Chapitre 17


Dans la forêt profonde...


- Comment ça, disparu ?!

La scène était franchement incongrue. Julien vêtu de ses seules Marques, ruisselant d'eau de mer, les cheveux collés en mèches flasques, clignant des yeux dans la lumière éblouissante d'une matinée tropicale au bord d'un lagon paradisiaque de l'Océan Oriental de Nüngen, tâchait de garder une certaine dignité devant un Guerrier tout de noir vêtu qui le dominait de toute sa taille impressionnante alors qu'Aïn, à quelques pas, s'efforçait de faire comme s'il n'était pas là.

- Eh bien, Votre Seigneurie... au bout d'un moment, comme je ne les voyais pas revenir, je suis allé voir dans la maison.

- Et alors ?

- Il n'y avait personne. J'ai cherché partout. J'ai même demandé au nigrevole de chercher son maître, mais...

- Un nigrevole ?

- Eh bien oui. C'est une petite bête qu'on envoie...

- Honorable, je sais ce qu'est un nigrevole. Je voudrais simplement savoir ce qu'il était censé faire dans cette affaire. Vous ne m'en avez pas encore parlé.

Visiblement mal à l'aise, l'homme hésita. Il était évident qu'il s'interrogeait sur la part de vérité qu'il allait introduire dans son récit. Julien le devança :

- Ce n'est pas la peine d'essayer de me raconter des histoires. Si vous ou Tannder avez fait des erreurs, il vaut mieux que je le sache tout-de-suite. Vous m'avez dit que vous vous apprêtiez à attraper des espions, mais j'ai l'impression qu'il y a autre chose. Vous préférez peut-être que j'interroge l'Honorable Maître Aïn? Ça vous évitera de trahir votre chef.

- Votre Seigneurie, Maître Aïn ne sait rien. Il est resté tout le temps à l'auberge comme Maître Tannder le lui avait demandé.

Comme l'homme ne se décidait pas à poursuivre, Julien sentit monter son agacement.

- Écoutez, on ne va pas y passer la journée. Il faut retrouver Tannder, et plus vous tergiversez, plus il risque de lui arriver malheur. Alors, réfléchissez bien à votre histoire. Pendant ce temps-là, je vais aller chercher quelqu'un et vous nous raconterez tout sans rien oublier.

Julien le planta là et s'en fut à une centaine de mètres où, par chance, Maître Dennkar était en train d'expliquer la chute de l'Empire Dzenn Arang à trois garçons qui ne parurent pas autrement fâchés de se voir priver de leur professeur.

- Dennkar, je crois que Tannder a des ennuis. Le Guerrier, là-bas, est venu me prévenir qu'il avait disparu, mais je n'ai pas encore réussi à lui faire dire ce qui s'est vraiment passé. De toute façon, s'il faut aider Tannder, j'aurai besoin de vous.

De retour auprès du guerrier, Julien fit les présentations et, lorsqu'il découvrit à qui il avait à faire, le malheureux parut encore plus décomposé que devant l'Empereur lui-même. Apparemment, Maître Dennkar, de Meh Tchenn n'était pas n'importe qui et le fait qu'il soit retiré n'entamait en rien le respect admiratif dont il jouissait. S'efforçant de maîtriser sa voix, l'homme leur fit un récit minutieux des événements. Lorsqu'il eut terminé, Dennkar posa une seule question.

- Qui surveille la maison ?

L'expression de culpabilité ahurie qui envahit la figure du Guerrier rendait toute réponse superflue.

- Vous allez y retourner immédiatement, ordonna Dennkar, et arrangez-vous pour qu'on ne la quitte pas des yeux une seconde. Maître Aïn va vous y emmener.

Il avait à peine terminé sa phrase que l'homme disparut dans un souffle. Aïn savait se monter particulièrement efficace.


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- Dennkar, je pense que c'est à vous de prendre la direction des opérations, maintenant. Qu'est-ce que vous proposez ?

- D'abord, il faut vous mettre en sûreté. Dès qu'Aïn sera de retour, nous partirons pour un endroit où vous n'êtes jamais allé.

- Pourquoi pas au refuge ?

- Parce qu'il nous faut partir du principe que Tannder aura parlé. Et s'il n'a pas parlé, on l'aura sondé.

