Chapitre 63


Heureux qui, comme Ulysse...


Les parents de Julien n'étaient pas vraiment enchantés par ses Marques. Lorsqu'ils s'étaient retrouvés la veille, son père avait apprécié avec une louable retenue ce qu'il appelait ''une coupe de cheveux, peut-être un peu radicale, mais virile à souhait'' mais, comme son épouse, il avait eu un choc en découvrant aujourd'hui ses ''tatouages''. Bien sûr, ils s'étaient abstenu de toute réflexion lorsque leur fils était revenu de cette cérémonie à laquelle il devait absolument participer et qu'il leur avait présenté Niil et Ambar. Ils s'étaient montrés la courtoisie même dans toute la mesure d'une conversation traduite. D'autant plus que les deux garçons portaient eux aussi des ''tatouages'' argentés. Mais Julien, qui savait pourtant exactement ce qu'ils ressentaient, se fichait pour une fois éperdument de leur opinion. Une seule chose comptait : il avait retrouvé ses amis et brûlait d'impatience d'être seul avec eux.

Tannder, qui comprenait à merveille ce genre de choses lui facilita la tâche en apparaissant après quelques minutes pour rappeler à Sa Seigneurie qu'Elle était attendue dans Ses Appartements Privés, mettant ainsi fin à toute velléité de le retenir pour un éventuel repas en famille. De même, la prévoyance de Tannder ou d'Aldegard lui-même avait fait que le clos de ses parents et le sien soient séparés par une distance et des détours de couloirs suffisants pour décourager toute visite impromptue. Il devait être parfaitement clair que personne ne pouvait imposer sa présence au Gardien des Neuf Mondes sans s'être d'abord fait annoncer.

Les trois garçons n'avaient pas encore eu l'occasion de se retrouver vraiment ou d'avoir une conversation privée, et la première chose que fit Julien lorsqu'il furent enfin seuls fut de les serrer l'un et l'autre dans ses bras. Ce fut Ambar qui posa la question qui devait leur brûler les lèvres depuis un moment :

“ Tu as coupé tes cheveux ! Et tu portes les Marques de la Maison Impériale ! Qu'est-ce qui t'est arrivé ? Xarax ne nous a rien dit !”

“ Je ne les porte que depuis cette nuit. Je vous raconterai tout-à-l'heure.”

“ J'ai beaucoup aimé ton apparition, fit Niil, ça a complètement stupéfié mes frères. Je crois qu'ils étaient persuadés qu'il n'y avait plus d'Empereur. J'espère aussi que tu nous raconteras ce que vous avez dit dans le petit salon. Nandak avait l'air complètement décomposé, en sortant.

“ Je vous raconterai. Ça vous intéresse au premier chef.”

“ Et j'ai eu un vrai choc quand j'ai compris que tu voulais qu'on accomplisse le vieux Rite de Confiance. Ça n'était pas nécessaire, tu sais.”

“ Si, c'était nécessaire, et c'est pour ça, entre autres raisons, que je suis arrivé tout nu. C'est Tannder qui me l'a indiqué. Ce type est vraiment notre ami. Maintenant, je suis à peu près certain qu'on y regardera à deux fois avant de s'attaquer à toi. Même si je ne suis pas là. Avec des imbéciles comme Nekal, par exemple, il vaut mieux que les choses soient claires. D'ailleurs, j'ai beaucoup aimé enfiler, comme ça, tes vêtements tout chauds, surtout ton caleçon.”

“ Oui j'ai remarqué.”

“ Ça n'a pas eu l'air de te faire beaucoup d'effet.”

“ Tu parles ! J'étais complètement frigorifié. Je me demande bien comment tu n'étais pas tout bleu toi-même.”

“ C'est dû à ma nature surhumaine... Non, en fait, Maître Subadar a envoyé chercher un Maître de Santé qui m'a apporté un pot d'un onguent spécial. Ça protège du froid pendant un certain temps.”

“ Parce que Maître Subadar est aussi dans le coup ?”

