JULIEN

II

L'Empereur

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Chapitre 1


Last night, in sweet slumber...


Dans la pénombre de la chambre, Julien regardait la silhouette pâle d'Ambar qui revenait vers le lit. Dans quelques secondes, il allait se blottir contre lui, si doux, si tiède. Déjà, son sexe s'émouvait à l'idée de le serrer de nouveau dans ses bras...

“ Berthier ! Vous dormez mon garçon. Deux heures de retenue mercredi matin vous aideront peut-être à vous débarrasser de l'envie de vous abrutir devant la télévision jusqu'à des heures indues.”

Réveillé en sursaut, Julien se sentit sombrer dans un désespoir immédiat et sans fond. L'horrible réalité de la classe où officiait la mère Julliard, prof de maths absolument imperméable à l'esprit de liberté censé souffler depuis Mai 68, s'imposait implacablement. Seul restait le souvenir déchirant d'un monde rêvé. Un monde où il aimait un garçon et où il en était aimé en retour. Un monde infiniment plus réel que ce morne présent et dont l'image, au lieu de s'estomper, telle la brume au matin, semblait gravée dans son esprit comme pour mieux le torturer. À sa gauche Gallier, qui partageait avec lui un de ces pupitres doubles, héritage d'un passé où l'on écrivait encore à la plume Sergent-major, s'appliquait à reproduire la figure tracée au tableau par cette femme sans humour et sans grâce, condamnée par le sort à tenter d'inculquer les subtilités d'Euclide à des enfants dont le seul désir était de se trouver ailleurs. Il était gentil, Gallier et dans un autre monde, Julien ne doutait pas qu'il se fût prêté à bien des jeux qu'il était hors de question, ici, de seulement suggérer.


Ici ! La seule idée de demeurer prisonnier de cette insupportable banalité fit monter dans sa gorge un brusque sanglot, impossible à retenir...

“ Julien !... Julien, ça ne va pas?”

Dans la pénombre de la chambre, il vit au-dessus de lui le visage inquiet d'Ambar. La vague de soulagement qui le saisit fut d'une telle intensité qu'il ne chercha même pas, pendant un long moment, à lutter contre les sanglots qui l'empêchaient de répondre. Il se contenta d'attirer à lui son ami et de le garder ainsi, serré sur sa poitrine alors que sa respiration retrouvait peu à peu un rythme plus normal. Enfin, il entreprit de rassurer Ambar :

“ J'ai fait un cauchemar.”

“ ???”

“ J'étais revenu sur mon monde. Tout ça n'avait jamais existé. C'était un rêve et je me réveillais. Tu te rends compte !? Je me réveillais pour me retrouver en plein cauchemar ! C'était horrible. Dis-moi que tu es bien réel.”

Le baiser qui suivit aurait convaincu le plus incrédule. Et personne de sa connaissance, sur Terre, n'aurait jamais eu l'audace de presser avec une telle insistance contre son ventre une chose aussi insolemment raide.


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Le matin révéla la présence, entre les deux amis, de Dillik qui, fidèle à ce qui commençait à s'imposer comme une solide habitude, était discrètement venu se joindre à eux pour bénéficier du câlin collectif qui semblait être devenu indispensable à son équilibre. Il dormait encore et Ambar entreprit de l'éveiller à sa façon de jeune faune sans complexe qui, s'ils en avaient eu connaissance, aurait assurément horrifié les parents de Julien qui prenaient leur petit déjeuner dans leur clos, à quelques dizaines de mètres de là. Il était des choses qu'un jeune garçon n'était pas censé mettre dans sa bouche. En fait, un jeune garçon n'était pas non plus censé avoir une érection, encore moins s'en servir. Quant à leur fils bien-aimé, son éducation impeccable lui interdisait assurément d'assister sans tenter d'y mettre un terme à de telles perversions.

