Chapitre 21


Xarax


Xarax dormait depuis très longtemps. Ce qui l'avait réveillé, il s'en rendait maintenant compte,c'était la présence d'un intrus.

Quelqu'un avait franchi l'Infranchissable Défense. Quelqu'un allait mourir bien tôt, victime des Pièges Innombrables. La chose ne s'était jamais produite. Et, Xarax le sentait maintenant, l'intrus n'était pas seul.

Xarax avait faim. Xarax n'avait pas mangé depuis très, très longtemps. Xarax ne mangeait pas n'importe quoi. Il ne pouvait pas. Par contre, il pouvait jeûner et attendre durant un temps extrêmement long.

Et Xarax était fidèle. Son cœur n'oubliait pas. Jamais.

Xarax avait eu un ami, et cet ami était parti. Mort peut-être? En l'abandonnant à son désespoir.

Xarax n'avait pas mangé depuis ce jour funeste. Son ami était seul à pouvoir lui donner l'unique nourriture qui lui convenait. Mais Xarax n'en avait cure. Il finirait bien par mourir de privation et alors, l'attente prendrait fin sans qu'il puisse rien y faire. Et il n'aurait pas trahi son ami en prenant lui-même sa vie pour abréger son tourment.

Xarax mourrait ainsi qu'il avait vécu ; fidèle à un seul.

Xarax était un Haptir de Kretzlal.


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Chapitre 22


Aux marches du Palais...


Lorsqu'ils posèrent le pied sur la dalle suivante, ce n'est pas le rire d'Askil qui les accueillit, mais la vision du plus bel édifice des Neuf Mondes. Devant eux, à quelques centaines de mètres, se dressait le Palais de l'Empereur. Il était tout pareil aux images que Niil avait pu contempler dans la bibliothèque de son père. Tout en tourelles vertigineuses, aériennes, que reliait un réseau de passerelles de cristal qui brillaient au soleil en lançant des éclats de lumière irisée.

“Il faut retourner ! Tout de suite !

Niil avait l'air au bord de la panique.

“Pourquoi ? Demanda Julien, on n'a qu'à continuer un peu. Tu n'as pas envie de voir le Palais de plus près ?

“Tu ne sais pas ce que tu dis. C'est plein de pièges partout ! On n'aurait jamais dû arriver jusqu'ici. Maintenant on n'a pas intérêt à essayer d'aller plus loin !

Niil avait l'air vraiment effrayé. Julien se rangea sans hésiter à son avis.

“Eh bien, retournons.

Mais c'était plus facile à dire qu'à faire. Ils voyaient distinctement, à une trentaine de pas, quelques passants indifférents et Askil, inquiet, qui' s'efforçait manifestement de les voir et n'y parvenait pas. On lisait sur son visage une angoisse terrible : il venait de perdre ceux qui lui avaient été confiés par le Premier Sire lui-même. Mais à chaque fois qu'ils tentaient de marcher vers lui, ils se heurtaient à une résistance qui augmentait très rapidement pour devenir, en moins d'un mètre, un véritable mur invisible.

“On n'y arrivera pas, déclara Niil.

“Il faut essayer d'aller jusqu'au Palais, suggéra Julien. L'Empereur ne refusera pas d'aider le fils du Premier Sire des Ksantiris.

“Tu as raison. Si on arrive jusqu'au Palais, l'Empereur nous aidera. Mais on n'ira pas jusque là. On sera morts avant d'avoir fait cent pas.

“Mais comment est-ce que tu peux en être aussi sûr? Tu m'as dit toi-même que personne ne réussit jamais à faire plus de quelques pas sur l'Aire.

“Tout le monde le sait. Et en plus, c'est écrit dans le Grand Livre des Traditions. Tu ne vas pas me dire que le Grand Livre des Traditions raconte des mensonges, tout de même !

Julien lui aurait bien répondu que, là d'où il venait, bien des livres racontaient n'importe quoi. Mais ce n'était pas le moment de se lancer dans une dispute. Aussi, il fit la réponse qu'on attendait de lui :

“Non, bien sûr ! Mais qu'est-ce qu'on va faire alors ? Attendre qu'on vienne nous chercher ?

“C'est la seule solution.

“Et si ceux qui viennent n'arrivent pas à passer ? Ou s'ils restent coincés, comme nous en ce moment ? On sera bien avancés.