“ Oh oui ! C'est lui qui m'a aidé à mettre au point mon apparition. Et aussi Aïn. C'est pareil, j'ai l'impression qu'il est vraiment mon ami. Qu'il ne m'aide pas seulement parce que je suis l'Empereur. Comme vous, quoi.”

“ Il n'y a pas si longtemps, je t'aurais dit que c'était normal puisqu'on est des Ksantiris. Mais après ce qu'ont fait mes salauds de frères...”

“ Je dois reconnaître qu'ils donnent une image intéressante de la noblesse du R'hinz. J'espère qu'il n'y en a pas trop, des comme ça. Tu savais que Nekal est carrément haï par la plupart des gens à Ksantir ?”

“ Je m'en doutais un peu. Qu'est-ce qui va leur arriver ?”

“ Si personne ne fait l'imbécile et s'amuse à créer des difficultés, Nekal va gouverner les poissons depuis l'îlot le plus isolé qu'on pourra trouver. Quant à Nandak, c'est plus compliqué. On y a réfléchi avec Aldegard. Le plus simple et le plus évident aurait été de l'envoyer sur Tandil pour atteinte majeure à la sécurité des Neuf Mondes, de te déclarer Premier Sire des Ksantiris et de nommer ta Noble Mère, Dame Axelia, Conseillère-Régente jusqu'à ce que le Conseil des Miroirs juge que ta formation est achevée. Mais tout le monde est tombé d'accord pour dire que ça n'était pas un cadeau à te faire. Cette histoire sent franchement très mauvais et on ne connaît pas vraiment tout ceux qui ont trempé dans le complot. En plus, comme tu le sais, certains pensent que ton père n'est pas mort de façon absolument naturelle et j'aurais beaucoup de peine si tu tombais brutalement malade. Quant à Ambar, ses chances de te survivre plus de quelques heures sont pratiquement nulles. Les prétendants à la place de Premier Sire des Ksantiris ne manquent pas et vous êtes des obstacles. ''Un bâtard et une pièce rapportée'', c'est comme ça qu'on vous appelle chez certains partisans de ton frère. Je ne te répéterai pas certains des surnoms qu'on donne à Dame Axelia. Ta mère a choisi de venir s'installer sur Nüngen et elle a parfaitement raison.”

“ Si j'ai bien compris, Nandak a gagné. Il reste Premier Sire, même si c'est un traître et un assassin.”

“ Tu peux voir ça comme ça. Mais en fait, il a les mains complètement liées. On règle la question des armes interdites sans avoir à détruire Ksantir comme Tchenn Ril a été détruite en son temps. On n'a pas non plus a éteindre la Maison des Ksantiris et à disperser ses membres. On garde ton frère sous tutelle et, comme tu ne prétends pas prendre le pouvoir, il n'a plus aucune raison de comploter ta mort ou celle de ta mère, sans parler d'Ambar.

“ Et si je veux venger la mort de mon père ?”