Dehors, la pluie tombait en cataractes tièdes et les quais, au bord du lac, allaient certainement être inondés. La saison des pluies avait débuté deux mois auparavant, quinze jours après que les parents de Julien lui eussent fait la surprise d'organiser une petite fête pour ce qu'ils estimaient être à peu près la date de son treizième anniversaire. Le vacarme de l'orage ne perturbait pas le moins du monde Ambar qui mena son jeune partenaire à une conclusion apparemment des plus satisfaisantes. D'ailleurs, une fois qu'il eut retrouvé son souffle, ce dernier se fendit d'un grand sourire avant de saluer Julien :

“ Bonjour ! Tu t'es pas réveillé quand je suis venu. Tu devais être fatigué. Je parie que c'est la faute d'Ambar.”

“ Tu as gagné. Mais c'est parce qu'il m'a aidé à oublier un mauvais rêve.”

“ Tu veux pas que je t'aide aussi ? Peut-être qu'il reste encore quelques vilains souvenirs à effacer ?”

“ Je veux bien un petit bisou du matin, mais c'est tout. Ambar est vraiment très fort pour ce genre de chose.”

À l'évidence, Dillik avait espéré une autre réponse mais, malgré son air de chiot mendiant une caresse, Julien ne se laissa pas attendrir.

“ J'ai rendez-vous avec Maître Subadar. Tu ne voudrais pas que je le fasse attendre, tout-de-même ?”

“ Ben, pourquoi pas, si c'est pour ta santé ? Tu ne voudrais pas qu'on puisse l'accuser de ne pas prendre soin de ta santé... tout-de-même ?”

Julien éclata de rire alors que le carillon de l'entrée se faisait entendre.

“ Allez, au lieu de dire des inepties, enfile un laï et va ouvrir. C'est sûrement le petit déjeuner.”

Avec des mimiques d'enfant martyr, Dillik s'exécuta et s'en fut au petit trot ouvrir la porte.

“ Bonjour … Oh ! Vous êtes nouvelle ? Kardok est en vacances?”

Mais la réponse murmurée de la servante timide fut couverte par le vrombissement terrifiant de Xarax traversant le clos à sa vitesse maximum pour aller percuter de plein fouet la jeune femme qui fut projetée dans le corridor alors que le plateau et la vaisselle de porcelaine précieuse s'écrasaient avec fracas sur les dalles de marbre. Il faut croire que l'entraînement pénible imposé par Tannder avait eu le temps de porter ses fruits car il ne fallut que quelques secondes à Julien et Ambar pour être sur les lieux, nus comme des vers mais armés, l'un de son redoutable poignard nagtri, et l'autre de sa non moins mortelle arbalète de poing. À quelques mètres de là, la porte du clos de Tannder s'ouvrit à la volée sur le Maître Guerrier armé d'un sabre court. Il ne lui fallut qu'un instant pour évaluer la situation et se précipiter sur la femme qui se débattait et tentait de se relever malgré le haptir dont les crocs pointus lui déchiraient le poignet alors que les serres de ses quatre pattes labouraient de balafres profondes tout ce qui était à leur portée.

“ Xarax ! Ne la tuez pas !”

À contrecœur, le haptir obéit, desserrant un peu l'étreinte de sa queue qui étranglait son adversaire. Il cessa aussi de déchirer sa chair. Tannder se pencha et retira de la main mutilée de la femme un petit objet objet qu'il glissa dans une poche de son laï. Maintenant qu'il avait le temps de regarder autour de lui, Julien aperçut, à quelques pas de là, les corps des deux gardes chargés d'interdire sa porte.

“ Qu'est-ce qui s'est passé ?”

La voix mal assurée de Dillik le fit se retourner. Son visage, presque aussi blanc que son laï trahissait l'émotion qui menaçait de le submerger et Julien, en deux pas, fut auprès de lui et le serra dans ses bras.

“ N'aie pas peur, c'est terminé. Je crois que Xarax vient de nous sauver la vie.”


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Tannder posa sur la table un petit objet de métal gris, vaguement ovoïde, qui portait trois dépressions qu'on aurait pu croire faites par la pression de doigts particulièrement forts.