- Mais il n'y a aucun klirk ni aucun autre moyen d'aller au refuge. Tannder ne sait même pas précisément où il est. Il n'y a qu'Aïn et Wakhann qui sachent s'y transporter.

- C'est vrai, mais je préfère qu'on disparaisse dans un endroit que Tannder ne connaît pas du tout.

- D'accord, c'est vous qui décidez. Il faut prévenir les autres. Karik ne va pas aimer.

- En effet. Et...

- Oui ?

- Il n'est peut-être pas utile de lui dire que son maître a utilisé du nyi doug.

- Qu'est-ce que c'est ?

- C'est ainsi qu'on appelle la substance qu'il a fait transporter par son nigrevole.

- Et pourquoi est-ce qu'il ne faut pas le lui dire ?

- Parce que c'est une arme interdite. Pour ça, un tribunal enverrait Tannder immédiatement sur Tandil. Sans compter le fait qu'il s'apprêtait à enlever des gens dont il n'était pas vraiment sûr que c'étaient bien des espions.

- Là, il avait raison, non ?

- Sans doute. Et on ne peut pas vraiment lui reprocher de ne pas respecter les règles contre un ennemi pareil. Mais j'insiste pour que cela reste entre nous.


Karik reçut fort mal la nouvelle. Pour la première fois, Julien le vit près de pleurer et il dut passer de longues minutes à lui expliquer patiemment qu'il ne servirait à rien qu'il retourne à Kardenang. Il lui promit en outre qu'il insisterait auprès de Maître Dennkar pour qu'il soit associé, là où ce serait possible, aux opérations pour retrouver Tannder.


Aïn revint bientôt, accompagné de Niil et Sandeark. Il fut décidé qu'on partirait immédiatement et que les maigres possessions personnelles de chacun seraient récupérées ultérieurement lorsque le besoin s'en ferait sentir. Le transfert serait effectué en trois fois par Aïn car, là encore, leur destination était dépourvue de tout klirk et n'avait jamais été balisée par aucun Passeur.


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La nuit, toutes les forêts se ressemblent, mais la Grande Forêt de Tandil... avait quand même quelque chose de spécial. La bulle d'isolement était une barrière efficace contre toute forme de vie animale ou végétale, cependant elle laissait passer, outre la lumière lorsqu'il y en avait, les sons et, avec l'air, l'immense majorité des odeurs, ne filtrant que celles qui auraient pu être associées à l'un des nombreux éléments toxiques répandus dans l'atmosphère par une flore en délire. La membrane qui la constituait était l'ultime aboutissement d'un Art de la Vie que seuls quelques individus étaient à même de maîtriser. Pour l'heure, si l'on ne distinguait à peu près rien hors de la plate-forme circulaire faiblement éclairée, on entendait par contre une étonnante variété de bruits dont certains semblaient signaler la mort douloureuse de quelque animal qui n'avait pas le bonheur d'occuper une place suffisamment proche du sommet d'une chaîne alimentaire particulièrement brutale. L'odeur puissante de pourriture végétale était périodiquement couverte par des effluves aromatiques qui suggéraient que nombre de fleurs attendaient la nuit pour répandre leur message.

- On va s'installer ici ? demanda Julien avec un soupçon d'inquiétude.

- Oui, mais plus bas. Ceci n'est que la bulle d'observation. J'ai pensé qu'arriver ici plutôt que dans l'abri souterrain vous donnerait une meilleure idée de l'endroit. Nous descendrons dès que tout le monde sera là.

- J'admire la précision d'Aïn. Je serais incapable d'arriver comme ça, sans le moindre klirk, sur une plate-forme en pleine forêt qui fait à peine une dizaine de pas de diamètre.

- Oui. Sans compter que, comme vous le verrez lorsqu'il fera jour, la bulle est suspendue un peu au-dessous du sommet d'un ching tchenn géant.

- Et c'est quoi, ce ching tchenn ?

- C'est un arbre. Celui-ci fait à peu près la taille d'une tour d'Aleth.

Julien émit un petit sifflement.

- Et on monte comment jusqu'ici, quand on est en bas ?

- Il y a une échelle dissimulée le long du tronc.

- Vous êtes sérieux ?

- Tout ce qu'il y a de plus sérieux. Ceci n'est pas un lieu de villégiature. C'est une ancienne base secrète d'entraînement pour certaines unités d'élite de notre Ordre. En fait, poursuivit-il après un instant d'hésitation, je suis seul à connaître son emplacement exact avec deux Passeurs dont l'un est maintenant Aïn. L'autre vit une paisible retraite sur Yiaï Ho où il s'adonne aux joies de la contemplation. C'est un excellent exercice que de...

