Chapitre 51


Il était un petit navire...


Ils quittèrent leur clos avant l'aube. Il était inutile de se faire bêtement cueillir par une patrouille de routine venue demander si on avait aperçu le dangereux évadé du Palais. Pendant que les deux marins s'en allaient dépenser sa fortune, Julien se dirigeait vers les collines qui surplombaient les faubourgs au sud de la ville. Xarax était parti localiser Yol. Il avait bien suggéré qu'il pourrait surveiller discrètement Tenntchouk et Gradik, mais Julien s'y était fermement opposé. C'était la première fois qu'il était en désaccord avec le haptir et celui-ci avait grossièrement insisté :

Xarax pense que c'est imprudent. Tu ne leur a même pas fait prêter le serment d'allégeance !

Avec eux, ça ne marche pas comme ça. Et puis, j'en ai un peu assez d'obliger les gens à faire ce que je veux. Si on m'aide, je veux que ce soit parce qu'on m'aime bien, ou parce qu'on trouve que ce que je demande est juste.

Ce n'est pas comme ça qu'on gouverne le R'hinz.

Peut-être, je n'en sais rien. Mais c'est comme ça que je me conduis avec mes amis.

Et s'ils te trahissent ? Tu leur a confié plus d'or qu'il n'en gagneront dans toute leur existence ! Après tout, c'est une énorme tentation !

S'ils me trahissent, je n'aurai à m'en prendre qu'à moi. C'est que je suis incapable de juger les hommes et en plus, que je les aurai mis dans une situation qu'ils ne peuvent pas affronter. Ce sera entièrement de ma faute. De toute façon, ça prouvera que je ne vaux pas grand chose pour diriger les gens. À plus forte raison un empire !

Mais tu ne peux pas te permettre d'échouer ! Tu es responsable du R'hinz !

Si tu veux que je fasse mon devoir, laisse-moi le faire à ma façon. Je te suis vraiment reconnaissant de ce que tu as fait pour moi. Je t'aime beaucoup. Je te considère comme mon ami. Mais je ne suis pas une marionnette. Si tu essaies de m'obliger, tu vas tout gâcher.

Xarax n'essaie pas de te contraindre.

Alors c'est bien. Les choses sont claires entre nous. Quand on n'est pas d'accord sur quelque chose, on en discute, j'écoute attentivement ton avis, mais c'est moi qui décide. Je sais que tu es sans doute plus sage que moi, mais crois-moi, ça ne peut pas marcher autrement. Et je veux encore autre chose.

Tu es le Maître, il te suffit de demander.

Ne le prends pas comme ça. S'il te plaît.

Pardon.

Je veux que tu me promettes de ne jamais manipuler mon esprit ou mes émotions pour me convaincre. Même si c'est pour ce que tu crois être le bien de l'Empire. Je commence à avoir une idée de ce dont tu es capable. Je l'ai senti dans l'En-Dehors et je t'ai vu agir avec mes parents. Je veux être sûr que tu ne me feras jamais un coup de ce genre. Tu peux m'apaiser, m'empêcher de pisser de trouille, tout ce que tu voudras, mais ne joue jamais avec mon jugement ou ma volonté. Dis moi simplement oui ou non. Je n'ai pas besoin de serments. J'ai confiance en ta parole, comme j'ai confiance en nos deux marins. Alors, on est d'accord ?

Oui.

Xarax s'était alors envolé. Laissant Julien à ses réflexions. Son désaccord avec le haptir le laissait mal à l'aise. Toute sa vie, il s'était arrangé pour éviter les conflits. Il voulait qu'on l'aime et détestait rester fâché avec qui que ce fût. Mais depuis le début de ses aventures, il constatait que de plus en plus de choses lui échappaient. Il avait déjà dû s'opposer, plus ou moins ouvertement, à la volonté de gens qui s'attendaient à ce qu'il suive docilement leurs suggestions. Jusqu'à présent, il s'agissait de points relativement mineurs. Mais il sentait que les choses n'en resteraient pas là. Il arrivait, tel un chien dans un jeu de quilles, et ça ne pouvait que déplaire à bien du monde. Le fait que Xarax lui-même ait été en désaccord avec sa façon de traiter les marins n'était pas en soi un problème. Ce qui était préoccupant, c'est qu'il ne s'était visiblement pas attendu à ce que Julien ait même l'idée de contester son point de vue. Il fallait espérer qu'il comprendrait que Julien n'avait pas l'intention de se plier à toutes ses exigences sous prétexte qu'on avait toujours fait comme ça avant. Sans quoi, la vie allait devenir très compliquée.