Un lourd silence s'établit, qui dura bien trois minutes durant lesquelles ils purent voir Askil sombrer dans le désespoir. Puis Ambar s'éclaircit la gorge et déclara :

“Je vais essayer, moi.

Niil tourna brusquement la tête, le fusillant du regard.

“Je t'interdis d'essayer quoi que ce soit.

“Mais...

“Ambar, tu es mon frère, mon petit frère, et tu me dois obéissance ! Si tu essaies de bouger sans ma permission, je te casse une jambe.

C'était dit sur un ton qui ne laissait aucun doute, ni sur la capacité de Niil à mettre sa menace à exécution, ni sur sa détermination à empêcher Ambar de se mettre en danger. Cependant, ce dernier n'avait pas pour habitude de céder à la première résistance.

“Niil, il faut bien que quelqu'un fasse quelque chose ! Julien, il n'est pas d'ici... des Neuf Mondes, je veux dire. Et toi, tu es le Noble Fils d'un Premier Sire. Moi je ne...

“Ambar ! rugit Niil, tu es le Noble Fils d'un Premier Sire ! Et notre père ne me pardonnerait jamais d'avoir laissé mon cadet braver le danger à ma place ! En plus de ça, ajouta-t-il d'une voix plus douce, comme pour lui-même, je ne veux pas qu'il t'arrive malheur.

Ambar lui jeta un regard étonné et s'abstint de discuter plus longtemps. Ce fut Julien qui relança le débat :

“Tout de même, Ambar a raison, il faut essayer de nous sortir d'ici sans l'aide de personne. Je ne sais pas pourquoi, mais je suis certain que c'est possible.

La dalle sur laquelle ils se trouvaient était d'un vert sombre et brillant de malachite. Il en fit le tour, observant attentivement les dalles qui la bordaient.

“Celle-ci ne me plaît pas du tout, affirma-t-il en montrant une dalle grise. Par contre, j'ai bien envie d'essayer celle-là.

Et avant que Niil ait pu esquisser un geste pour le retenir, il s'avança résolument sur la dalle rose qu'il venait de désigner et disparut.

“Oh non !

Niil faillit se précipiter pour porter secours à Julien mais il se retint à temps. Il était inutile que le piège fasse une deuxième victime. S'efforçant de retrouver un peu d'emprise sur lui-même, il saisit la main d'Ambar.

“Tu ne lâches pas ma main, hein !

Ambar trop choqué pour parler, secoua la tête et serra de toutes ses forces la main de Niil. Ce dernier était atterré : ce qui avait commencé comme une joyeuse balade s'achevait en tragédie. Et il avait l'impression que la disparition de Julien n'était que le commencement d'une série d'ennuis qui pourrait bien causer sa fin et celle d'Ambar.


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“Pardon de vous avoir fait peur.

Surgi de nulle part, Julien venait de réapparaître devant eux. En le voyant ainsi, qui souriait, avec l'air penaud du gamin qui vient de casser un vase, Niil fut envahi de deux sentiments contradictoires : le soulagement de revoir sain et sauf l'ami qu'il avait cru mort, et la fureur causée par la peur qu'il lui avait faite. On voyait nettement qu'il était partagé entre l'envie de le serrer dans ses bras et celle de le battre. Le sourire de Julien s'effaça. Il commençait à réaliser ce qu'il venait de lui faire. Mais finalement, le soulagement l'emporta et Niil éclata de rire.

“Imbécile ! Tu nous a fait une de ces peurs. Un peu plus, Ambar allait se mettre à pleurer.

L'intéressé faillit protester qu'il n'était pas le seul, mais il se retint à temps, se contentant d'adresser à Julien un clin d'œil et un sourire qui en disaient long.

“On peut passer, reprit Julien. Pour revenir en arrière, c'est plus difficile. C'est pour ça que j'ai tardé un peu. Et puis aussi, je vous ai attendus un moment avant de me rendre compte que vous ne me voyiez plus et que vous pensiez sans doute que j'étais déjà mort.

Quelques secondes s'écoulèrent, puis il reprit :

“Bon, on y va ?

Niil acquiesça :

“D'accord, je suppose qu'on ne peut rien faire d'autre. On te suit.

“Je pense... hésita Julien, je pense qu'il vaudrait mieux qu'on se tienne la main, comme tout à l'heure.