Il fut interrompu par l'arrivée d'Ambar, Dillik et Karik. Aïn repartit aussitôt chercher Niil et Maître Sandeark ainsi que Maître Subadar, qu'il avait laissé dans sa bibliothèque où il devait rassembler quelques ouvrages de référence.

- Où on est ? S'inquiéta Dillik.

- Sur Tandil, l'informa Julien.

- Quoi ! Mais, c'est tout plein de choses...

- … dangereuses, oui. Alors, pas de fantaisies. Ici, on fait uniquement ce que Maître Dennkar nous permet de faire. La situation est suffisamment compliquée pour ne pas en rajouter.

- Maintenant, nous allons descendre, déclara Dennkar et, se tournant vers Julien, il ajouta : La descente exige beaucoup moins d'efforts, naturellement. Voyez cette ouverture au bord de la plate-forme ? C'est l'entrée d'un boyau qui fait partie de la bulle. Il suffit de s'y glisser, de préférence les pieds d'abord, et de se laisser descendre. C'est une sensation un peu étrange, mais il n'y a aucun danger de manquer d'air ou de demeurer bloqué.

Avant que Julien ait pu donner son avis, Karik s'avança entre lui et l'entrée du conduit.

- Je passe le premier, si tu veux bien.

Julien faillit protester que ce n'était pas la peine, qu'il avait confiance en Maître Dennkar, mais il s'abstint. Il fallait laisser à Karik cette occasion de montrer qu'il reprenait à son compte la mission de son maître et entendait s'interposer autant que possible entre Julien et tout danger potentiel. Aussi, ce dernier recula-t-il d'un pas et dit :

- Merci. Je te suis dans un moment.

Étrange, le mot était faible pour décrire cette impression d'être comme avalé vivant et de descendre lentement au gré des mouvements péristaltiques d'un gigantesque œsophage. La chose devait être plus ou moins transparente, mais dans cette nuit d'encre, il aurait aussi bien pu se trouver effectivement en train de parcourir l'interminable cou d'une girafe géante. Cependant, l'opération dura moins longtemps qu'il ne l'avait craint et il atterrit, avec un petit saut dans une pièce de forme vaguement hémisphérique où l'attendait Karik qui, dans la lumière douce d'un luminaire, s'efforçait de faire bonne figure et de cacher son désarroi sous un air faussement martial.

- On va le retrouver.

Incapable de maîtriser sa voix, Karik se contenta de hocher la tête.

- C'est notre seule priorité à partir de maintenant.

Il n'eut pas le temps d'en dire plus. Déjà, Dillik les rejoignait, bientôt suivi par les autres membres du groupe, y compris Niil, Sandeark et Aïn.


La base ressemblait assez à l'idée qu'on pouvait se faire d'un terrier. Les galeries voûtées n'avaient pas la rectitude géométrique qu'on attend d'ordinaire des constructions militaires, ou simplement humaines, mais sinuaient et variaient de niveau. Les embranchements et les croisement ignoraient superbement l'angle droit. Ils passèrent sans s'arrêter devant un certain nombre de portes et pénétrèrent enfin dans une salle assez grande qui devait tenir lieu à la fois de réfectoire, si l'on en jugeait par les cinq tables régulièrement disposées et les sièges rangés tout autour, et de salle de briefing, si l'on considérait le tableau qui occupait une bonne partie d'un mur. Aucune décoration ne venait agrémenter le revêtement bleu-vert des murs et un voile ténu de poussière confirmait que l'endroit n'avait pas été utilisé depuis un certain temps.

- La base est déserte depuis une quinzaine de cycles, annonça Dennkar. Les installations fonctionnent, mais il ne faut pas vous attendre à quoi que ce soit de confortable. Les réserves contiennent de la nourriture en conserve ainsi que des rations militaires de survie, mais il n'y a bien sûr aucun aliment frais ou périssable. Si nous voulons manger correctement, il nous faudra réapprovisionner. Nous pourrons aussi manger à l'extérieur – j'entends par là, sur d'autres mondes - à condition de ne pas établir d'habitudes qui permettraient de prévoir nos mouvements. Il existe un sas qui permet de sortir de la base. Je vous déconseille d'essayer. Nous somme ici sur Tandil. Il est certain que, sans un entraînement sérieux, vous n'avez aucune chance de survivre très longtemps à la surface. Vous pouvez utiliser sans risque la bulle d'isolement. Je vous le recommande. Comme je m'apprêtait à le dire à Julien, la montée par l'échelle est un excellent exercice. De là-haut, vous pourrez vous faire une idée de la faune locale. Maintenant, je suggère que nous nous installions dans les clos les plus proches de cette salle et que nous nous retrouvions ensuite pour établir le programme immédiat.