“ C'est ton droit le plus absolu. Tu as le choix entre l'assassiner et te faire envoyer sur Tandil par le Tribunal des Pairs avec ceux qui t'auront aidé, ou bien prouver qu'il a vraiment ordonné sa mort, et ça risque d'être difficile. Je suis sûr qu'il doit y avoir une épidémie de suicides en ce moment parmi ceux qui auraient pu être vaguement au courant de quelque chose. Tout le monde, moi le premier, comprend ce que tu ressens et si tu décides de venger ton père, j'interviendrai directement pour que personne ne t'en empêche. Je pourrais même prier Tannder de veiller à ce que tu ne sois pas bêtement tué par quelqu'un qui te tirerait dans le dos. Je suis certain qu'il accepterait. Il t'aime beaucoup et il n'aurait pas peur de devoir aussi t'aider à survivre quelque temps sur Tandil, en attendant qu'un tak te trouve à son goût. Mais je te demande de prendre d'abord un moment pour réfléchir. Tu me dois bien ça. Et je voudrais aussi que tu considères ce que moi, j'ai l'intention de faire. Aussi malin que soit Nandak, s'il a vraiment fait ce qu'on dit, il en reste forcément des preuves. Toi, tu ne pourras jamais les découvrir, mais moi, j'ai tellement de moyens que je ne les connais pas encore tous ! Et je vais demander à Tannder et Maître Subadar de les employer discrètement. Très vite, ton frère va cesser d'être sur ses gardes, surtout si tu le laisses croire que tu n'as aucun soupçon. Il est malin, mais pas assez intelligent pour ne pas commettre une erreur. Il te prend pour un idiot et il n'a pas encore vraiment réalisé qu'il avait contre lui toute la puissance de l'Empereur. Et quand il le réalisera, il restera incapable de se faire la moindre idée de ce qu'est vraiment cette puissance. Il pense qu'il s'est fait taper sur les doigts, un peu fort sans doute, mais qu'il survivra et pourra retrouver son pouvoir et sa liberté. Il n'a rien compris. Il va être surveillé tout le temps, partout, et on utilisera pour ça tous les moyens qu'il faudra. Si, contre toutes les apparences, il n'a rien à voir dans la mort de ton père, tu le sauras. S'il est coupable, alors tu le sauras aussi et tu pourras choisir la fin de l'histoire : l'envoyer sur Tandil ou invoquer le Droit de rétribution et l'affronter directement. Je sais que tu aurais sans doute préféré que je te demande ton avis plus tôt, tu es mon Conseiller après tout, mais c'était difficile. Qu'est-ce que tu en penses ?”

Malgré la gravité de ce qui venait d'être évoqué, Niil ne put s'empêcher complètement de sourire.

“ Je pense que je serais encore plus crétin que cet abruti de Nekal, si je n'étais pas d'accord. Et je te remercie de te lancer dans toutes ces complications pour moi.”

“ Oh, mais ça n'est pas uniquement pour tes beaux yeux ! Moi aussi j'aime la justice, et ça me ferait vraiment mal de le laisser s'en tirer s'il est coupable. Simplement, je ne voudrais pas perdre un ami alors que je viens juste de le retrouver. Qu'est-ce que j'ai pu regretter que vous ne soyez pas là quand j'ai rencontré le Neh kyong !”

“ Tu as vu un Neh kyong ?!”

Ambar n'en croyait pas ses oreilles.

“ Si on peut appeler ça ''voir'', c'est plutôt bizarre, comme expérience. Mais oui, j'ai rencontré un Neh kyong. Il s'appelle Tchenn Ril, comme la cité détruite qu'il garde, et il m'a dit qu'il avait une dette envers moi. Si vous voulez, on pourra aller le visiter ensemble, quand les choses se seront un peu calmées.”

“ Il paraît que tu as aussi un bateau. Ça, Xarax nous l'a dit. Comment c'était pendant la tempête ? Nous, sur le trankenn, on n'a pas senti grand chose, mais je suppose que pour toi, ça a dû être différent.”

Longtemps, alors que Niil demeurait plongé dans ses pensées, Ambar continua d'interroger Julien, revivant avec lui toute son aventure. Il eut même droit, après une brève hésitation, à une description de Dillik et de sa rencontre nocturne avec Xarax. Julien prenait là un pari risqué, mais il se refusait à ce que ce qu'il éprouvait pour Ambar soit de quelque façon contaminé par la dissimulation. Mais il fut immédiatement rassuré par la réaction de son ami :

“ C'est vraiment une belle histoire que tu lui as racontée. Avec le rêve et le cerf-volant, c'est le plus beau cadeau que tu pouvais lui faire. Et il le mérite. C'est vrai, avec tout ce qui t'arrivait, et sans personne pour te tenir compagnie la nuit, ça a dû te faire vraiment du bien de le rencontrer. J'espère bien qu'on le verra un jour. Et là, c'est moi qui lui ferai un cadeau pour le remercier d'avoir pris soin de toi.”

Julien n'était pas sûr de vraiment connaître le cœur d'Ambar autant qu'il l'aurait souhaité, mais il était heureux de le voir libre, au moins, du poison de la jalousie.