Julien, sur le conseil de Xarax un peu plus tôt, avait très vite quitté la route pour s'engager dans un chemin qui s'enfonçait parmi une végétation épineuse rappelant désagréablement celle qu'il avait dû affronter à son arrivée sur Dvârinn. Il espérait sincèrement qu'il n'aurait pas à le quitter pour s'engager dans les fourrés. Il portait son sac à dos, et son nagtri était accroché à sa ceinture sous son caban. Il faisait toujours passablement froid, mais le soleil tapait suffisamment pour qu'il éprouve le besoin de garder son vêtement ouvert. La pente n'était pas très raide, mais il devait quand même fournir un effort soutenu. Heureusement, les chaussures qu'il avait reçues en remplacement de ses ''Pataugas'' étaient remarquablement souples et adaptées à la marche en campagne. L'absence d'insectes ne l'étonnait pas. En général, le froid ne leur est guère propice et il supposait que cette règle valait aussi sur Dvârinn. Quelques volatiles planaient très haut dans le ciel et il n'avait pas vraiment pu les observer. Un vent assez fort soufflait toujours et il était naturellement plus perceptible à mesure qu'il s'élevait. Il pensait que ce vent persistant était la raison de l'absence dans ce même ciel des volebulles omniprésents sur Nüngen et il s'en réjouissait. La perspective de devoir se cacher de patrouilles aériennes n'avait rien de très séduisant.

Il marcha encore une bonne demi-heure dans un paysage de plus en plus encombré d'énormes blocs de roches et envisageait sérieusement de faire une pause lorsque Xarax le rejoignit.

Xarax a retrouvé Yol. Il n'est plus très loin maintenant. Mais il est fatigué et il a mal aux pattes. Xarax pense qu'il va lui apporter une ou deux de tes rations de combat. Il manque aussi d'eau, mais il faudra qu'il attende que tu arrives. Xarax pourrait transporter un de tes bidons, il pourrais même l'ouvrir avec ses griffes, mais il en perdrait la plus grande partie faute d'un récipient pour boire.

Tu pourrais peut-être emporter une timbale aussi ? Ça n'est pas bien lourd.

Tu imagines Xarax en train de remplir une timbale ?

Non, tu as raison. Je vais me dépêcher de le rejoindre. Apporte-lui déjà à manger.

Je vais le guider jusqu'au bord du chemin et je reviendrai. Il nous attendra là.

Le pauvre Yol était dans un état pitoyable. Il essayait bien de faire bonne figure, allant jusqu'à trottiner au-devant de Julien mais, même à distance, on voyait qu'il était raide et que chaque pas devait lui coûter. Julien se précipita vers lui et, tombant à genoux, serra contre lui son compagnon de toujours.

“Julien ! Je ne savais pas que j'étais si vieux.

La voix qui sortait du collier n'avait plus rien d'artificiel. D'une façon qu'on n'aurait pu expliquer, c'était vraiment la voix d'Ugo, qui était aussi Yol. Une voix chaude, empreinte à la fois de la sagesse du Passeur et de l'affection confiante du chien.

“Ugo, c'est fini maintenant. Je vais m'occuper de toi.

Après l'avoir abreuvé, il entreprit de nettoyer les plaies de ses pattes dont les coussinets meurtris témoignaient de l'extrême difficulté du trajet. Il sacrifia ensuite quatre paires de chaussettes à confectionner des sortes de chaussons dont il espérait qu'ils tiendraient jusqu'à l'embarquement. Puis il passa encore une heure à débarrasser le poil sale de toutes les brindilles et autres épines qu'il avait récoltées. Il semblait heureusement que le chien ne faisait pas partie du menu des parasites locaux, ou bien encore que la saison des tiques et autres sangsues fût passée car cette épreuve, au moins, lui avait été épargnée.