“ Ceci est un engin explosif, Sire. Certainement capable de tout détruire dans ce clos. Je l'ai récupéré tout-à-l'heure dans la main de cette femme. Nous allons l'examiner dans un atelier spécialement équipé pour traiter les armes illégales, mais je peux déjà vous dire qu'il ne vient d'aucun fabricant légal ou illégal des Neuf mondes. Lorsque nous serons certains de l'avoir neutralisé, nous demanderons à votre père de nous dire s'il pourrait provenir de la Terre.”

“ Vous savez, Tannder, mon père n'est pas un expert en armement, même s'il a fait son service militaire. J'aimerais mieux... En fait je préférerais qu'on n'inquiète pas mes parents avec cette histoire. Vous leur en avez déjà parlé ?”

“ Non, Sire. Mais...”

“ Alors soyez gentil de donner des ordres pour qu'on ne leur en parle pas, s'il vous plaît.”

“ Comme vous voudrez, Sire. Mais...”

“ Si vous leur racontez ça, ils seront morts d'inquiétude et ça ne nous aidera pas. Ils ne peuvent rien faire de plus que vous ou les hommes d'Aldegard. C'est assez dur pour eux d'être exilés ici. Il ne faut pas en rajouter.”

“ Bien, Sire.”

“ Je suppose qu'on ne sait pas qui est cette femme.”

“ Pas encore, Sire, mais elle va subir un sondage mental aussitôt que les Maîtres de Santé auront suffisamment stabilisé son état.”

Et, s'adressant directement à Xarax qui, se tenait perché sur l'épaule de Julien, Tannder ajouta :

“ Je vous félicite, Maître Haptir. La neutraliser sans la tuer avec votre redoutable venin a dû demander un contrôle exceptionnel.”

Tout en continuant de fixer Tannder de ses grands yeux rouges, Xarax s'adressa silencieusement à Julien :

“ Ne dis rien. Il est préférable que tu sois le seul au courant que mon venin a disparu. Même Dillik ne le sait pas.

“ Et jusqu'à ce que l'on comprenne comment un assassin a pu s'introduire jusqu'ici, poursuivit Tannder, je suggère que vous preniez vos quartiers ailleurs, Sire.”

“ Vous avez raison. Et je pense aussi qu'Ambar et Dillik ne devraient pas rester près de moi.”

“ Quoi !!!?”

Les deux garçons émirent immédiatement un torrent de protestations d'une rare véhémence. Si Julien s'imaginait qu'ils allaient l'abandonner au milieu du danger, ils se trompait lourdement. Pour qui les prenait-il ? Ambar refusait de s'en aller, et si on l'expédiait au loin, il se sauverait et trouverait un moyen de revenir. Quant à Dillik, il était sûr que Xarax n'avait aucune envie de le voir partir. Julien les laissa exprimer leur indignation puis, lorsqu'ils commencèrent à répéter en boucle les mêmes argument, ils les fit taire et expliqua posément son point de vue :

“ Il y a une heure, quelqu'un a failli nous tuer tous les trois alors que le seul qui l'intéressait, c'était moi.”

“ Oui, mais...”

“ Je sais, Ambar. Si Dillik n'était pas allé ouvrir la porte, si j'avais répondu moi-même, je serais déjà mort. C'est vrai. Mais c'est une chose qui ne se reproduira plus. Si on reste ensemble, non seulement il y aura trois morts au lieu d'un si un assassin réussit son coup, mais il y aura trois personnes à protéger de près à chaque instant. Je suis sûr que Tannder préfère qu'on ne lui complique pas la tâche. Quant à Xarax, je suis certain qu'il aimerait par-dessus tout rester avec toi, Dillik mais, pour tout un tas de très bonnes raisons, c'est totalement impossible. Il ne peut pas me quitter et je ne peux pas m'en séparer. Lui et moi, nous allons devoir quitter quelqu'un que nous aimons... vraiment beaucoup. S'il vous plaît, ne rendez pas la chose plus difficile.”

