Chapitre 47


Jamais, dans ses rêves les plus fous...


Ce n'est pas une envie d'uriner qui réveilla Julien. Quelqu'un, entre ses jambes, déployait une activité qui ne souffrait aucune équivoque. Son jeune compagnon de lit n'était pas un petit monstre égoïste. En jeune Dvârien bien élevé, il savait qu'il n'est pas bien de recevoir du plaisir sans faire au moins un effort pour en donner aussi. Apparemment, il s'employait maintenant à réparer son insuffisance de la veille et il y mettait tout l'enthousiasme dont il était capable. Il y démontrait aussi une science qui faisait honneur à ceux qui l'avaient instruit.

Il lui fallut cinq bonnes minutes pour récupérer. Lorsqu'il eut retrouvé une respiration normale et des idées à peu près cohérentes, il installa l'enfant sur son ventre et l'enserra dans ses bras.

“Merci Dillik. Tu es vraiment très gentil.

“C'est normal, hier soir, je me suis endormi.

“Eh bien, moi aussi je me suis endormi, juste un peu après toi.

“Tu t'es endormi sans rien faire ?

“Oui. J'étais bien, comme ça, avec toi dans mes bras.

“Tu m'aimes bien ?

“Oui.

“Mais tu vas quand même partir bientôt.

“Je suis obligé, il faut que je retourne chez moi.

“Quand est-ce que tu t'en vas ?

“Demain. Je vais prendre un passage sur l'Étoile de Kenndril.

“Tu peux pas rester un peu ?

“Non, ça n'est vraiment pas possible.

“Et tu reviendras, un jour ?

Julien réfléchit un moment. Le souvenir de quelques promesses non tenues par des adultes l'incitait à la prudence.

“Écoute, je te promets de revenir si je peux. Je ne suis pas certain de pouvoir, mais je te promets d'essayer. Ça te va ?

“Tu vas vraiment essayer ?

“Oui.

“Alors, ça va. Et... en attendant que le premier repas soit prêt... tu veux bien...

Julien voulait bien.


oo0oo


Ils prirent ensemble un petit déjeuner somptueux dans la salle presque vide. L'aubergiste était tout sourires, et Julien tremblait qu'elle ne lui demande comment s'était passée la nuit, mais Maîtresse Nardik savait se tenir. Elle offrit toutefois au garçon rosissant (bon sang, il devait bien exister un moyen de s'empêcher de rougir !) l'usage de la salle d'eau privée de la famille puisque ''vous en faites un peu partie, maintenant''. Malgré sa gêne, Julien accepta avec reconnaissance, soulagé malgré tout de ne pas devoir subir de nouveau les attentions touchantes (quel que soit le sens qu'on pouvait donner à cet adjectif), mais embarrassantes du Maître des Bains. Dillik aurait volontiers tenu compagnie à son héros pendant toute la journée, mais sa mère lui rappela qu'il devait passer la matinée à l'école et aider à servir les clients à midi. Mais si le Jeune Maître voulait bien s'encombrer d'un morveux inutile cet après-midi, c'était son affaire et elle n'y verrait, pour sa part, rien à redire.

C'est donc seul que Julien marcha, dans le soleil éblouissant du matin glacial, jusqu'au Quai nord où l'Étoile de Kenndril, toutes cales ouvertes, embarquait son chargement. C'était un vaisseau à deux mâts, l'équivalent d'une belle goélette d'une quarantaine de mètres auquel un gréement longitudinal permettait sans doute de naviguer au plus près du vent, condition indispensable pour qui souhaitait naviguer entre d'innombrables îles sans devoir dépendre d'un vent portant. Un premier lieutenant affairé le reçut entre deux vérifications des bordereaux de chargement. Il l'inscrivit sur la liste des passagers, encaissa le prix du passage et l'informa que, pour un ngultchoung et douze sangs de plus, il pourrait bénéficier d'une couchette dans une cabine double ou bien dormir gratuitement sur le pont ou dans le poste avec l'équipage. Il choisit la cabine. On lui précisa aussi que l'appareillage se ferait avec la marée et on lui rappela que ''la marée n'attend pas''. Il passa le reste de la matinée à déambuler dans le bourg et entra dans une boutique offrant un invraisemblable assortiment d'objets étranges avec l'idée d'y jeter un simple coup d'œil. Il en ressortit avec sous le bras un rouleau bien serré contenant un magnifique cerf-volant de soie gommée en forme de haptir. Il portait aussi, dans un petit sac de toile brune, une fort jolie poupée, d'allure extravagante, dont le marchand l'assura qu'elle ravirait n'importe quelle petite fille.

