Chapitre 41


Retour au bercail


Il faisait nuit. Et il faisait frisquet. Heureusement, le tissu d'un lakh était remarquablement isotherme. Malgré tout, il n'était quand même pas idéal sur une côte normande, particulièrement venteuse. De plus il laissait les mollets nus et la coupe très ample favorisait les courants d'air. Cependant, Julien faillit pleurer de bonheur en reconnaissant l'odeur de la mer et l'herbe raide et piquante des dunes. Ils étaient à quelques dizaines de mètres de la maison de vacances de ses parents et même s'il n'y voyait pas grand chose, le mince croissant de lune qui se montrait entre les nuages qui défilaient donnait suffisamment de lumière pour se repérer.

Xarax, ça y est. On a réussi. On est chez moi !

Xarax était sûr que tu réussirais.

On va aller à la maison, c'est là bas.


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La porte s'ouvrit sur un Jacques Berthier hirsute, en pyjama bleu clair, dont on voyait tout de suite qu'il n'avait pas dormi correctement depuis un bon moment. Malgré tout, ce père, qui devait vivre un cauchemar depuis cinq jours, n'eut pas une seconde d'hésitation : il enleva son fils dans ses bras pour le serrer contre lui, au risque d'écraser Xarax si celui-ci avait été d'une nature plus fragile.

Mon chaton !

Son père ne l'avait plus appelé ainsi depuis des années ! L'usage de ce petit nom, combiné au soulagement de retrouver enfin la sécurité du foyer après les horreurs de l'En-Dehors suffit à briser les dernières résistances du garçon qui se mit à fondre en larmes.

Mon poussin !

Ça, c'était sa mère. D'habitude, il avait horreur qu'elle l'appelle ainsi et il tremblait toujours qu'elle ne le fasse un jours devant ses copains. Mais là, tout ce qui comptait, c'était d'entendre cette voix qui lui prouvait, plus que tout autre chose, que les cauchemars étaient finis. Cependant, Maman eut un mouvement de recul :

Mais, qu'est-ce que c'est que ça !?

Heu... C'est un haptir. Il ne te fera rien. Il n'est pas dangereux.

C'était le mensonge du siècle, mais ce n'était pas encore le moment de se lancer dans des explications détaillées. D'ailleurs Xarax qui, à-travers Julien, percevait parfaitement la situation, choisit cet instant pour sauter à terre et courir se dissimuler sous un meuble, alors qu'Ugo, énorme et noir, se précipitait sur son jeune maître retrouvé, non sans renverser au passage deux chaises dans la cuisine et le portemanteaux de l'entrée.

Cinq minutes s'écoulèrent ensuite dans la plus totale confusion, puis la famille se retrouva autour de la table de la cuisine où une tasse de chocolat fumait devant Julien. L'heure des questions avait sonné. Ce fut Jacques Berthier qui ouvrit la séance :

Julien, on est contents de te retrouver sain et sauf, mais on aimerait bien savoir ce qui t'est arrivé. D'autant qu'il a fallu prévenir les gendarmes. Ils vont demander des explications.

Remarque, intervint sa mère, si tu es trop fatigué, ça peut attendre demain.

Et puis, poursuivit son père, la psychologue a dit qu'il y aurait peut-être des choses dont tu préférerais ne pas parler avec nous. Si tu veux, elle pourra te recevoir dès que tu te sentiras...

Julien poussa un gros soupir.

Je n'ai pas besoin de psychologue. Je sais que j'ai l'air bizarre et que je suis habillé drôlement. Mais rassurez-vous, je ne suis pas fou et je n'ai pas été kidnappé par un sadique. Mais j'ai peur que vous ayez du mal à croire la vérité.

Il appela en tünnkeh :

Xarax ! Tu veux bien venir, s'il te plaît ?

Lorsque le haptir, malgré la répulsion visible de madame Berthier, se fut de nouveau installé sur son épaule, Julien poursuivit :

Vous voyez ce lézard qui s'accroche à mon cou ? Eh bien, ça n'est pas un lézard. C'est un haptir, et il vient d'un autre monde.

Devant le regard consterné de ses parents, il poursuivit :

Me regardez pas comme ça. Écoutez-moi. Et après, je vous prouverai que je ne vous raconte pas d'histoires.