“ Mais, on pourra quand même vous rendre visite, hein ?”

“ Dillik, réfléchis. Si on apprend que tu viens nous voir, il suffira de te suivre pour arriver jusqu'à nous. Ou pire, si on s'aperçoit que je tiens à vous au point de mettre ma sécurité en danger, on essaiera peut-être de s'en prendre à vous pour m'atteindre.”

“ Mais ça, les gens ils doivent déjà le savoir, non ?”

“ Non. Je suis sûr que pour le peu de personnes qui sont au courant en dehors des plus proches, vous êtes simplement des familiers un peu privilégiés et je vous garde surtout pour avoir de la compagnie au lit. Je crois que même Aldegard n'a pas vraiment idée de ce qui se passe.”

“ Mais c'est pas vrai !”

“ Bien sûr que ça n'est pas vrai. Mais c'est beaucoup mieux comme ça. Avec un peu de chance, on vous laissera tranquilles.”

“ C'est pas juste !”

Dillik pleurait ouvertement et Ambar n'était pas loin, lui non plus, de s'effondrer. Julien soupira. Il valait mieux qu'il ne s'attarde pas trop à penser à la solitude qui l'attendait.

“ Tannder, vous avez sûrement une idée de ce qu'on pourrait faire.”

“ Oui, Sire. Je crois que l'on pourrait au moins éviter de séparer ces deux garçons et les envoyer à Dak Manarang auprès de sire Tahlil.”

“ Pourquoi pas avec Niil ?”

“ Parce que, connaissant Sire Niil, je serais surpris qu'il n'exige pas de vous suivre. De plus, près de Sire Tahlil, Dillik retrouvera son père, Maître Dendjor. Sire Tahlil lui a proposé le commandement de son nouveau trannkenn et il en supervise l'armement. J'allais vous l'annoncer, mais les événements m'en ont empêché.”

“ C'est une bonne nouvelle, mais j'ignorais que Sire Tahlil connaissait Maître Dendjor.”

“ C'est moi qui ai pris la liberté de le lui présenter. J'ai estimé qu'un capitaine compétent et dont on pouvait supposer la loyauté acquise devait être encouragé à demeurer proche du pouvoir impérial.”

“ Vous avez bien fait. Pour autant que mon avis sur la question ait quelque valeur, bien sûr. Nous discuterons de ce que je vais faire quand Ambar et Dillik seront à l'abri. Il reste encore à prendre soin de mes parents.”

“ J'y ai aussi songé, Sire. La Maison Impériale possède quelques propriétés dans la région d'Aleth et l'une d'entre elles pourrait sans aucun doute leur être attribuée. Vos Honorables Parents sont maintenant capables de communiquer couramment en tünnkeh et n'auront pas de difficulté à gérer leur maisonnée d'autant, je crois, que l'Honorable Passeur Wakhann s'est réellement pris à la fois d'amitié pour vos parents et de passion pour la civilisation de la Terre et voudra certainement demeurer avec eux. Cela aura de plus l'avantage de leur assurer la possibilité de se déplacer à tout moment et pourrait se révéler très utile en cas de danger.”


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Chapitre 2


Préparatifs


“ L'esprit de cette femme était vide, Sire. Elle n'avait aucun souvenir antérieur à trois heures.”

“ Était ?”

“ Elle est morte. Les Maîtres de Santé l'ont pourtant remise dans un état à peu près stable, mais il semble que son corps ait décidé de lui-même de s'arrêter. Personne n'a jamais vu cela.”

“ Mais elle venait bien de quelque part ? Même si un passeur l'a amenée, il doit bien y avoir des détails qui disent au moins de quel monde elle arrive.”