Il attendit, pour offrir ses cadeaux, d'avoir pris son repas, servi par un Dillik jaloux, avide de satisfaire ses moindres désirs, et qui décourageait sournoisement sa petite sœur d'approcher de sa table. L'apparition de la poupée merveilleuse dissipa heureusement les nuages qui menaçaient l'harmonie fraternelle, alors que le cerf-volant lui valut un baiser mouillé sur la joue et une une proposition quasi-péremptoire d'aller l'essayer sur la colline. Il fut aussi dûment grondé par Maîtresse Nardik. Avait-on idée de faire pareilles folies ! Vraiment, non, il n'aurait pas dû.

Et bien sûr, ils grimpèrent les lacets de la route jusqu'au sommet de la colline où le vent coupant fit monter très, très haut le haptir éclatant, sa longue queue claquant parfois avec un bruit sec qui ponctuait le tintement presque inaudible de trois minuscules clochettes d'argent.

“Qu'est-ce qu'il est beau ! Je vais l'appeler...

“Xarax. Appelle-le Xarax. Pour me faire plaisir.

“C'est un drôle de nom.

“C'est le nom d'un ami.

“J'aimerais bien en voir un pour de vrai, de haptir.

“Qui sait, peut-être que tu en rencontreras un, un jour.

“Pour ça, il faudrait que j'aille sur Kretzlal. Et puis, ils sont vraiment dangereux. Personne peut tuer un haptir ! Tu en as déjà vu un, toi ?

“Je ne suis jamais allé sur Kretzlal.

“Évidemment, il n'y a que les Nobles Sires qui vont sur les Mondes.

“Tu crois ?

“C'est mon papa qui me l'a dit.

“Alors, il a sûrement raison.

“Mais il m'a dit aussi que de naviguer sur la mer, c'est encore mieux !

“Et c'est ce que tu veux faire, plus tard ?

“Oui, je veux être capitaine de trankenn. C'est pour ça qu'il faut que j'étudie bien à l'école. J'y vais presque tous les jours. Je sais déjà lire et un peu écrire. Et... je peux dormir avec toi ce soir ? Tu veux bien ?

Julien éclata de rire. Passer du coq à l'âne avec un tel naturel tenait du génie !

oo0oo


Le soleil commençait à baisser vers l'horizon lorsqu'ils rentrèrent à l'auberge. Sur la suggestion de Maîtresse Nardik, ils utilisèrent la salle d'eau qui, si elle n'offrait pas le luxe sybarite de la Tour des Bakhtars, permettait quand même des ébats distrayants. Il semblait bien qu'un garçon, dans ce coin béni des dieux, ne pouvait décemment laisser passer une occasion de se livrer à la luxure, et c'est un Julien à la fois repu et affamé qui s'installa pour son repas du soir. Ils eurent de nouveau la bénédiction d'une Maman ravie pour une nuit de débauche qui consista surtout en un long câlin presque chaste... sauf peut-être pendant les dix dernières minutes.

Xarax, fidèle à sa promesse, fit une visite nocturne. Il dut cette fois réveiller Julien, béatement immergé dans les eaux profondes d'un sommeil bienheureux avec, dans ses bras, un Dillik angélique qui bavait doucement sur son épaule. Cette fois, seule la lumière d'un mince croissant de lune dispersait un peu l'obscurité.

Xarax est venu pour te dire que tout va bien. Yol commence à s'habituer à la vie sauvage.