Ils mirent plus de quatre heures d'une marche prudente pour atteindre enfin une anse profonde où un petit bateau pourrait s'approcher suffisamment. Il valait mieux éviter d'avoir à ramer trop longtemps pour un transbordement qui s'effectuerait de nuit. Puis Julien repartit en direction de l'endroit discret, dans un faubourg sud de Ksantir, où il était convenu qu'il retrouverait les marins. Il avait interdit à Xarax de tenter de les localiser ou d'essayer de savoir s'ils s'acquittaient bien de leur mission et c'est avec un pincement au cœur qu'il constata, peu après la tombée du soir, que l'endroit était désert. Xarax s'abstint avec tact de tout commentaire et s'installa simplement sur l'épaule de Julien, bien au chaud sous son caban. Le coin n'avait rien à voir avec une banlieue résidentielle. Les maisons y étaient pour la plupart manifestement modestes et certaines étaient franchement délabrées. On n'était pas loin de la partie du port où s'effectuaient les réparations et les carénages et il ne faisait pas de doute que c'était ici que vivait la foule des ouvriers et artisans dont c'était le gagne-pain. Le rendez-vous était près d'une gargote qui servait de cantine à certains des plus pauvres des journaliers du chantier et l'éclairage public, réduit à sa plus simple expression, permettait de se dissimuler sans peine dans l'un des nombreux recoins qu'offrait le fouillis des murets et clôtures alentour. La lune ne se lèverait pas avant au moins deux heures et l'obscurité grandissante, si elle facilitait une nécessaire discrétion, ajoutait encore au caractère déprimant d'un lieu qui aurait pu inspirer Dickens. De plus, le vent qui avait soufflé toute la journée était tombé avec le soir et l'air stagnant s'emplissait peu à peu d'un remugle composite qui mettait une dernière touche à ce tableau sinistre. On y reconnaissait, outre la fumée d'un nombre indéterminé de foyers de cuisine, la puanteur tenace des algues en décomposition et l'écœurant relent de cadavres d'animaux laissés à l'abandon. Bref, l'endroit était un coupe-gorge de la sorte la plus abjecte.

Évidemment, il était peu probable que les argousins du Noble Sire Nekal fissent leur apparition ici. Surtout de nuit. Mais Julien se demandait s'il aurait eu le courage de faire le pied de grue dans ce coin sans la présence réconfortante du haptir sur son épaule. On pouvait avoir des réserves sur sa mentalité d'implacable tueur de sang froid, mais il fallait aussi reconnaître que sans lui, Julien n'aurait pas une chance de survivre dans un monde aussi dangereux.

Il faisait froid, aussi, et malgré une sorte de bonnet de quart enfoncé jusqu'aux oreilles et la capuche du caban, il regrettait la perte de sa chevelure. Plusieurs silhouettes étaient passées dans son champs de vision, mais aucune ne correspondait à ceux qu'il attendait. Bien sûr, aucune heure précise n'avait été convenue, mais Julien commençait à se demander sérieusement si un malheur n'était pas arrivé aux deux compères. Curieusement, il ne parvenait pas à les imaginer s'enfuyant avec l'or qu'il leur avait confié. Par contre, bien des choses pouvaient se produire au cours d'une transaction avec des partenaires pas forcément très scrupuleux...

En voici un. Xarax l'entend marcher. C'est Tenntchouk. Xarax reconnait que tu avais raison.

Julien avait le triomphe modeste. Il s'abstint ravitaillerde répondre et s'avança simplement au milieu du chemin à la rencontre du marin. Celui-ci l'aperçut alors qu'il n'était plus qu'à quelques pas.

“Gamin ?

“Oui, Tenntchouk. C'est moi.

Le haptir, quittant l'abri douillet du vêtement de son ami, s'était éclipsé silencieusement.

“Bon, on a un bateau. Gradik et moi, on a même eu le temps d'avitailler pour une quinzaine de jours. On est à quai et prêts à larguer. On a pas eu le temps de chercher une bonne affaire, mais c'est un bon bateau. T'es pas pauvre, mais t'es quand même beaucoup moins riche. Tu veux embarquer ce soir ?

“Oui. On a un ami à récupérer sur la côte, un peu au sud. Ça ne vous ennuie pas de naviguer de nuit?

“Naviguer, c'est pas le problème. Mais si qu'y faut aller à terre. En pleine nuit, ça va pas êt' facile. La lune, elle s'ra encore bien mince. On y verra pas plus qu'dans l'trou du cul d'un... pardon. On n'y verra rien du tout.

“Ne vous inquiétez pas. Xarax voit très bien de nuit, il nous guidera.

“Je voudrais pas êt' malpoli, mais ton haptir, là, y nous rend comme qui dirait un peu nerveux, mon matelot et moi.