Ambar, qui n'avait pour l'instant aucune envie de lâcher la main de Niil, s'empara de celle de Julien et se trouva ainsi encadré de ses deux aînés. Le passage sur la dalle rose n'avait rien de spécial. Ils pouvaient seulement constater qu'ils s'étaient déplacés. Devant eux, le Palais de l'Empereur brillait toujours de tous ses feux. Comme il l'avait fait un peu plus tôt, Julien examina attentivement les dalles alentour et se décida pour celle qui se trouvait droit devant eux et qui, à part sa couleur fuchsia, ne se distinguait en rien des trois autres.

“Je crois que c'est sur celle-ci qu'il faut aller.

Les deux autres ne dirent rien. Pour ce qui les concernait, ils auraient été incapables d'avoir un avis quelconque. Ils savaient qu'ils risquaient probablement leur vie, mais si Julien se croyait capable de leur servir de guide, ils n'avaient rien de mieux à proposer. Une nouvelle fois, ils passèrent d'une dalle à l'autre. Il ne leur arriva rien de fâcheux, mais lorsqu'ils regardèrent le Palais, celui-ci semblait s'être éloigné de plusieurs centaines de mètres et ils le voyaient maintenant d'une direction totalement différente. Ce fut Niil qui, le premier, rompit le silence médusé qui les avait saisis :

“C'est des klirks !

Comme les autres le regardaient sans comprendre, il expliqua :

“Les dalles ! C'est des klirks ! Peut-être pas toutes, mais la dernière, c'est sûr. On a voyagé sur une dalle beaucoup plus loin du Palais.

“J'ai jamais pris de klirk, protesta Ambar, mais je sais qu'il faut un Passeur pour les faire marcher.

“Julien est un Passeur !

“C'est vrai, Julien ?

“C'est ce qu'on prétend. Moi, je n'en sais rien.

Ambar le regardait avec, au fond de ses yeux noirs, une nuance nouvelle faite de respect mêlé de crainte. En même temps, il desserra son éteinte sur la main de Julien. Celui-ci, surpris et quelque peu peiné, se pencha pour se mettre à son niveau.

“Oh ! Ambar ! Qu'est-ce qu'il y a ? Je te fais peur ? Je te dégoûte ? J'ai des écailles ? Une queue fourchue ?

“Non, Noble Sire, mais vous savez, sur les quais, on raconte plein de choses sur les Passeurs et les Sorciers. Il va falloir que je m'habitue.

“Voilà que tu me redonnes du ''Noble sire'' maintenant ? Arrête tout de suite ces bêtises. Je ne sais pas ce qu'on raconte sur les quais, mais je te jure que je n'ai encore jamais mangé personne. Quoique, à la réflexion, si tu continues, je pourrais bien faire une exception. D'accord ?

Pour toute réponse, le gamin sourit et resserra son étreinte sur la main du Terrible Passeur Julien.

“À la bonne heure ! Maintenant, Niil, je crois que tu as raison, et quelqu'un qui viendrait ici sans un passeur n'aurait aucune chance d'avancer.

“Ça n'empêche pas qu'il doit y avoir des pièges, même pour un Passeur. Le Grand Livre des traditions...

“Je sais ! Je sais. Je suis sûr qu'on est entouré de pièges. Figure-toi que j'ai même l'impression de les sentir. C'est comme ça que je me décide à aller sur une dalle plutôt qu'une autre. Je ne sais pas comment ça marche, ni pourquoi, mais quelque chose me dit que je ne me tromperai pas.

“Prions les Puissances du R'hinz pour que tu aies raison, parce que si tu te trompes, on n'aura même pas le temps de te le reprocher.

Après ces parole réconfortantes, ils se remirent en route.


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Chapitre 23


Le Palais de l'Empereur


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Xarax


Trois ! Ils étaient trois et, contre toute attente, ils étaient en passe de réussir l'impossible. Les pièges étaient bien là pourtant, toujours prêts à détruire l'imprudent au moindre faux pas.

Mais ces trois là ne faisaient pas de faux pas. Après plus de trente sauts d'une dalle à l'autre, ils choisissaient toujours la bonne option.

Bientôt, s'ils continuaient à bénéficier de cette chance insensée, ils seraient aux portes du Palais.