Transmets-lui mon amitié et dis-lui que j'ai hâte de le revoir. Mon bateau doit arriver après-demain à Ksantir. Ça n'est vraiment pas très loin. Juste une nuit en mer.

Je lui dirai, ça lui fera plaisir. Lui, au train où il va, il lui faudra deux jours de plus.

Pardon ! C'est vrai qu'à-travers bois, ça doit être terriblement difficile.

Je vois que le petit garçon est toujours là. On dirait qu'il t'aime bien.

Oui. Tu sais qu'il rêve de rencontrer un haptir ?

Vraiment ? Malheureusement, on ne peut pas exaucer son souhait. Mais si tu veux, je peux faire quelque chose pour lui.

Xarax, tu ne cessera jamais de m'étonner.

Si tu es d'accord, je vais poser une patte sur lui et je vais faire comme pour tes parents, je vais lui montrer le monde comme je le vois. Il aura l'impression d'être un haptir. Ce sera certainement un rêve dont il se souviendra longtemps. Mais pour ça, il faut que je le réveille. Il croira avoir rêvé, et moi je m'en irai discrètement. C'est pourquoi je te dis au revoir maintenant.

Xarax bougea légèrement sur l'oreiller, rompant le contact avec Julien et demeura immobile durant un peu plus d'une minute avant de filer comme un fantôme.

“Anhel ! Anhel ! Tu dors ?

Julien prit la voix de quelqu'un qu'on tire en pleine nuit d'un sommeil profond :

“Hein ? Non, maintenant je ne dors plus. Qu'est-ce qu'il y a ? Tu es malade ?

“Non ! Non ! J'ai fait un rêve !

“Tu as fait un cauchemar ? Tu as eu peur ?

“Mais non ! C'est le plus beau rêve de ma vie. J'étais un Haptir !

“Non !

“Si ! Et je volais ! Ça a duré longtemps. Je faisais des acrobaties en l'air, et je sentais mes ailes ! Et je volais au-dessus du Palais de l'Empereur !

“Non !

“Si ! Je t'assure ! C'était... c'était si beau que je peux pas le dire. Tu as déjà vu des images du Palais ?

“Bien sûr.

“Eh ben, c'était encore mille fois plus beau. Je suis sûr que le Palais il est comme ça, en vrai.

“Tu crois ? Vraiment ?

“J'en suis sûr. C'est comme si je l'avais vu pour de vrai. Et je volais entre les tours du Palais. Tu crois que c'est à cause de ton cerf-volant que j'ai fait ce rêve ?

