épaule d'Ambar et le secoua doucement. Celui-ci s'éveilla aussitôt, clignant des yeux dans la lumière tamisée de la lampe. Il lui fallut quelques secondes pour réaliser où il se trouvait et reconnaître Niil.

“Noble Sire ! Fit-il en de redressant aussitôt avec un grand sourire. Le Sire Nardouk a réussi à vous ramener ! Je voulais aller avec lui, mais il n'a pas voulu.

“Je sais, il me l'a dit. Et si tu n'as pas trop sommeil, je vais t'emmener voir Izkya et Julien.

Après une brève hésitation, le gamin rejeta le drap et se leva révélant son petit corps bronzé que vint bientôt couvrir son précieux abba ksantiri.

Askil les guida jusqu'au puits de montée. Ambar n'avait jamais utilisé ce genre de commodité et s'accrocha instinctivement à la main de Niil lorsque la nacelle les emporta vers le haut de la Tour. En toute autre circonstance, c'eût été un geste parfaitement déplacé, mais ni l'un ni l'autre n'eut la moindre hésitation, étrangement heureux de cette intimité improbable.


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Dans les appartements du Premier Sire, le calme était à peu près revenu. Le Premier Sire était absent, mais la Première Dame s'avança vers Ambar dès qu'elle le vit.

“Je vois que tu as retrouvé ton Bienfaiteur, Ambar. Ma fille n'est pas là pour te remercier, mais je tiens à le faire moi-même, tout de suite.

Et, s'approchant de l'enfant qui n'en croyait pas ses yeux cette Dame, si belle qu'elle ne pouvait se comparer qu'au souvenir qu'il gardait de sa mère, cette Dame posa sur son front un baiser léger et, de sa main parfumée, caressa sa joue encore un peu marquée des plis de l'oreiller.

“Ambar, nous nous reverrons bientôt, mais je suis heureuse d'être la première à te rendre grâce pour le salut de ma fille aimée. Puis, à Niil : Je suppose, Ksantiri, que tu voudras prendre soin des tiens. Les Maîtres de Santé en ont fini avec l'étranger qui t'accompagne et il t'attend dans un clos où tu pourras demeurer avec lui et ce courageux garçon.

Alors qu'Ambar rougissait sous le compliment, Niil remercia la Dame avec toute la courtoisie qui s'imposait, puis il se laissa guider par une Dame de la Suite jusqu'au clos qui leur avait été attribué.


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