Et durant plus d'une heure, Julien raconta ses aventures. Il y mit tout son cœur. Il parla du monde de Nüngen, d'Aleth et de ses tours. Il raconta l'horreur du naufrage dans le port. Il essaya de décrire le ghorr. Il manqua soudain de mots pour peindre la beauté irréelle du Palais de l'Empereur. Il parla de Niil, et d'Ambar, et d'Izkya ; et puis aussi de Xarax, bien sûr. Sa voix se brisa à l'évocation d'Aïn, qui l'avait sauvé durant ce qui avait sans doute été le dernier instant de son existence. Et quand il eut achevé son récit, levant les yeux, il rencontra le regard troublé de ses parents. Évidemment, ceux-ci ne parvenaient pas à se persuader que cette histoire à dormir debout était vraie. Quelque chose était arrivé à leur fils, c'était évident. Mais de là à admettre de but en blanc qu'il avait traversé l'univers et qu'il était, en plus, le maître d'un empire qui défiait l'imagination...

Julien ressentit une immense lassitude. Il n'avait plus envie de chercher à convaincre. Si ses parents refusaient de le croire et le prenaient pour un fou, tant pis.

C'est alors que Xarax déploya ses ailes et, après avoir fait le tour de la cuisine, s'abattit sur l'épaule d'un Papa qui n'en menait pas large.

Xarax montrer. Toi tenir main maman !

Xarax ne maîtrisait pas le français. Ces quelques mots mal assemblés étaient tout ce qu'il avait pu glaner, dans l'urgence du moment, dans l'esprit de Julien. Pourtant, Berthier s'exécuta sans tergiverser et saisit la main de sa femme. Cette voix qui résonnait dans sa tête n'admettait aucune discussion. Et c'est ainsi que les parents de Julien reçurent le récit du haptir.

Xarax ne leur parla pas, il leur fit partager ses propres souvenirs. Ils virent Julien debout, effrayé, minuscule et impuissant sous la vaste coupole de la Rotonde Océane du palais où un assassin gisait déjà. Il était pathétique et ses cheveux qui brillaient dans la lumière accentuaient sa terrible pâleur. Ils ressentirent, comme s'ils l'éprouvaient eux-mêmes, la surprise et le bonheur indicible de Xarax lorsqu'il reconnut, sous les traits de l'enfant, l'ami qu'il n'espérait plus jamais revoir. Avec lui, ils s'emparèrent d'une partie de l'esprit de leur fils, activant des mécanismes dont celui-ci ne soupçonnait même pas l'existence afin de lui permettre de puiser instantanément dans l'énergie disponible du Palais. Et ils éprouvèrent la même jubilation lorsque, prononçant les Mots de Pouvoir, Julien déchaîna un feu dévastateur, annihilant en un instant ceux qui croyaient en finir facilement avec lui et ses compagnons.

Puis la scène changea et, durant un bref et terrible instant, ils furent plongés dans l'horreur chaotique de l'En-Dehors. Ils perçurent les efforts désespérés de Julien pour résister à la folie et tenter de maintenir un semblant d'équilibre et de stabilité dans une réalité privée de toute logique. Ils sentirent comment le haptir s'employait patiemment à lui faire ressentir toute la douceur et la profondeur de ce lien qui l'unissait à cet ami qui était le maître absolu de sa vie. Ils reconnurent, dans ce don total, quelque chose de cet amour qu'ils ressentaient eux aussi pour leur enfant et comprirent que, comme eux, le haptir serait mort sans regret pour le sauver.

En un instant, sans même qu'ils eussent à se le dire, leur décision fut prise. Comment auraient-ils pu hésiter ? Certes, bien des choses leur échappaient dans cette histoire, mais la vie de leur fils avait changé et nul n'y pouvait plus rien. Leur rôle, à eux, c'était de lui apporter un soutien total. Si Julien devait affronter des dangers, ils seraient à ses côtés. Et il n'était pas question d'ajouter à son fardeau en l'accablant de questions auxquelles il était incapable de répondre.

Julien ne savait pas ce que Xarax venait de faire à ses parents, mais il perçut immédiatement le changement. Il n'était pas besoin d'explications. Il sut à cet instant qu'ils s'efforceraient de l'aider de toutes les manières possibles. Durant quelques secondes, le silence fut chargé d'une intense émotion, puis l'instant passa et la vie reprit un cours plus terre-à-terre. Il était deux heures du matin et Isabelle Berthier était une femme de bon sens.