“ À propos, poursuivit-il avec dans l'œil une lueur qui commençait à devenir familière, tu n'aurais pas envie d'un bain, par hasard ?”

“ Pourquoi, tu trouves que je devrais me débarrasser de la poussière du voyage ?”

“ Voilà, c'est ça. Tous ces embruns, ce sel, c'est très mauvais pour la peau.”

“ Et tu pousserais le dévouement jusqu'à m'aider à m'en débarrasser, je suppose.”

“ Ça n'est pas que j'y tienne tellement, mais il faut bien faire des sacrifices, de temps en temps.”

“ C'est Tannder, qui t'éduque comme ça ?”

“ Oui, et il insiste pour que je sois très gentil avec toi. Avec Niil aussi, d'ailleurs. Tu ne voudrais pas que je lui désobéisse ?”

“ Certainement pas ! Il faut toujours écouter ses maîtres. C'est lui aussi qui t'a conseillé de t'asseoir comme ça, avec ton laï remonté jusqu'en haut des cuisses ?”

“ Euh... Non, ça je le fais tout seul. Avec toi, ça marche à tous les coups. C'est comme de pêcher dans un vivier. Alors, on va le prendre, ce bain ?”

“ Ah, je ne sais pas... Le repas va bientôt être servi.”

“ Allez, viens, je suis sûr qu'on a le temps.”

Ils avaient le temps, et Niil les rejoignit, finalement incapable de résister aux échos des rires provoqués par Ambar qui tenait absolument à comparer les dessins de ses propres Marques à ceux qui ornaient maintenant certains endroits particulièrement intéressants de l'anatomie de Julien.


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Chapitre 64


Retour au calme


Les jours suivants se passèrent à mettre en place un programme complexe et chargé qui comportait des séances de formation avec des maîtres de différentes disciplines et la tenue de réunions avec Sire Aldegard. Julien dut insister pour pouvoir disposer de quelques loisirs. Il fut inébranlable dans sa décision de n'être plus séparé de Niil, ou encore d'Ambar que certains auraient volontiers envoyé parfaire son éducation loin de son peu accommodant protecteur. Car si la plupart de ceux qui étaient habituellement en contact avec lui finissaient par comprendre qu'il était inutile d'essayer de le contraindre au-delà du raisonnable, certains Grands Maîtres ou autre Personnages d'Importance, trompés par son apparence et sa gentillesse commettaient parfois l'erreur de le traiter comme le gamin que, techniquement, il était encore. Il le tolérait sans récriminer de la part de ses parents, mais ce genre d'attitude était réprimé de façon cinglante lorsqu'elle venait d'un quelconque Premier Sire des Machins-Trucs ou du Grand Surintendant de la Maison Untel.

Julien s'était aussi assuré auprès de Tannder qu'aucun exemplaire de ''La Précieuse Guirlande des Délices'' ou du ''Jardin Secret des Fleurs Enchantées'' ne se trouvait dans le clos de ses parents. Il ne tenait pas à devoir discuter avec eux certains aspects de la culture des Neuf Mondes. Le même Tannder n'avait cependant pas jugé utile de l'informer qu'une édition précieuse de ''L'Incomparable Corbeille des Époux Comblés'' se trouvait en évidence sur une des tables de chevet de leur lit vaste comme un petit court de tennis, ainsi qu'un coffret joliment orné rempli d'accessoires étranges dont l'usage était heureusement illustré, de manière tout-à-fait explicite, dans l'Incomparable Corbeille. Jacques et Isabelle Berthier faisaient par ailleurs de considérables progrès dans l'apprentissage du Tünnkeh et ils avaient déjà pu commencer à visiter Aleth en la compagnie du Gardien Askil, enchanté de l'aubaine, que Julien leur avait fait affecter spécialement.