Les clos en question étaient de petites chambres comportant chacune deux lits plutôt spartiates et juste assez d'espace pour pouvoir évoluer sans avoir trop l'impression d'être en prison. Mais l'inquiétude au sujet de Tannder était trop présente dans les esprits pour qu'on n'accorde plus qu'une pensée fugace à ce manque de confort. S'installer était d'ailleurs un bien grand mot car personne n'avait pratiquement de possessions ou même de vêtements à disposer dans les placards minuscules qui ne contenaient rien d'autre qu'un jeu de draps et de couvertures pour chaque lit. Julien et Ambar décidèrent que Dillik dormirait avec eux. En effet il n'était pas question de laisser Karik ruminer seul dans sa chambre et Niil serait sans doute à même de lui apporter un réconfort indispensable alors que Julien et Ambar, plus proches de Dillik, s'accommoderaient sans trop de peine de la promiscuité accrue.


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- Pour l'instant, déclara Dennkar lors de la réunion qui se tint quelques minutes plus tard, je vous demanderai de bien vouloir demeurer ici. Je vais me rendre à Kardenang et tâcher d'en apprendre un peu plus sur la disparition de Tannder et de ses hommes.

- Maître Dennkar, intervint Karik, je voudrais aller avec vous. Je pourrais vous être utile. Je connais bien l'endroit. Et Julien m'a promis qu'on me permettrait de vous aider à retrouver mon maître.

Julien se raidit intérieurement dans l'attente de la rebuffade qui n'allait pas manquer de venir, mais Dennkar le surprit. Après avoir pesé le pour et le contre durant un bref instant, il répondit :

- D'accord, mais tu seras le seul et tu restes sous ma responsabilité directe. Cela signifie que tu n'obéis qu'à moi et que tu ne fais que ce que je t'aurai spécifiquement ordonné de faire. Est-ce bien clair ?

- Oui.

- Si ton maître a révélé d'une manière ou d'une autre ce qu'il sait, tu risques aussi d'être particulièrement en danger. Tu en es conscient ?

- Oui.

- Enfin, je tiens à être absolument franc avec toi, il se peut que je sois tenté de me servir de toi comme appât, si je ne trouve aucun autre moyen de prendre contact avec l'ennemi, et il est préférable que tu restes ici si tu veux être sûr qu'on n'en viendra pas à de telles mesures.

- Je veux venir. Maître Tannder, c'est...

Il se tut, incapable d'exprimer sans perdre son aplomb ce qu'était pour lui le Guerrier disparu.

- Bien. La question est réglée. Nous partons immédiatement. Julien, je vous renverrai bientôt Aïn si j'arrive à persuader Wenn Hyaï de quitter sa retraite pour nous aider. En attendant, je vous supplie de ne pas essayer de sortir d'ici comme vous pourriez assurément le faire.

- Rassurez-vous, je n'ai pas l'intention de bouger. Mais si je n'ai pas de vos nouvelles ou de visite d'Aïn d'ici une journée, j'emmène tout le monde ailleurs. En passant par la Table d'Orientation, ajouta-t-il à l'intention du Passeur, je peux transporter tout le monde en une seule fois. Évidemment, je ne pourrai jamais revenir ici... du moins, je ne crois pas. Et Xarax m'assure en ce moment même qu'il m'en empêcherait si jamais je m'avisais d'avoir l'idée d'essayer.