De toute façon, dit-elle en étouffant un bâillement, on ne va pas régler ça maintenant. Je propose qu'on aille dormir. Je sens que je vais enfin passer une bonne nuit.

Heu... Maman, est-ce qu'Ugo pourrait rester dans ma chambre, s'il te plaît ?

Une femme de bon sens, certes, mais aussi fermement accrochée à un certain nombre de principes, au nombre desquels se trouvait l'absolue conviction que les fleurs dans une chambre de malade étaient à proscrire et qu'un chien dans une chambre à coucher était totalement anti-hygiénique. Il est difficile d'aller contre sa nature et un vieux réflexe lui fit aussitôt retrouver le ton d'une mère peu encline à céder aux caprices d'un gamin :

Voyons ! Tu sais bien que c'est malsain. Ugo a son panier dans l'entrée, comme d'habitude.

Je sais. Mais je crois que maintenant, il va dormir avec moi.

Comment !?

Julien soupira. Il était fatigué et il devait faire un gros effort pour ne pas répondre sur un ton qui aurait certainement déplu.

Maman, il est tard, et je pensais t'expliquer ça demain, mais Ugo n'est pas vraiment un chien.

Quoi !? Et qu'est-ce que c'est alors ? Je te rappelle que c'est moi qui l'ai acheté alors que tu n'étais encore qu'un bébé.

C'est vrai, mais je suis à peu près certain qu'Ugo est aussi un Passeur. En fait, il doit s'appeler Yol. Yol l'intrépide, même.

Écoute...

Mais Isabelle Berthier n'eut pas l'occasion de poursuivre. Ugo s'était mis à aboyer à plein volume, campé devant sa ''maîtresse'' comme s'il voulait confirmer ce qui venait d'être dit.

Chérie, je crois que le chien a quelque choses à nous dire.

Déjà, Xarax avait quitté l'épaule de Julien et s'approchait d'Ugo, soudain silencieux, qui le regardait avec une certaine appréhension. Puis le haptir posa une patte sur la patte avant du chien et ils demeurèrent silencieux pendant un temps qui parut fort long, mais qui ne dura guère plus de deux minutes. Enfin, Xarax reprit sa place sur l'épaule de Julien qui servit alors d'interprète.

Yol Yadilak Wondelil yin ek Brath, qu'on appelle aussi Yol l'Intrépide, remercie ceux qui l'on accueilli et hébergé durant toutes ces années où il ne pouvait pas dire qui il était. Il a été traité, nourri, aimé comme un membre de la famille et sa reconnaissance durera aussi longtemps qu'il vivra. Il dit que pour faire plaisir à Maman il veut bien dormir dans l'entrée comme d'habitude, mais qu'il aimerait aussi avoir l'occasion de parler à son ami Julien qui est aussi Yulmir, Empereur du R'hinz ka Aun li Nügen, Seigneur des Neuf Mondes et Gardien Unique des Pouvoirs et des Dons. Il dit aussi qu'il y a des années qu'il attend, même s'il n'espérait pas vraiment que Julien revienne un jour. Il ajoute qu'il fera son possible pour éviter de mettre des poils plein partout et s'abstiendra de monter sur le lit. Il précise aussi qu'il a été débarrassé avant-hier des quelques puces qui le tourmentaient.

Le regard d'Isabelle Berthier passait de son fils à son chien avec une expression d'incrédulité du plus haut comique, mais son mari eut le bon goût de ne pas éclater de rire. Au lieu de quoi, il s'adressa à Julien :

Évidemment, nous ne pouvions pas nous douter. Il est ici chez lui, bien sûr, et il fait comme bon lui semble. Si tu penses qu'il sera mieux avec toi, c'est très bien comme ça. J'espère seulement qu'un jour il nous racontera son histoire.

Merci, je suis sûr qu'il ne demande pas mieux.

Et... est-ce que Xarax comprend ce que je dis, là ?

Oui, il écoute dans ma tête. Il comprend ce que je comprends.

Eh bien, dit-il en regardant le haptir droit dans ses inquiétants yeux rouges, je voudrais profiter de l'occasion pour le remercier. Xarax, je vous dois la vie de mon seul enfant, rien ne pourra jamais rembourser cette dette.