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Il obtint de Tannder qu'il lui consacre chaque jour une heure afin de lui apprendre à utiliser le cadeau du Neh kyong Tchenn Ril. Il aurait volontiers offert le nagtri à Niil, dont les yeux s'étaient écarquillés à la vue du couteau noir buveur de sang, mais la nature même de l'arme rendait la chose impossible. Le couteau ne pouvait avoir d'autre maître que lui. Il insista aussi pour recevoir ses leçons en compagnie de ses amis auxquels vint très vite se joindre Karik, toujours aussi chétif pour ses quatorze ans, mais dont les muscles et la coordination s'amélioraient de jour en jour.

Ambar devait, bien sûr, peiner et transpirer d'abondance et s'initier en plus - Tannder en ayant décidé ainsi - au tir à l'arc et au maniement d'une sorte d'arbalète minuscule, mais d'une puissance étonnante. Il devait aussi passer une bonne partie de ses journées à étudier auprès de différents maîtres qui tous faisaient un rapport fidèle de ses efforts ou de son manque de zèle à Tannder, son Précepteur officiel.

Niil demeurait libre d'employer son temps comme il le jugeait bon et se partageait entre l'amélioration de sa technique de combat et la poursuite de ses études interrompues par l'arrivée de Julien. Il était fermement décidé à se hausser au niveau de son titre officiel de Conseiller Privé. Il comptait bien aussi accompagner dorénavant Julien partout où il pourrait le suivre et empêcher quiconque de lui faire du mal. L'histoire était remplie de gens qui étaient morts faute d'avoir une paire d'yeux derrière la tête.


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Karik que Tannder, fidèle à sa promesse, éduquait et entraînait en tirant au mieux profit de ses aptitudes naturelles et d'une intelligence qui s'épanouissait comme une fleur au soleil, acquit bientôt un statut de familier qui faisait qu'on l'invitait souvent à partager un repas ou les quelques loisirs qu'offrait parfois leur existence studieuse. Ambar, toujours prêt à explorer de nouveaux territoires, eût tôt fait de l'entraîner sous la douche dès qu'il eût reçu l'assurance que Julien ou Niil n'en prendraient pas ombrage. Et si Karik pouvait paraître aussi jeune qu'Ambar, son développement sexuel était, lui, tout à fait normal avec ce résultat surprenant qu'il paraissait supérieurement doté et ses testicules, habituellement troussés haut en une sorte de balle compacte, semblaient d'un volume qui suscitait l'admiration et l'envie du plus jeune de la compagnie qui lorgnait aussi avec convoitise sur un pénis qui, lorsqu'il se déployait - la plupart du temps pour répondre aux sollicitations d'Ambar - paraissait anormalement long pour ce corps de petit garçon. Quant aux quelques poils d'un noir de jais qui commençaient à friser à la base de sa verge, ils étaient bien sûr un objet de fascination pour tout le monde, bien que Niil et Julien affectent de ne les remarquer qu'en passant. Mais ce qui faisait de Karik l'objet des attentions assidues des trois autres était sa capacité à produire un sperme d'un blanc légèrement opalescent qui pouvait, pour peu qu'on ait la patience d'en retarder suffisamment l'éjaculation, jaillir avec une force surprenante. Le malheureux avait plusieurs fois été le cobaye consentant de l'expérimentation de techniques destinées, selon ses tortionnaires, à produire, le plus tard possible, l'orgasme le plus violent et le jet le plus puissant.