“ Oh, pour ça, il y en a ! Elle ne peut venir que d'Aleth même. Nous pensons qu'il s'agit en fait d'une employée de la Tour. Nous saurons bientôt si c'est le cas. En tout état de cause, je suggère que vous quittiez cet endroit au plus tôt, Sire. Manifestement, quelqu'un est parvenu à contourner les mesures de sécurité.”

“ Et où me conseillez-vous d'aller, Tannder ? Sûrement pas au Palais. C'est apparemment devenu une vraie passoire et je n'ai pas envie de me retrouver face à un commando de tueurs, comme la dernière fois.”

“ Il existe dans le Palais des endroits où nul autre que l'Empereur ne peut pénétrer.”

“ Ça, c'est exactement ce que tout le monde croyait avant qu'on ne me tombe dessus dans la Rotonde océane.”

“ Les lieux auxquels je fais allusion n'ont rien à voir avec des zones éventuellement ouvertes à des visiteurs, comme la Rotonde.”

“ Je m'en doute, Tannder. Je ne vous prends pas pour un imbécile. Ce que je veux dire, c'est que si on a déjà percé les défenses automatiques du Palais, rien ne garantit qu'on n'a pas aussi quelque chose en réserve pour ces fameux endroits dont vous parlez.”

“ C'est vrai, Sire. Je vous ferai cependant remarquer qu'au Palais vous disposez de ressources que vous ne possédez pas ailleurs. Vous avez réduit en cendre vos assaillants dès que Xarax a été là pour vous aider.”

“ Quand même, si je me terre dans le Palais, nos ennemis auront au moins gagné un avantage de taille. Ils auront choisi leur terrain. Parce que je ne peux pas croire qu'ils n'ont pas pensé que je ferais précisément ce que vous me conseillez. C'est d'ailleurs la solution la plus logique et certainement la plus sage.”

“ Certainement, Sire.”

“ Vous êtes responsable de ma sécurité. Vous ne pouvez pas me proposer autre chose. Mais franchement, Tannder, si vous étiez à ma place, au lieu d'être chargé de me protéger, vous iriez vous terrer dans un endroit où vos ennemis sauraient à coup sûr que vous vous trouvez ?”

“ Si j'étais à votre place, Sire, je prendrais des risques que je ne peux pas vous conseiller de prendre, justement parce que vous n'êtes pas moi. Vous n'avez, pardonnez-moi, ni mon entraînement, ni ma connaissance de ce genre de situation.

“ Oubliez tout ça pour un moment et dites-moi ce que vous feriez.”

Tannder hésita un long moment avant de répondre. Il connaissait suffisamment Julien pour savoir qu'il risquait fort de considérer ses paroles comme un conseil déguisé. Mais, d'un autre côté, il ne pouvait nier que le raisonnement du garçon était on ne peut plus juste. Avec le sentiment de mettre en branle une suite inexorable d’événements aux conséquences imprévisibles, il finit par répondre :

“ On s'attend à ce que vous vous terriez au Palais. Si j'étais l'Empereur, j'irais au Palais, rien que pour montrer que je ne suis pas disposé à abandonner un territoire qui m'appartient en propre, mais le le quitterais aussitôt. Ensuite, je commencerais à me montrer un peu partout dans les Neuf Mondes, histoire de désamorcer toute tentative de répandre des rumeurs sur ma disparition ou sur une éventuelle faiblesse. En règle générale, je ne resterais jamais deux nuits de suite au même endroit, quitte à passer de temps en temps plusieurs jours quelque part, rien que pour déconcerter l'adversaire. Je maintiendrais des lignes de communication avec mes miroirs, mais je commencerais aussi à faire secrètement le tour des alliés dont je pourrais être sûr.”

“ Pourquoi ? Vous vous attendez à une guerre ?”

“ Apparemment, l'ennemi a décidé de passer à l'action. Il pourrait bien tenter de provoquer des troubles un peu partout dans le R'hinz. Je crains que la malheureuse tentative de Nandak ne lui ait été inspirée par ceux qui cherchent à vous abattre. Enfin, et par-dessus tout, j'éviterais de me laisser aller au soupçon systématique. Quand on commence à voir des traîtres partout, on finit par en trouver même là où il n'y a que des alliés fidèles. Je laisserais l'exercice du soupçon à mon responsable de la sécurité.”