Il dit, traduisit Julien, qu'il n'y a pas de dette. Grâce à toi et Maman, son ami Yulmir a de nouveau un corps et lui, Xarax, il a retrouvé une raison de vivre. Il dit que votre honneur est le sien. Vos amis sont ses amis et vos ennemis peuvent commencer à trembler.

Merci Xarax. Nous n'avons pas d'ennemis. À part, bien sûr, ajouta-t-il après un instant de réflexion, ceux qui cherchent à faire du mal à Julien, mais nous apprécions votre offre.

Il dit, c'est tout naturel. Et puis il aimerait bien parler avec Yol de ce qu'on va faire, maintenant. Il dit aussi qu'il va m'apprendre tout ce qu'il pourra, mais qu'il n'y a que Yol qui puisse me monter certaines choses. Mais d'abord, il faut que je me repose et, si ça vous convient, il vous souhaite une bonne nuit avec des rêves heureux et nous, on va aller se coucher.


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En retrouvant sa chambre, Julien éprouva un sentiment bizarre. Son lit étroit, manifestement conçu uniquement pour le sommeil “le sommeil d'un seul ! “le rappela brutalement à la réalité de sa perte. Alors qu'il n'avait pas pleuré d'être séparé de ses parents, l'idée qu'il ne reverrait peut-être jamais Ambar et Niil lui était insupportable. Ambar, surtout, lui manquait. Jamais encore il n'avait ressentit comme cela l'absence de quelqu'un. Ugo qui le regardait, conscient de sa détresse sans en connaître la cause, émit un petit gémissement de sympathie.


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Chapitre 42


Yol


Au petit déjeuner, en trempant ses tartines de beurre dans un bol de café au lait, Julien s'interrogeait toujours sur ce qu'il ressentait vraiment. Bien entendu, il était heureux d'être revenu sain et sauf à la maison, mais il ne pouvait nier qu'il serait volontiers retourné sur Nüngen, et pas seulement pour le bonheur de retrouver ses amis...

Il ne mange pas, euh... ton lézard ?

Xarax, Maman, il s'appelle Xarax. Et ça n'est pas un animal, c'est un haptir. En plus, c'est mon ami. Sans lui, je n'aurais jamais pu rentrer à la maison.

Pardonne-moi, je ne voulais pas être impolie. Tout de même, il a peut-être faim, non, ton ami ?

Dans son récit, Julien avait pudiquement passé sous silence les mœurs alimentaires de Xarax.

Il mange peu et il lui faut une nourriture spéciale.

Tu es sûr que tu pourras trouver ça chez nous ?

Tout-à-fait sûr, ne t'inquiète pas.

Et il reste tout le temps comme ça, sur ton épaule ? Remarque, il est plutôt joli, dans le genre coloré. Mais je ne crois pas que ce serait une bonne idée de sortir avec.

Rassure-toi, il n'a pas besoin de moi pour lui faire faire sa promenade. Il est assez grand pour sortir tout seul et s'arranger pour que personne ne le voie.

Et quand tu sortiras, il ne va pas s'ennuyer, tout seul à la maison ?

Julien soupira et entreprit de beurrer une autre tartine.

Pour l'instant, je n'ai pas vraiment besoin de sortir. Et de toute façon, il peut discuter avec Ugo. Ils ont sûrement des tas de choses à se dire. Tu te souviens qu'Ugo est aussi un Passeur, non ?

J'avoue que j'ai un peu de mal à suivre. J'espère qu'il ne va pas se vexer si je continue à lui donner des croquettes.

Je ne crois pas. C'est aussi un chien, tu sais. Mais je lui demanderai.

Jacques Berthier éclata de rire, s'étranglant du même coup sur sa gorgée de café.

C'est complètement surréaliste ! Bientôt, on va demander au poisson rouge s'il ne veut pas un peu de pastis dans son eau.


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Vautré sur le tapis, avec un haptir multicolore et un bouvier noir comme l'enfer, Julien, sous le regard résigné de ses parents, entreprit de se livrer à une séance de télépathie de groupe. En fait, Xarax servait de relais entre Ugo, qui était en réalité Yol Ladilak Wondelil yin ek Brath et Julien Berthier, qui était aussi Yulmir, Empereur du R'hinz ka aun li Nügen, Seigneur des Neuf Mondes, Gardien unique des Pouvoirs et des Dons. S'ils avaient pu communiquer directement, à la vitesse extrême d'un lien télépathique, les choses auraient été plus simples. Mais, prisonnier du corps d'un chien, Yol/Ugo n'avait plus ce pouvoir et Xarax devait patiemment servir d'intermédiaire. Et ce que Yol avait à dire était loin d'être simple.