“Je vous comprends, mais je vous assure que vous n'avez rien à craindre.

Ils marchèrent ensuite silencieusement pendant un long moment et finirent pas arriver à un quai peu encombré à l'écart de la zone commerciale. La marée achevait de monter et on apercevait les silhouettes confuses des mâtures de quelques bateaux de taille modeste amarrés dans le bassin à flot. L'odeur de la mer était omniprésente mais, contrairement aux environs des chantiers, c'était une odeur saine, vivante et propre.

Pour autant qu'on pouvait en juger dans la pénombre, leur embarcation était une sorte de sloop d'une douzaine de mètres destiné aux loisirs plutôt qu'au travail. La propreté méticuleuse du pont et le poli de toutes les surfaces qui se prêtaient à l'astiquage étaient révélateurs. Si le gréement était aussi bien entretenu, le yacht avait dû coûter une petite fortune. Il était plus gros que tout ce que Julien avait eu l'occasion de barrer jusqu'ici, mais il ne doutait pas qu'il saurait tenir sa place à bord. Il savait d'expérience que tout, sur un bateau de plaisance, est conçu pour faciliter la tâche de ceux qui le manœuvrent et celui-ci ne ferait pas exception.

Il fut accueilli à bord par un Gradik rayonnant de fierté :

“Alors, gamin. Qu'on t'a trouvé une belle barque, hein ? Et que tout est paré, comme pour l'inspection. Que t'as plus qu'à lui choisir un nom.

“Merci Gradik. On verra ça plus tard. Pour l'instant...

“Euh... J'voudrais pas t'manquer d'respect, mais ça porte pas chance, ça, de pas donner d'nom à un nouveau bateau avant d'partir.

Il était inutile d'essayer d'aller contre les habitudes des marins. Julien réfléchit quelques secondes, puis se décida :

“Isabelle. Qu'il s'appelle Isabelle.

Ils burent un coup d'un alcool effroyablement râpeux en l'honneur du nouveau nom et cassèrent la bouteille sur le bordé pour officialiser le baptême puis, comme la marée était pleine, ils larguèrent silencieusement les amarres et se laissèrent emporter par le faible courant et une légère brise de travers. Julien prit la barre alors que les deux matelots s'affairaient à établir la voilure. C'était la première fois qu'il tenait une barre à roue, mais c'était la même griserie qu'il avait déjà connue, qui s'empara de lui lorsqu'il sentit le bateau s'éveiller alors que ses voiles s'emplissaient du souffle de la nuit. C'est le moment que choisit Xarax pour venir reprendre sa place sur son épaule.


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Chapitre 52


En mer


L'anse où attendait Yol n'était pas bien loin si l'on cheminait à terre, mais en mer, il fallait contourner un cap particulièrement mal entouré de hauts fonds. Il leur fallut donc près de trois heures avant de mouiller à l'endroit prévu et mettre à l'eau la petite annexe qui permettrait de débarquer. La lune s'était levée mais son mince croissant dépassait à peine des hautes collines surplombant la plage et celle-ci demeurait plongée dans l'obscurité. Pourtant, Xarax n'eut aucun mal à voler tout droit vers Yol, que son pelage noir ne rendait pourtant pas facile à distinguer. La surprise de Gradik lorsqu'il découvrit la nature de cet ''ami'' qu'ils récupéraient n'était cependant rien en comparaison de sa stupéfaction lorsqu'il entendit parler ce qu'il avait pris pour un animal étrange.

“Anhel, tu devrais me présenter à ton ami.

Julien estimait plus prudent que le nom de Yol, tout comme le sien, ne soit pas prononcé inutilement.

“Gradik, je vous présente Ugo. C'est un ami qui vient d'un autre monde.

Gradik fit un signe poli de la tête.

“Honorable Ugo, j'ai bien l'honneur. Si qu'vous êtes un ami du ga... un ami d'Anhel, alors vous êt' le bienv'nu à not' bord.

Bienvenu, sans aucun doute, mais il fallut gréer un palan pour le hisser à bord de ce bateau qui n'était en aucun cas prévu pour faciliter l'escalade d'un chien de belle taille. Pourtant Ugo ne se formalisa pas de cette entrée en scène quelque peu humiliante : la perspective d'avoir sous les pattes le pont lisse d'un bateau qui avance sans effort plutôt que les pierres coupantes d'un chemin dont il faut péniblement parcourir chaque mètre suffisait à anesthésier son amour-propre.