“ Eh bien voilà ! Tannder, je vous aime beaucoup mieux comme ça. Il nous reste encore à décider de ce qu'on va faire de Niil. J'ai mon idée sur la question, mais j'aimerais avoir votre avis.”

“ Bien sûr, vous aimeriez pouvoir le protéger. Mais il est impossible de séparer son sort du vôtre. Vous avez plusieurs fois et publiquement manifesté votre intimité avec Sire Niil. N'importe qui dans les Neuf Mondes sait maintenant que s'en prendre à lui c'est vous atteindre directement. Il doit vous accompagner.”

“ C'est bien ce que je pensais. Sans parler du fait qu'il refuserait de me laisser. Il faudrait le consigner sur son trankenn ! On va faire exactement ce que vous ne m'avez absolument pas conseillé de faire. J'espère que vous accepterez quand même de m'accompagner dans cette folie.”

“ Cela va de soi, Sire.”

“ Je n'avais pas la moindre inquiétude. À partir de maintenant, personne d'autre ne doit rien savoir de ce que je ferai dans l'heure qui suit. Pas même Aldegard.”

“ Il n'aimera pas cela, mais il comprendra.”

“ Nous aurons aussi besoin d'Aïn, s'il est d'accord pour participer à l'aventure. Vous voyez autre chose ?”

“ J'aimerais disposer de Karik. C'est un bon garçon et il peut s'avérer utile.”

“ Je suis d'accord. De toute façon, c'est votre élève, mais je tiens à ce qu'il vienne de son plein gré.”

“ Oh, je puis vous assurer que ce sera le cas. Il m'a fait une véritable scène, tout-à-l'heure, lorsque j'ai suggéré de l'envoyer avec Ambar et Dillik. Il a même eu l'impertinence de soutenir qu'il pourrait être plus pour moi qu'un encombrant poids mort et menacé de demander à, je cite : ''Julien, c'est mon ami, lui. Il comprendra que je ne veux pas le laisser tomber dès que ça devient dangereux !'' Qu'il ose se rebeller contre mon autorité en dit long sur sa motivation. En d'autres circonstances, je l'aurais envoyé nettoyer les cages des pak tchens, mais étant donnée la sincérité de son désarroi, je l'ai simplement consigné dans sa chambre.”

“ Vous allez pouvoir le consoler et lui dire que je serai très heureux que vous l'emmeniez avec vous.”

“ Je ne lui dirai rien de tel. Il le prendrait pour un compliment. Rien n'est plus efficace pour détruire un élève de qualité.”

“ Vous ne m'interdisez tout-de-même pas de me montrer aimable avec lui ? Je vous rappelle qu'il m'a quand même empêché de plonger du haut de la Tour des Bakhtars.”

“ Quoi !?”

“ Il ne vous en a pas parlé ?”

“ Non.”

“ Si vous cherchiez encore une preuve qu'on peut lui faire confiance pour garder un secret...”

“ Je dois dire... Il monte encore dans mon estime. Mais je vous en prie, ne lui en parlez pas. C'est, comme je vous l'ai dit, un excellent garçon, et j'espère le mener fort loin si...”

“ Si je ne viens pas vous gâcher le métier en me mêlant de son éducation.”

“ Euh... Je n'oserais pas m'exprimer ainsi.”

“ Rassurez-vous, je n'en ai pas l'intention. Après tout, j'étais là quand il a choisi de devenir votre élève. Quand on fait des choix douteux, il faut s'attendre à en subir les conséquences...”