Lorsque l'Empereur a disparu, tous les Passeurs se sont lancés à sa recherche. Il nous a fallu du temps pour comprendre qu'il n'était plus dans les Neuf Mondes. Les Miroirs de l'Empereur ont décidé de garder le secret tant qu'on n'aurait pas trouvé la raison de cette disparition. Mais ça n'a pas été facile. Des rumeurs ont tout de suite circulé. On murmurait que les Puissances du R'hinz étaient mécontentes, que les temps changeaient et que l'ordre ancien était ébranlé. On disait que, comme les saisons se succèdent, les Mondes devaient connaître des âges différents et que l'Âge de l'Empereur était révolu. Certains insinuaient que, bientôt, les Maîtres eux-mêmes allaient perdre leurs dons, qu'il viendrait un temps où l'on ne trouverait plus ni Maîtres de Santé ni Passeurs. Ces rumeurs se répandaient dans les tavernes de tous les mondes et personne ne savait qui était à leur origine. Mais les bruits ont peu à peu cessé d'être colportés lorsque les gens se sont rendu compte que rien ne changeait, qu'on pouvait toujours se faire soigner et continuer de voyager.

Pourtant, les Miroirs de l'Empereur et les Maîtres des Guildes savaient bien, eux, que la situation était grave. Si on ne retrouvait pas l'Empereur, ce qui n'avait été jusqu'alors que des rumeurs inquiétantes deviendrait une terrible réalité. La disparition de Yulmir, c'était le début de l'effondrement irrémédiable des Neuf Mondes. Le plus inquiet était le Premier Sire Aldegard. Il n'a pas cessé de nous pousser, nous, les Passeurs, à te chercher toujours plus loin, dans les endroits les plus improbables. On peut dire que nous avons passé les Neuf Mondes au peigne fin.

Ici, Julien, n'y tenant plus, interrompit le récit de Yol :

Mais, je ne comprends pas. Pourquoi est-ce que c'était si catastrophique ? D'accord, c'est embêtant que l'Empereur disparaisse. Mais quand même ! Et comment on fait quand il meurt ? Il faut bien s'en passer à ce moment là, non ?

L'Empereur ne meurt pas ! Jamais ! Enfin... pas vraiment. Il change de corps, c'est tout. Il y en a toujours plusieurs en réserve qui l'attendent dans la Chambre de Vie du Palais. Ce sont des corps sans esprit, sans conscience. Des corps qui vivent, mais qui ne sont personne. Ils sont semblables à l'Empereur. Ils sont issus de sa propre chair. C'est l'œuvre d'une science très ancienne qui utilise des techniques qui ressemblent un peu à ce qu'on commence à découvrir ici aussi, sur Terre.

Mais, ça n'est pas possible ! Il n'y a pas... enfin, je ne sais pas, mais je n'ai même pas vu d'appareils électriques, là-bas. Et pour faire ce genre de choses, il doit falloir tout un matériel...

Julien,tu confonds la technologie et la science. Il y a toujours plusieurs façons de faire une même chose. Et ce n'est pas parce qu'on n'utilise pas l'électricité pour les mêmes choses qu'ici qu'on ignore son existence à Aleth. Ne prends pas les gens des Neuf Mondes pour des primitifs. Notre civilisation – ta civilisation, en fait – est beaucoup plus ancienne que la plus ancienne des civilisations de la Terre. Crois-moi, depuis des milliers de cycles, l'Empereur – toi, Yulmir – passe de corps en corps et garde, pour tous, les Pouvoirs et les Dons.

Il en a toujours été ainsi. Et les Neuf Mondes sont plusieurs fois passés tout près de catastrophes terribles jusqu'à ce que les plus sages parmi ceux qui détenaient la puissance et le savoir décident d'en confier la clé au plus sage d'entre tous.

Depuis ce jour, il arrive qu'on se batte dans les Neuf Mondes, mais personne n'a le pouvoir de mettre les mondes eux-mêmes en danger. Depuis ce jour, l'Empereur a toujours empêché que quiconque fasse un usage inconsidéré du savoir ou de la technique.