“Qui sait ? Tiens, je vais te dire ce que je crois. Celui qui l'a fabriqué, dans une île de l'autre côté du monde, était un très vieil artisan. Il réussissait particulièrement bien les cerf-volants en forme de haptir parce qu'il en avait rencontré un quand il n'était encore qu'un petit garçon. Le haptir en question était tombé à ses pieds, frappé par une étoile tombée du ciel. Une chose comme ça n'avait pratiquement aucune chance de se produire, mais un puissant Sorcier Noir en voulait au haptir, et c'est lui qui avait fait ça. Le haptir était à moitié mort, il était tombé de très haut, et il avait une aile presque détruite. Si ç'avait été une des petites ailes pour la vitesse, il aurait pu encore s'arranger, mais c'était une des grandes ailes pour planer et il ne pourrait plus jamais voler. Il était condamné à ramper sur le sol et, pour un haptir, il n'y a rien de plus terrible. Mais le petit garçon, qui avait toujours rêvé de voir un haptir pour de vrai, au lieu de s'enfuir, de peur de se faire mordre par les dents empoisonnées du haptir, le cacha dans un endroit secret où il aimait venir tout seul pour s'inventer des histoires. Le petit garçon ne faisait pas que rêver et inventer des histoires, il avait un Don. Pas simplement du talent, non, un vrai Don magique pour fabriquer des cerf-volants. Déjà on venait des villages alentour pour en acheter et tous les enfants de la région insistaient pour en avoir. Alors, pendant que le haptir se remettait doucement de sa chute, le jeune garçon entreprit de réparer l'aile endommagée. N'importe qui d'autre n'aurait pas eu la moindre chance de réussir, mais lui, il avait un Don si puissant, et il voulait tellement que le haptir puisse voler de nouveau qu'un jour, alors qu'il collait le dernier petit morceau de soie du dernier pli de l'aile, son travail devint vivant. Ce n'était plus un assemblage de bois et de tissu, c'étaient les os souples et résistants comme l'acier, et la peau multicolore d'un haptir enfin guéri. Bien sûr, le haptir devint l'ami du petit garçon et pour le remercier de lui avoir rendu son aile, il lui fit un cadeau. Il lui enseigna un sort à tisser dans la soie de ses cerf-volants pour que tout garçon qui aimait vraiment les haptirs, qui les aimait suffisamment pour avoir réellement envie d'en rencontrer un malgré le danger, pour que cet enfant fasse une fois, une seule fois dans toute sa vie, un rêve merveilleux. Un rêve plus vrai que tout ce qu'il avait jamais vécu. Un rêve tellement vivant qu'il s'en souviendrait toujours. Un rêve où il serait réellement, pendant quelques moments inoubliables, un véritable haptir de Kretzlal. Je crois, tu vois, que je suis tombé par hasard sur un de ces cerf-volants magiques, sans doute le dernier qui existe encore, et que toi, tu aimes suffisamment les haptirs pour que le sort du haptir ait fonctionné pour toi.

“Anhel.

“Oui ?

“Merci.


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Chapitre 48


L'Étoile de Kenndril


Le temps était beau, certes, et le vent n'était après tout que ce qu'un marin pouvait souhaiter de mieux : une jolie brise. Mais cette jolie brise de grand beau temps, soufflant directement contre un fort courant, soulevait une mer hachée, irrégulière, et qui imprimait au bateau des soubresauts à la fois mous et brutaux. Julien, malgré le froid qui commençait à l'engourdir, n'osait pas descendre jusqu'à sa cabine pour enfiler une couche supplémentaire de vêtements. Il reconnaissait cette salivation malsaine, cette transpiration froide, cette vague migraine, et ce sentiment que la vie ne valait pas la peine d'être vécue. C'étaient les premiers symptômes de l'infâme mal de mer. Il savait que dans quelques minutes, au plus tard, il allait rejeter à la mer un excellent petit déjeuner. Il avait espéré éviter cette épreuve malgré l'absence dans ce monde de toute pharmacie capable de lui fournir les cachets de ''Nautamine'' qu'il prenait d'habitude avant de s'élancer sur les flots bleus. D'accord, ça vous assommait un peu pendant quelques heures, mais ça laissait à votre oreille interne le loisir de s'acclimater. Il se pencha par dessus la lisse et songea que si les choses continuaient à se dégrader, il pourrait heureusement se jeter à l'eau. Par ce froid, au moins, la mort serait rapide. Sans compter qu'avec un peu de chance, il serait happé par l'équivalent local d'un requin.

Ça y est ! Le petit déjeuner était évacué. Comment des choses parfaitement délicieuses à la descente pouvaient-elles avoir un goût aussi horrible lorsqu'elles remontaient ? Il plaignait sincèrement les vaches qui devaient sans cesse ruminer.

“Ça va pas, gamin ?

“???

“Ben mon gars, t'es tout vert. Tu me reconnais pas ?

“???

“Tenntchouk ! Tu nous a payé à boire à Gradik et à moi ! Même que c'était drôlement correct de ta part, vu qu'on t'avait un peu fait cavaler.

Du fond de sa misère, Julien se rappela l'incident. Une vague lueur de reconnaissance dut passer dans son regard car le marin sourit.

“T'as plus le pied marin hein ? T'es resté trop longtemps à terre. Bouge pas, j'm'en vais chercher quèqu'chose pour te couper le mal.

Bouger ! Il en aurait été incapable. La seule action qu'il se sentait encore la force d'accomplir était de rendre son dernier soupir. Le marin revint bientôt et lui présenta une sorte de bonbon.