Bientôt, il fut temps de déterminer une route et tous se retrouvèrent dans le carré autour de la table où s'étalait une carte de l'archipel. C'est à ce moment que Julien découvrit une autre des facultés intéressantes de Xarax. Ce dernier, lorsqu'il avait ''goûté'' du bout de sa langue bleue Niil et Ambar, ne s'était pas contenté en quelque sorte, de les enregistrer dans l'équivalent d'une base de donnée. Quelque chose en lui s'était trouvé comme ''accordé'' à leur existence même et, tant qu'ils demeuraient sur le même monde, il était capable de sentir, tout comme il le faisait pour Julien ou Ugo, dans quelle direction ils se trouvaient. Il n'était pas capable de préciser à quelle distance, faute de l'équivalent d'un effet stéréoscopique pour ce ''sens de la présence'', mais en l'occurrence, il pouvait sans risque indiquer un cap à suivre. Comme Julien s'étonnait que le haptir ne lui ait pas encore parlé de ce talent si particulier, il lui fut simplement répondu :

Xarax peut faire beaucoup de choses, mais il n'est pas utile que tu t'encombres l'esprit avec tout cela. Xarax t'en fera part lorsque ce sera utile.

Julien aurait eu bien des objection à faire à cette vision du partage des informations, mais il s'abstint de les formuler. Si le haptir jugeait bon d'avoir ses petits secrets, il était inutile de s'en formaliser.


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L'Isabelle bénéficiait bien sûr de ces petits perfectionnements qui facilitent la vie en croisière et l'un d'entre eux était un système de barre automatique qui maintenait le navire à un angle constant par rapport au vent et permettait à l'homme de quart de somnoler sans risque de voir les voiles prises à contre. Naturellement, si le vent tournait, le cap variait d'autant, mais comme il ne s'agissait pas de gagner une course, la chose n'était pas bien grave et la correction était en général apportée avant qu'une demi-heure se fût écoulée.

Il était aussi équipé d'une armoire de premiers secours sérieuse et, avec les conseils de Xarax et les souvenirs médicaux de Yol, Julien fut bientôt à même de soulager considérablement ce dernier des courbatures qui l'accablaient et de soigner convenablement les coussinets meurtris de ses pattes. Il décida de partager l'une des deux cabines doubles avec son vieux compagnon, lui abandonnant bien sûr la couchette inférieure, et de s'accommoder sans rien dire du fumet un peu fort de son pelage crasseux et vaguement humide. Yol était sans doute un être d'une exquise délicatesse, mais Ugo, lui, sentait sans aucun doute possible le chien mouillé ! D'ailleurs, conscient de ce fait, il avait proposé de s'exiler dans la cabine triangulaire de l'avant. Mais Julien, maintenant qu'il l'avait enfin retrouvé, était bien décidé à ne plus jamais s'en laisser séparer. Il était même résolu à supporter stoïquement les flatulences pestilentielles que le malheureux émettait parfois durant son sommeil. Il espérait seulement que le gaz était plus lourd que l'air et ne monterait pas jusqu'à lui.

Malgré la fatigue de cette dure journée, il prit la peine de faire un tour sur le pont afin de s'assurer que tout était en ordre et proposer encore une fois à Tenntchouk de prendre lui aussi un quart de nuit. Proposition qui fut de nouveau rejetée au prétexte que :

“Un quart de nuit, sur un bijou pareil, c'est pas du travail. C'est du plaisir. Y voulait quand même pas les priver d'un plaisir, lui et son matelot ?

Il ne voulait pas, non. Et il regagna sa cabine et sa bannette où Xarax vint occuper sa place sur son oreiller. S'endormir, bercé par le bruissement familier de l'eau contre la coque à quelques centimètres de son oreille, ne lui prit guère plus d'une minute.