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L'ambiance, à la table des Berthier, était plutôt à l'euphorie. Soigneusement tenus dans l'ignorance des événements du matin, ils avaient passé la journée à visiter quatre domaines de la Maison impériale et avaient jeté leur dévolu sur le dernier, déclarant qu'ils ne sauraient souhaiter rien de mieux. Ce n'était certes ni le plus grand, ni le plus luxueux de ceux qu'on leur avait proposés, mais il correspondait à l'idée qu'ils se faisaient d'une résidence de rêve. En fait, la demeure n'était pas très éloignée de celle d'Izkya, la fille de Sire Aldegard. Située au bord de la même rivière, elle possédait elle aussi son petit embarcadère privé et le vieil intendant qui les avait accueillis avait un petit air d'oncle-gâteau qui avait immédiatement fait fondre Dame Isabelle. Quant à Sire Jacques, la perspective de quitter la Tour des Bakhtars pour une demeure où il serait vraiment chez lui suffisait à son bonheur immédiat.

“ On m'a assuré que toutes les dépenses seraient prélevées sur la Cassette Impériale, déclara-t-il. Bien sûr, je ne vois pas comment je pourrais faire autrement, mais je me sens un peu... mal à l'aise. Savoir que mon fils m'entretient...”

“ Tu sais, Papa, on vous doit bien ça, à toi et à Maman. Après tout, on vous a pratiquement obligés à quitter la Terre. On ne peut pas en plus espérer que tu te mettes à travailler dans une mine de charbon pour gagner de quoi vivre. Profitez-en, tous les deux. Dites-vous que vous avez gagné à la loterie. En plus, je suis vraiment content que vous soyez ici. Et je suis sûr qu'Ugo sera ravi de s'installer de temps en temps chez vous avec Maître Subadar. Moi, je viendrai aussi souvent que je pourrai.”

“ Je suppose, soupira Isabelle, que tu vas encore être par monts et par vaux les trois-quarts du temps.”

“ Il faut bien que quelqu'un bosse, dans la famille.”

“ Tu sais mon poussin, j'ai toujours regretté que tu n'aies pas connu tes grands parents, mais je ne sais pas comment nous aurions fait, ton père et moi, pour disparaître comme ça si nos parents n'étaient pas morts pendant les bombardements. Et, à propos, ton Papa et moi, nous voudrions en profiter pour t'annoncer quelque chose.”

Julien se raidit intérieurement, ce genre de précaution oratoire n'annonçait en général que des ennuis.”

“ Voilà... Enfin... Bref, tu vas avoir un petit frère.”

“ Ou une petite sœur.”

Julien éclata de rire.

“ Je ne vois pas ce qu'il y a de risible, s'indigna Isabelle.”

Lorsqu'il put enfin maîtriser le fou-rire qui menaçait de lui donner des crampes, Julien expliqua :

“ C'est votre... C'est... C'est votre tête. Vous êtes tout rouges.”

Et il repartit pour une série de hennissements irrépressibles. Quand Son père jugea qu'il pouvait de nouveau entendre ce qu'on lui disait, il ajouta doucement :

“ Évidemment, on ne devrait pas se sentir gênés de parler des choses de la vie à quelqu'un qui a certainement eu accès à la littérature éducative des Neuf Mondes. N'est-ce pas, chérie ?”

“ Oh, oui ! Comment est-ce qu'on traduit ça, déjà ? Le Précieux Collier...”

“ Attends, je me souviens... Voilà ! ''La précieuse Guirlande des Délices''.”

Ce fut au tour de Julien de virer à l'écarlate. Il dut faire un effort surhumain pour ne pas se laisser glisser sous la table. Qui était l'imbécile qui avait enfreint la consigne, qu'il avait pourtant donnée explicitement, de tenir ses parents dans l'ignorance de cet aspect de la civilisation du R'hinz ?

“ C'est ce cher Wakhann, notre Passeur à nous tout seuls, qui a mangé le morceau, poursuivit Jacques comme s'il avait pu suivre ses pensées, l'innocent a suggéré qu'on t'en offre un exemplaire précieux pour ton anniversaire ! Avoue que ça aurait eu plus de classe même que cette splendide ceinture de hatik.”