“Tiens, suce ça. L'avale pas, hein !

C'était bien un bonbon. Mais un bonbon fortement parfumé d'arômes de plantes qui paraissaient se diffuser partout dans son corps, dissipant aussitôt l'affreux malaise.

“Tu le recraches dès que tu sens que ça va mieux, hein ! Sans ça, tu vas être saoul comme un matelot en fin de campagne.

À regret, Julien recracha la petite sphère sucrée.

“Merci, Honorable Tenntchouk. Je...

“Tu vas pas me traiter d'Honorable, quand même ! Allez, lève-toi, je vais te conduire à ta cabine. Tu feras une petite sieste et tu te réveilleras en pleine for...

“Tenntchouk ! On ne vous a pas engagé pour bavarder avec les passagers ! Retournez à votre poste !

La voix malveillante était clairement destinée à blesser et Julien vit que le marin s'apprêtait à répondre à la provocation. Il posa sa main sur le bras de son sauveur.

“Ne dites rien. Il n'attend que ça.

Avec un soupir, Tenntchouk se détourna et, sans un mot, s'en fut vers l'avant. Mais le lieutenant, ou quel que fût son rang dans la hiérarchie du vaisseau, s'approcha de Julien qui put alors constater que l'homme portait les Marques d'une Noble Maison.

“Mon garçon, le fait de payer votre passage ne vous donne pas licence pour distraire l'équipage de sa tâche. Nous n'encourageons pas ce genre de familiarité pendant le service. Est-ce clair ?

“C'est parfaitement clair, Noble sire.

“Et... Votre sac a été porté dans le poste d'équipage. Le Noble Fils Dalek, des Artaks, ne souhaite pas partager sa cabine avec un sans-famille. Bien-entendu, le supplément que vous avez versé vous sera intégralement remboursé.

Julien se dit que si le Noble Fils Dalek était moitié aussi puant que le spécimen qu'il avait devant lui, il aurait volontiers payé un supplément pour s'épargner sa compagnie. Cependant, il ne laissa rien paraître de son aversion et se contenta d'un ''Merci, Noble Sire'' murmuré sur le ton du plus profond respect.

Le poste d'équipage occupait un espace assez grand, entièrement tapissé des deux côtés de couchettes superposées sur quatre niveaux. Une longue table de bois poli, munie des sempiternels rebords anti-roulis, courait au milieu sur presque toute la longueur, traversée au tiers par l'épaisse colonne du mât de misaine qui s'enfonçait ensuite dans le pont pour traverser la cale et s'appuyer sur la quille. La lumière venait de grandes ouvertures vitrées percées dans le pont supérieur et donnait à l'ensemble un aspect plutôt avenant. Julien récupéra son sac et le déposa dans une couchette libre où il s'installa ensuite pour suivre le conseil du marin.


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Il se réveilla, totalement reposé, devant la figure réjouie d'un homme qu'il reconnut immédiatement.

“Gradik ! Bonjour.

“Ben mon gars, t'as l'air d'aller mieux. J'suis venu t'voir tout-à-l'heure, quand mon matelot y m'a dit où qu't'étais. Tu dormais comme un bébé.

Julien se leva et constata avec soulagement que les mouvements du navire ne le dérangeaient plus du tout.

“Alors comme ça, y paraît qu'l'aut' salaud y t'a viré d'ta cabine ?

“Ça n'est pas grave. Et puis, entre nous, je crois que je préfère votre compagnie à celle d'un Noble Sire.

“T'as raison, va. Faut dire que çui-là, il est premier choix, comme on dit. Nandrouk, des Ksantiris, qu'y s'appelle. Que son père il est un des propriétaires de la Compagnie. Il l'a fait embarquer pour qu'il apprenne. Mais si tu veux mon avis, c'est peine perdue, il est pourri jusqu'à l'os.

“Vous voulez dire que c'est un des fils du Premier Sire ?