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Lorsqu'il ouvrit les yeux, Julien sut tout de suite que la journée était parfaite. Sa cabine était à tribord et le bateau, poussé par un vent de de sud-sud-ouest se dirigeait vers le nord-ouest à une allure rapide et aisée. La lumière qui pénétrait par le hublot juste au-dessous des barrots annonçait un soleil radieux dans un ciel sans nuages. Il était seul dans la cabine. Ugo avait toujours su ouvrir les portes pour peu que leur clenche offre une prise à sa patte ou à ses dents, et Xarax avait dû en profiter pour sortir lui aussi. Julien s'habilla rapidement et monta sur le pont. Gradik le salua avec un sourire et continua de vaquer à ce qui semblait devoir être le récurage de fond en comble d'un pont déjà impeccablement propre. Le bateau se pilotait tout seul et un coup d'œil au compas lui apprit qu'ils naviguaient bien selon le cap déterminé la veille. Tenntchouk n'était en vue nulle part et devait dormir depuis la fin de son quart. Yol, qui se chauffait, couché à l'abri du vent, se leva et s'approcha d'un pas hésitant. Il avait apparemment échappé au mal de mer, mais il n'était pas encore très à l'aise sur la surface mouvante du pont.

“Bonjour à toi, Anhel. Xarax est parti il y a un moment. Il a décidé qu'il nous servirait d'éclaireur et tenterait régulièrement d'atteindre le Trankenn Premier. Tu as bien dormi ?

Julien était encore émerveillé d'entendre parler son ami. Ce n'était pas tant le fait qu'il ait une voix, qui l'impressionnait, que sa façon de s'exprimer. Quand il pensait aux innombrables fois où il l'avait envoyé ''chercher la baballe'' ou fait ''donner la papatte''… Et, si Yol parlait Tünnkeh ici, où tout autre langage eût été suspect, il était également capable d'utiliser un Français aussi correct, sinon meilleur, que son ancien maître.

“Bonjour, Ugo. J'ai bien dormi, merci. D'ailleurs, je dors toujours bien en bateau. Tu as déjà mangé ? Moi, je meurs de faim.

“Eh bien... Si tu veux bien, j'avalerais volontiers la moitié d'un éléphant, pour commencer. Et après, j'aimerais prendre un bain. Tu crois que c'est possible ?

“Je te dirais bien de sauter par-dessus bord, mais il faudrait mettre en panne et puis, entre nous, l'eau doit être glaciale. Mais je crois que j'ai aperçu une sorte de grosse outre noire qui chauffe doucement sur le roof. J'ai bien l'impression qu'elle est pleine d'eau de mer et que je vais pouvoir te savonner avec de l'eau tiède si tu as la patience d'attendre encore une heure ou deux. J'espère qu'ils ont du savon qui fonctionne aussi à l'eau salée. Et si tu es bien sage, j'essaierai peut-être de convaincre le bosco de me laisser te rincer à l'eau douce.

Gradik intervint. Il n'avait bien sûr rien perdu de la conversation.

“Tant qu'on est dans l'archipel, on peut encore se permettre. Qu'on ref'ra l'plein d'eau douce avant d'entrer dans la grande mer. Et que l'Honorable Ugo, il a bien l'air d'avoir besoin d'un peu d'confort, pas vrai ? Et que, si qu'vous m'donnez un p'tit moment, j'vas préparer quèqu'chose à manger. Que de toute façon, Tenntchouk y va pas tarder à s'lever.

“Vous savez, Gradik, je peux cuisiner, moi aussi. Il ne faut pas vous sentir obligé.

“J'me sens pas obligé, j'aime bien ça, moi, faire à manger. Et pis, j'voudrais pas avoir l'air de vous faire insulte, mais je m'débrouillerai certainement mieux qu'vous. Et à propos, Maître Ugo, il a t'y des préférences, comme qui dirait ?

“J'aimerai certainement ce que vous préparerez pour Anhel. Je vous remercie. Et, s'il vous plaît, appelez-moi simplement Ugo, voulez-vous? Et c'est aussi valable pour notre ami Tenntchouk.

“Comme vous voudrez, si c'est pas vous manquer de respect. Que j'y dirai, à Tenntchouk.

Julien sourit intérieurement. Instinctivement, le marin traitait Ugo avec la déférence qu'il pensait devoir à un adulte distingué et ce dernier se coulait dans son rôle avec toute l'urbanité d'un authentique Passeur. Irait-il jusqu'à refuser qu'on le gratte entre les oreilles, ou qu'on lui frotte le ventre ?

Tout compte fait, Ugo n'était pas snob et après un petit déjeuner plus que satisfaisant, il se laissa volontiers savonner, frotter, rincer - à l'eau douce ! - sécher, parfumer et gratter partout allant même jusqu'à se coucher sur le dos pour mieux s'offrir, sans la moindre pudeur, aux attentions de son garçon de bains.