Personne ne peut épuiser les réserves d'un monde sous prétexte de profit. Personne ne peut accaparer le savoir pour en faire un instrument d'oppression.

L'Empereur n'intervient jamais dans le gouvernement des Neuf Mondes. Il se contente, et c'est déjà beaucoup, de veiller à ce que les équilibres vitaux ne soient pas rompus.

Et c'est cet empereur que nous avions perdu.

Maintenant, je pense que tu as été victime d'un piège comme celui qu'à déclenché Aïn. Et ceux qui l'ont tendu ont bien failli réussir, si leur but était de priver les Neuf Mondes de leur Empereur. Ils savaient que te tuer ne servait à rien. Ils t'ont chassé à-travers l'En-Dehors.

Finalement, tous mes frères Passeurs ont fini par déclarer qu'il était impossible de te trouver dans les Neuf Mondes. Alors moi, Yol, je me suis dit que puisque tu n'étais pas mort “car si ç'avait été le cas, tu aurais immédiatement habité un de tes corps en attente – Si tu n'étais ni mort, donc,ni nulle part dans les Neuf Mondes, c'est que tu ne pouvais te trouver qu'au-delà de l'Univers Connu. Et je me suis mis à chercher. Et j'ai cherché longtemps ! J'ai parcouru l'En-Dehors plus loin et plus profond que personne ne l'avait jamais fait avant moi. J'ai vu tant d'horreurs et de merveilles que j'ai dû purger plusieurs fois ma mémoire pour ne pas perdre la raison.

Et puis j'ai fini par trouver quelque chose. C'était une vibration, comme l'écho d'un cri, et j'ai su que tu étais passé par là. J'ai eu beaucoup de mal à suivre cette trace. Je l'ai perdue plusieurs fois, mais j'ai fini par arriver jusqu'ici, jusqu'à ce monde inconnu, et je t'ai retrouvé. Ça n'a pas été difficile : ton esprit n'appartient pas à ce monde et il était la seule chose familière dans un chaos d'étrangeté.

Mais mon corps était à bout. Je n'avais plus guère qu'un souffle de vie. Alors j'ai fait ce qu'on nous conjure de ne jamais faire : au lieu de mourir et de me laisser emporter vers les Champs Bienheureux ou bien, peut-être, dans le Grand Vide Sans Forme, j'ai cherché un nouveau corps.

Et c'est là que le destin m'a trahi. Ou bien peut-être que c'est ma punition pour n'avoir pas laissé ma mort suivre son cours normal. Je me suis retrouvé dans le corps d'un chiot. C'est sans doute parce qu'un chien, c'est la forme de vie qui ressemble le plus à un passeur, ici. Et ce chien était tout proche de toi. Mais un chien, c'est terriblement limité. Un chien, ça ne parle pas, c'est presque en permanence dominé par ses sens, par ses instincts. Et par-dessus tout, un chien, ça n'est jamais libre, ça appartient à quelqu'un, ou bien on le pourchasse et on l'enferme avant de le tuer.

Voilà, c'est presque la fin de mon histoire. Une fois près de toi, il n'a pas été trop difficile d'établir le contact, d'entrer dans tes rêves et de réactiver une toute petite part de tes souvenirs. Je savais que l'essentiel, c'était de te renvoyer à Aleth. Ou même, simplement dans l'un des Neuf Mondes. Là-bas, tu retrouverais forcément ton identité. Quelqu'un te reconnaîtrait. Il suffirait que tu rencontres un Passeur pour qu'il se rende compte que tu avais quelque chose de bizarre et qu'il t'examine de plus près. Évidemment, si j'avais pu te parler comme je le fais maintenant, les choses auraient été plus faciles.

Quand tu es parti, tes vêtements sont restés. J'ai pensé les laisser là pour que la marée les emporte comme elle allait effacer le klirk, mais j'ai réalisé qu'on te croirait mort, sans aucun doute possible. Je ne voulais pas faire ça à nos parents. Alors je suis allé les enterrer loin d'ici, dans les dunes avant de revenir à la maison.

Je ne pensais pas te revoir jamais. Je savais que tu ne pourrais pas risquer un tel voyage dans le seul but de me retrouver et je suis terriblement désolé de la catastrophe qui s'est de nouveau produite. Mais je ne peux m'empêcher d'être heureux que tu sois ici et, avec l'aide de Xarax, nous allons pouvoir mieux organiser ton retour dans le R'hinz.


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