“Pas exactement, mais pour nous, c'est tout comme. C'est le fils troisième de Dehal, qu'est marié avec une cousine du Sire Ylavan.

Vue de ce côté, la Noblesse des Neuf Mondes présentait des aspects nettement moins reluisants.

“Je ne voudrais pas que vous ayez des ennuis. Retournez à votre poste.

“T'es gentil de te soucier comme ça, mais je suis pas de quart, pour le moment. Tu veux que je te fasse visiter la barque ? L'autre enflure, il est dans sa cabine et il en sortira pas avant son quart. Qu'on se demande ce qu'y peut bien foutre toute la sainte journée comme ça, tout seul. Mais tu me diras, c'est pas nos affaires.

Ils visitèrent donc le navire. De la quille à la pomme de mât, littéralement. Ils croisèrent même le capitaine qui les gratifia d'un signe de tête bienveillant, peut-être parce qu'il ne portait pas de Marques, lui non plus. Julien avait déjà navigué, et tous les voiliers ont des choses en commun, mais un monde séparait les coques de noix de cinq ou six mètres des amis de ses parents et ce navire racé, aboutissement de milliers d'années d'évolution maritime. Et lorsqu'il eut vaincu une appréhension bien excusable, il fut guidé par un Gradik empressé jusqu'au plus haut du grand mât où il toucha d'une main qui tremblait un peu la fameuse pomme de mât.

“Ben voilà, matelot, t'es vraiment du navire. Et je vais devoir payer un coup à Tenntchouk. Il avait parié que t'y arriverais.

“Et vous, vous pensiez que je n'en serais pas capable ?

“Ben, j'en étais pas, comme qui dirait, absolument certain.

“Mais je n'y serais jamais arrivé sans vous, Gradik. C'est moi qui paye à boire en arrivant à Ksantir.

“Bon, comme tu veux. Maintenant, y faut descendre et y a deux façons. La première c'est de descendre dans les enfléchures, comme avec une échelle. C'est un peu, comme qui dirait une façon de demoiselle, mais pour une première fois...

“Et l'autre façon ?

L'œil de Gradik s'alluma.

“Ben, c'est de faire comme les marins et de glisser le long du faux étai. Évidemment, faut pas glisser trop vite, sans ça, on se brûle et on risque de lâcher. Le truc, c'est de bien serrer avec les jambes et de régler sa vitesse comme ça.

Le faux étai en question était un câble épais comme le poignet qui plongeait en pente raide vers le pont une quarantaine de mètres plus bas.

“Est-ce que j'ai l'air d'une demoiselle, Gradik ?

“Ben, à part que t'es bien aussi joli, non, je crois pas.

“Alors il va falloir que je fasse comme les marins.

Et il le fit. Peut-être pas avec la grâce désinvolte d'un mousse, mais avec suffisamment de courage et de prudence pour arriver en bas sans encombre et en ayant conservé la peau de ses mains. Gradik atterrit avec un choc sourd quelques secondes après lui et le félicita.

“Bravo gamin ! Et là, j'insiste. C'est moi qui paye à boire !

Le voyage se déroula sans encombre. Les quelques autres passagers étaient des marchands et des artisans qui voyageaient en cabine et prenaient donc leur repas au carré, avec les officiers. Julien se retrouvait donc seul en compagnie d'un groupe de marins étonnamment prévenants malgré leurs manières bourrues. Son expédition en tête de mât était bien-sûr connue de tous et lui valait un respect affectueux qui lui réchauffa le cœur. Et lorsqu'on sut qu'il était un ami, presque de la famille, de Maîtresse Nardik, de Kardenang, on cessa de lui poser des questions indiscrètes pour le régaler d'un nombre invraisemblables d'histoires de marins dont on pouvait même soupçonner que certaines contenaient une parcelle de vérité. Plusieurs de ces rudes nautoniers se seraient sans doute dévoués pour lui tenir compagnie et chasser la froidure de la nuit, mais comme il n'envoyait aucun des signaux habituels, ils se résignèrent à ne le dévêtir qu'en rêve.


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