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Chapitre 18


Sauvetage


Il faisait encore nuit noire sur Dvârinn et Aïn choisit de les déposer, non pas à l'auberge, mais sur le chemin qui menait à la maison ennemie. Il était bien décidé, cette fois à demeurer en observateur attentif des opérations. Dennkar et Karik avaient revêtu avant de partir des tenues camouflées prises dans le stock abondant de la base et il fallait l'œil exercé du Passeur pour les distinguer vaguement alors qu'ils s'avançaient sans bruit vers la haie qui entourait la maison. Cependant, aussi discrets soient-ils, ils ne trompèrent pas la vigilance des observateurs de l'équipe de Tannder, fort désireux de se montrer irréprochables auprès du très fameux Maître Dennkar et plus que jamais décidés à ne plus se laisser supplanter par un gamin sans expérience. Le responsable du groupe les intercepta donc et entreprit aussitôt de faire son rapport.

- Personne n'est entré ni sorti de la maison. Nous avons encore envoyé le nigrevole, mais il reporte une maison vide de tout occupant. Avec votre permission, j'enverrai un homme pour explorer le bâtiment.

- Vous n'avez pas ma permission. Je suis certain que si quelqu'un entre là-dedans, il n'en ressortira pas vivant. L'endroit est piégé. Ceux qui sont derrière tout ça n'ont plus l'intention de se cacher. Tannder a été délibérément attiré dans cette maison. Et on s'est servi pour ça de ce garçon. Assez habilement, je dois dire.

- Mais, il faut qu'on sache...

- Si vous voulez jouer votre propre vie à ce petit jeu, je ne vous en empêche pas, je peux comprendre qu'on ait hâte de visiter les Champs Bienheureux. Mais vous n'enverrez personne en mission-suicide. Est-ce clair ?

- Oui, Gyalken.

- Bien. Continuez à surveiller cet endroit. Un Passeur restera en permanence à l'auberge jusqu'à ce qu'on décide qu'il n'y a plus d'urgence.

Comme ils parcouraient le chemin, Aïn les rejoignit et se plaça près de Dennkar, dans la posture de communication.

- Si vous n'entrez pas dans la maison, je vais peut-être essayer de chercher la trace d'un transfert. Mais d'abord, il faut aller chercher Wenn Hyaï. Nous ne pouvons pas prendre le risque que vous soyez bloqué ici s'il m'arrivait quelque chose.

- Ce que vous comptez faire est dangereux ?

- Peut-être pas dangereux. Mais délicat, certainement.

- De toute façon, il faut convaincre Wenn Hyaï. Ça ne va pas être facile.

- Je connais Wenn Hyaï. Il ne refusera certainement pas de vous aider. Même si cela signifie la fin de sa bienheureuse tranquillité. Et, dites-moi, vous n'aviez pas vraiment l'intention d'utiliser Karik comme appât?

- Non, bien sûr! Mais ça lui donne l'impression d'être vraiment engagé dans le sauvetage de son maître. Et le fait que je ne compte pas me servir de lui n'enlève rien à son courage et à sa loyauté. J'aime bien ce garçon. Tannder a eu raison de le sortir de sa condition.


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Wenn Hyaï, effectivement, ne refusa pas son concours. Il quitta, sans un mot de protestation sa petite hutte, perchée au sein d'un paysage que n'aurait pas dédaigné un peintre taoïste. Son pelage vert sombre avait par endroit des reflets argentés, et ses mouvements n'avaient pas tout-à-fait la même vivacité souple que ceux d'Aïn, mais c'était le seul signe de son âge avancé. Lorsqu'ils furent de retour à Kardenang, dans le ''clos bleu'' de l'auberge, Dennkar donna ses consignes:

- Karik, tu ne quittes pas Maître Wenn Hyaï. Vous nous suivrez de loin jusqu'au groupe de maisons. Je ne veux pas que vous approchiez plus qu'il n'est nécessaire pour avoir une vue dégagée de la maison. Si quelque chose m'arrive et que je suis incapable de donner des ordres, je veux que vous partiez immédiatement rejoindre le groupe sur Tandil. La mission prioritaire de Maître Wenn Hyaï est de s'assurer que l'Empereur dispose toujours d'un système efficace lui permettant de se déplacer et de communiquer. La mission de Karik est de servir Maître Wenn Hyaï et de l'aider à remplir sa mission.


Dehors, on commençait tout juste à percevoir les premiers signes de l'approche de l'aube. La température semblait avoir soudain considérablement baissé et l'humidité de l'air marin se condensait en une rosée qui mouillait désagréablement toute chose. Karik frissonna dans sa tenue de camouflage tout en s'efforçant de ne pas perdre de vue les silhouettes vagues de Maître Dennkar et Aïn qui cheminaient sans un bruit, ombres dans la quasi-obscurité. Soudain, il sentit que son compagnon s'était rapproché au point de frôler sa jambe et il posa tout naturellement sa main sur son cou.