“ C'est vrai, ajouta Isabelle, qu'il n'a pas encore complètement assimilé toutes les subtilités de notre belle culture terrienne... Je me demande si tu as aussi jeté un coup d'œil sur ''Le Jardin Secret des Fleurs Enchantées''. En tout cas, j'espère que tu n'es pas encore tombé sur ''L'Incomparable Corbeille des Époux Comblés''.”

“ Bon... Ça va... N'en jetez plus. Vous avez gagné.”

“ Remarque, dit Jacques, bien décidé à ne laisser aucun nuage obscurcir le ciel familial, pour être tout-à-fait honnête, j'aurais bien aimé avoir un livre comme ça quand j'avais encore l'âge d'en profiter. Mais je crois que ça n'aurait pas plu à l'aumônier du collège.”

Julien trouva la force de sourire.

“ Bon ! conclut son père, je crois que tu nous quittes demain. La prochaine fois qu'on se reverra, nous serons chez nous. Merci à toi, même si tu prétends que tu n'y es pour rien.”

“ J'ai aussi pensé que, si vous voulez, vous pourriez demander à Wakhann de vous emmener jusqu'à Kardenang et naviguer un peu avec Gradik et Tenntchouk. Vous ne les connaissez pas, mais c'est vraiment des amis. Et le bateau s'appelle l'Isabelle. Je me demande bien pourquoi.

“ C'est très gentil de nous le proposer, dit Isabelle, ça va devenir un peu difficile pour moi pendant quelques mois, mais j'insisterai pour que ton père aille y faire un tour.”


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Ambar et Dillik l'attendaient, installés devant une partie de territoires que Dillik paraissait bien en voie de gagner. Il se levèrent à son arrivée et vinrent se serrer contre lui. L'heure, ici, n'était visiblement pas aux réjouissances. Ce fut Ambar qui lança l'offensive :

“ Tu peux pas nous faire ça. Moi, je t'aime, et Dillik, quand Xarax n'est pas là, on dirait qu'il s'éteint.”

“ Et on s'en fiche, que ce soit dangereux !”

“ On a bien compris que tu faisais ça pour nous protéger, mais réfléchis, quelqu'un d'assez fort pour s'attaquer à l'Empereur et tromper sa Sécurité, il sait sûrement ce qui se passe. Il sait que s'il s'en prend à nous...”

“ Oui, et pis Xarax, s'il se fait du souci pour moi, il aura pas la tête à ce qu'il fait. C'est toi-même qui l'as dit pour que mon père me laisse venir ici.”

“ Tu vois bien que ça tient pas debout. Il faut qu'on vienne avec toi.”

“ Arrêtez ! J'aimerais plus que tout vous emmener avec moi, mais je ne vois pas comment je pourrais faire. En plus, c'est Tannder qui est responsable de la sécurité. Je ne me vois pas lui annoncer que je vous emmène. Mais si vous pensez pouvoir le convaincre, je suis d'accord pour que vous veniez.”

“ C'est vrai ?”

Ambar fronçait les sourcils, hésitant à croire ce qu'il venait d'entendre.

“ Oui, c'est vrai. Vous pouvez aller le trouver chez lui, il n'est certainement pas encore couché.”

“ D'accord, on y va !”

“ Halte ! Je veux que les choses soient bien claires. Vous pouvez lui dire que je suis d'accord pour vous emmener si lui-même pense que c'est faisable. Vous ne pouvez pas lui raconter que j'ai dit qu'il fallait que vous veniez et que je lui demande de se débrouiller pour que ça puisse se faire. C'est bien compris ?”

“ Oui.”

“ S'il refuse, je veux que le sujet soit clos et que vous fassiez gentiment ce qu'on vous demande, même si ça vous brise le cœur. D'accord ?”

“ Oui.”

“ Vous pouvez y aller.”


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Je réponds aux louanges (méritées ou non) comme aux critiques pourvus qu'elles demeurent courtoises.

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