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Pendant un temps, Julien s'était inquiété de cette passion d'Ambar pour tout ce qui touchait au sexe, de sa façon de se livrer sans retenue aux galipettes les plus débridées indifféremment avec l'un ou l'autre. Mais il avait fini par comprendre que sexe et sentiments étaient chez lui deux choses bien distinctes. Il aimait le sexe comme on aime les pâtisseries, en gourmet avide de découvrir de nouvelles saveurs. Par contre, il réservait ses sentiment à deux personnes exclusivement et ce, sur deux registres différents. Il avait pour Niil l'affection réelle et profonde, teintée d'une bonne dose d'admiration, d'un petit frère pour un aîné vraiment attentionné. Et Niil l'avait d'autant plus complètement adopté qu'il était maintenant le seul qu'il considérât comme son frère et veillait sur lui avec une tendresse faussement désinvolte, toujours au fait de ses moindres actions. Quant à ce qu'il éprouvait pour Julien, cela ne faisait plus aucun doute pour personne. Il s'efforçait bien de limiter ses épanchements à ces mots qu'on murmure au creux d'une oreille, alors qu'on s'apprête à s'embarquer pour le pays des rêves, confortablement blotti dans des bras accueillants. Mais il était incapable de réprimer son regard, qui s'allumait lorsque Julien pénétrait dans une pièce où il se trouvait, ou d'empêcher sa main de se poser légèrement sur son bras, comme pour s'assurer qu'il était bien là, tout près. Et Julien ne lui facilitait pas la tâche, qui parfois se perdait dans la contemplation ravie d'une oreille délicate et parfaite, translucide, caressée par les dernier rayons du soleil. Ou bien lorsqu'il passait distraitement la main sur la brosse suave de ses cheveux blonds. Ou encore lorsqu'il l'attirait sur ses genoux, d'un geste presque inconscient, aussi naturel qu'arranger les plis de son vêtement, alors même qu'il était engagé dans une conversation avec Tannder. Il existait entre eux un amour évident qui n'avait nul besoin de mots ou de serments, mais qu'ils eurent conscience de sceller définitivement quand, pour la première fois, ils échangèrent un vrai baiser. Ils réalisèrent alors qu'aucun des autres jeux du corps, si bouleversants ou audacieux qu'ils fussent, n'avait l'intensité et le sens de cette fusion de leurs souffles.

Ils dormaient ensemble et parfois Niil venait les rejoindre s'il était seul et s'éveillait au milieu de la nuit. Car Karik, souvent, était invité à goûter l'intimité de leur cocon. Il partageait alors le lit de Niil qui aimait de moins en moins dormir seul et appréciait la présence apaisante du garçon dont la reconnaissance s'était tout naturellement muée en amitié. Mais Karik était parfois absent, remplissant on ne savait quelle mystérieuse mission pour Tannder. De cela, il ne parlait jamais et personne ne l'interrogeait. Il ne parlait pas non plus du temps où il était l'esclave de Dehart, l'infâme patron des Trois Chopes, et soumis aux caprices de sa répugnante clientèle. Un jour, peut-être, les mots lui viendraient pour exorciser le souvenir d'un temps heureusement révolu...


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Ugo, s'il venait parfois les visiter, passait le plus clair de son temps avec Maître Subadar dont il avait été autrefois le Chenn da, l'Autre moi. Il l'était toujours, d'ailleurs, car le Grand Maître du Cercle des Art Majeurs avait refusé de considérer ce lien comme détruit par la terrible épreuve subie par Yol. Ils s'étaient mutuellement choisis alors qu'ils n'étaient l'un et l'autre encore que des enfants et s'étaient ensemble perfectionnés chacun dans son domaine particulier pour former un tandem d'une remarquable efficacité. Le Passeur avait mené son frère humain en des lieux pleins de merveilles ou de danger. Yol était sans conteste le Passeur le plus doué de sa génération et son rôle dans leur association symbiotique ne se résumait pas à assurer leurs déplacements. Ils mettaient en commun toutes les ressources de leurs esprits aiguisés, et l'incroyable résistance mentale du Passeur avait parfois été plus que nécessaire pour les tirer de situations extrêmement délicates. Lorsque Yol l'Intrépide avait disparu dans l'En-Dehors, Subadar avait trouvé en Aïn un partenaire brillant et il continuait de solliciter ses services de Passeur, mais même s'il l'avait souhaité, il était impossible d'établir un lien de Chenn da deux fois dans une même existence. Julien ignorait ce que Maître Subadar avait dit ou fait à son ami, mais lorsqu'il venait prendre sa leçon, Ugo semblait heureux et bavardait volontiers un moment avec lui, évoquant sans ressentiment particulier sa ''vie de chien'' et leurs souvenirs communs.


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