Xarax ne pouvait plus replonger dans ses rêves. Xarax devait se réveiller complètement et faire de nouveau jouer ses articulations ankylosées. Xarax devait se préparer à brûler ses dernières forces pour ce qui serait sans doute son ultime bataille.

Xarax était un Haptir de Kretzlal.


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Il n'y avait plus de dalles. Ils étaient sur une pelouse parsemée de buissons bien entretenus dont les fleurs bleues répandaient un parfum agréable. Aucun mur de clôture n'était visible mais, à une dizaine de pas devant eux une arche élégante, faite d'une pierre verte translucide, semblait marquer l'entrée de l'enceinte du Palais.

“Je crois qu'on n' a pas le choix, déclara Julien, il faut entrer.

Ils s'avancèrent, craignant jusqu'au dernier instant quelque piège qu'ils n'auraient pas décelé, mais il franchirent sans encombre l'Arc de Jade. Aucun d'eux n'eut conscience que n'importe qui d'autre aurait immédiatement été haché menu par les lames dissimulées dans les montants joliment sculptés qu'ils admirèrent au passage d'un œil distrait.

Le jardin se prolongeait jusqu'au pied du mur du Palais. La surface de pierre blanche était percée de portes monumentale espacées d'une centaine de pas. Celle vers laquelle ils se dirigeaient était grande ouverte, ses vantaux de métal blanc, repoussés de part et d'autre de l'ouverture rectangulaire, n'avaient rien de particulier si ce n'était qu'ils étaient couverts de sculptures représentant d'étranges animaux et que ces animaux bougeaient ! Ils se poursuivaient sur toute la surface des vantaux et cependant, lorsque Julien se décida à poser un doigt hésitant sur une espèce de lapin, il ne ressentit que la froide dureté du métal immobile. Mais le plus singulier n'était pas cette œuvre d'art étonnante et Ambar exprima tout haut ce qui les tracassait vraiment :

“C'est curieux, non, qu'il n'y ait même pas un garde à la porte ?

“Curieux et inquiétant, renchérit Niil. L'empereur doit être gardé mieux que n'importe qui. Ça n'est pas normal.

Ils s'engagèrent dans le long corridor qui s'offrait à eux, leurs sandales bruissant sur le sol de pierre, jetant au passage un regard sur le ciel pas les hautes fenêtres découpées de chaque côté.


Ils parvinrent ainsi à une vaste salle ronde dont le sol de verre vous donnait l'impression de surplomber des profondeurs marines et produisait à chaque pas un murmure de ressac. Le plafond en coupole s'élevait à une hauteur vertigineuse. Il était percé tout autour d'une série d'ouvertures rondes qui laissaient entrer la lumière du soleil.

“J'espère qu'on va bientôt arriver dans une partie habitée, dit Julien. Cette espèce de Château de la Belle au Bois dormant commence à me donner la chair de poule.

“Quoi ?

“Ça n'a pas d'importance. Je suis d'avis de continuer jusqu'à ce qu'on trouve enfin quelqu'un. Même si les gardes nous attrapent, on pourra s'expliquer et prouver qu'on n'est pas des voleurs en train de faire un mauvais coup.


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Xarax


Toutes les alarmes résonnaient dans sa tête. L'ennemi était dans la place. Il était en train de traverser la Rotonde Océane. Xarax s'étira une dernière fois avant de s'élancer de toute la vitesse dont il était capable dans les galeries du Palais.

Xarax connaissait le Palais mieux que n'importe qui. Mieux que l'Empereur lui-même. Xarax allait fondre sur les intrus si vite qu'ils n'auraient même pas le temps d'arriver à la porte.

Et Xarax percevait aussi autre chose. Autre chose qui approchait et qui évoquait de pénibles souvenirs. Décidément, c'était un mauvais jour.

Xarax allait sûrement mourir, et ça c'était une bonne chose, mais ce qui se tramait dans le palais était mauvais au plus haut point. L'Empereur n'aimerait pas, non, si jamais il savait, il n'aimerait pas …

Xarax allait aussi vite qu'il le pouvait, mais la chose qui approchait, la chose plus redoutable encore que les intrus, cette chose était infiniment plus rapide que Xarax. La chose était déjà là. La chose était quatre.

Mais Xarax fonçait plus vite que jamais. Xarax n'avait pas peur.

Xarax était un Haptir de Kretzlal.


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