Le grand beau temps était bien parti pour durer et quelques moutons d'un blanc éblouissant soulignaient le bleu outremer de la longue houle régulière. De temps à autre, on apercevait une ou plusieurs voiles. On était dans un archipel et le trafic maritime y était d'autant plus intense que les volebulles, s'ils n'étaient pas inconnus sur Dvârinn, y étaient relativement peu utilisés. Les deux marins n'avaient à aucun moment fait allusion à d'éventuels pirates et Julien s'était abstenu de poser des questions qui n'auraient pas manqué de révéler son ignorance totale de ce monde. Aussi, pour passer le temps tout en s'instruisant, il s'efforça d'aider les matelots dans les innombrables petites tâches inhérentes à la navigation, se familiarisant ainsi rapidement avec le gréement et les termes spécifiques que toutes les marines semblent inventer dans l'unique dessein de souligner l'ignorance des terriens.


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Xarax réapparut en fin d'après-midi, faisant sursauter Tenntchouk lorsque celui-ci l'aperçut soudain, accroché à un hauban à moins d'un mètre de sa tête. Le haptir vint sans tarder se percher sur l'épaule de Julien et le rapport qu'il délivra fit sensation : il n'avait pas atteint le Trankenn Premier, mais il avait quelque peu espionné sur le trankenn du Noble Sire Délian, des Gyalmangs qui croisait au nord de l'archipel. Ce qu'il y avait appris jetait un jour nouveau sur l'attitude d'arrogance hostile de Nekal. Le Noble Sire Ylavan, son père, venait de mourir d'une indisposition aussi soudaine que suspecte et qu'aucune des potions des Maîtres de Santé n'avait pu enrayer. Le Noble Sire Nandak, son Premier Fils avait été déclaré Premier Sire des Ksantiris après que la Première Dame Axelia, seconde épouse du défunt et mère de Niil, eût prudemment décliné la lourde charge de sa succession. Tout cela était bien-entendu tenu secret, d'autant que la situation se compliquait du fait de la position de Miroir de l'Empereur occupée par feu Ylavan.

La soirée fut consacrée à une explication détaillée du problème par les deux spécialistes qu'étaient Xarax et Yol. Ils voulaient s'assurer que rien d'essentiel n'échappait à Julien et celui-ci eut droit à un cours accéléré de politique dont il se serait volontiers passé. Il apprit donc que la position de Niil était au mieux délicate, au pire vraiment précaire. En effet, fils d'un deuxième mariage, il avait sans doute toujours fait l'objet sinon de la haine, du moins de la méfiance de ses frères aînés. Nekal avait été évidemment immédiatement informé de la mort de son père, et sa réaction brutale à la requête de Julien s'expliquait simplement par le fait que ce demi-frère, dont il était certainement jaloux et qu'il avait pratiquement traité de bâtard en présence d'un parfait étranger, ne bénéficiait plus de la protection paternelle. La seule chose qui séparait encore Niil d'un sort désagréable était sa qualité de Conseiller privé de l'Empereur. Mais si l'Empereur ne réaffirmait pas rapidement et publiquement sa faveur, on pouvait douter que Niil survive longtemps. Ambar, quant à lui, bien qu'officiellement Pupille de l'Empereur, n'était qu'une quantité négligeable dont la seule protection était la bienveillance de Niil...

Mais tout cela n'était que broutilles comparé à un autre obstacle qu'il allait falloir franchir bientôt. En effet, l'Empereur devait rapidement adouber celui qui deviendrait son nouveau Miroir sur Dvârinn. Rien ne l'obligeait à choisir pour cette charge le successeur d'Ylavan et Premier Sire des Ksantiris. Il pouvait, si tel était son choix, introniser l'un des vingt-huit autres Premiers Sires Majeurs de Dvârinn. Il pouvait même – cela s'était déjà produit – choisir un parfait inconnu et l'élever ainsi au-dessus de tous. Mais quelle que fût la solution qu'il adopterait, la Tradition voulait qu'il obtînt l'accord du Conseil des Miroirs.

Or, si tous les Miroirs actuels étaient au fait de la disparition de l'Empereur et de sa brève réapparition, aucun ne savait encore qu'il était revenu dans le R'hinz. Quant à Nandak et son frère Nekal, ils ignoraient tout de cette histoire. Julien imaginait sans peine l'embarras d'Aldegard et ses pairs.


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