- Mon garçon, il semble que nous allons faire équipe toi et moi. Tu veux bien me rendre un service ?

- Euh... Oui Honorable Maître Passeur. Que voulez-vous que je fasse ?

- Eh bien, il y a un certain temps que je vis tout seul et que personne de ton espèce ne m'a gratté derrière les oreilles...

Malgré la gravité des circonstances, Karik se retint avec peine d'éclater de rire, mais son amusement fit quand même comme un feu d'artifice mental qui ne pouvait échapper au Passeur dont c'était d'ailleurs le but. Il fallait desserrer l'étau d'angoisse qui étreignait son esprit.

- Tu peux rire, gamin, mais gratte-moi quand même.

Ils étaient maintenant en vue de la maison et Wenn Hyaï s'assit au bord du chemin et s'abandonna aux soins de Karik qui avait de la chose une certaine pratique acquise auprès d'Ugo et s'acquitta de sa tâche avec une conscience digne de tous les éloges tout en observant attentivement les ombres indistinctes du Passeur et du Guerrier.


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En général, un Passeur ne s'attardait dans l'En-dehors que durant le délai strictement nécessaire aux opérations complexes nécessitées par le voyage. Ce temps n'était pas mesurable et n'était en fait qu'une durée purement subjective. En d'autres termes, tant qu'il ne se transférait pas vers un autre lieu, un Passeur pouvait fort bien demeurer une heure ou plus dans l'En-dehors et revenir à son point de départ sans même l'avoir jamais quitté. La seule limite à un tel séjour était la résistance mentale du Passeur. Le seul fait de maintenir la concentration nécessaire à une pensée cohérente était extrêmement éprouvant et, si l'on n'y prenait garde, on pouvait tout simplement perdre la raison. Mais Aïn était sans doute le meilleur et le plus résistant des experts de son temps dans l'art de sonder l'En-dehors. Il l'avait prouvé en retrouvant la trace ténue de Julien jusqu'à son monde d'origine. Un exploit surpassé seulement par l'héroïque quête de Yol l'Intrépide, maintenant Ugo le chien, et connu pour jamais comme ''Yol, le Sauveur de Yulmir''. Il ne lui fallut que quelques secondes pour entrevoir ce qu'il cherchait. L'En-Dehors, la substance même de l'Univers, portait encore la trace d'une déchirure qu'aucun Passeur n'avait pu provoquer. L'image mentale qui résultait d'un tel acte était celle d'une balafre où les lignes de force de l'espace avaient été comme fondues et soudées pêle-mêle. Il comprit aussitôt que ce viol barbare n'était pas le fait d'un être vivant, quel qu'il soit. C'était la signature d'une machine. De telles machines n'existaient pas dans les Neuf Mondes. Mais des tentatives avaient paraît-il été faites avant la catastrophe qui avait scellé le sort du monde dévasté d'Emm Talak. Si quelqu'un avait réussi à mettre la main sur un de ces prototypes et poursuivi le développement, on avait tout lieu de s'inquiéter. Cependant, la situation présentait un petit avantage : ceux qui utilisaient cette machine n'avaient apparemment pas conscience des bouleversements qu'ils causaient et, par conséquent, ils ne prenaient aucune mesure pour effacer ou même brouiller un tant soit peu les traces de leur action.


Il n'était malheureusement pas question de se précipiter pour remonter cette piste pourtant évidente. Outre le fait qu'il ignorait où elle menait, Aïn n'excluait pas qu'il puisse s'agir d'un piège. En outre, s'il parvenait à retrouver Tannder, il ne fallait pas oublier que celui-ci avait disparu avec trois de ses hommes. C'était plus que ce qu'il pouvait être sûr de ramener en une fois et il ne disposerait peut-être pas de deux occasions pour agir. Aussi, à moins de se résoudre à abandonner l'un des hommes à son sort, il devrait demander l'aide d'un autre Passeur. Il devraient aussi emmener avec eux un humain pour éviter d'échouer faute de pouvoir utiliser un outil ou une arme. L'idéal eût été de solliciter le concours de Julien, qui était à la fois un humain et un Passeur, mais il était peu probable qu'une telle demande soit approuvée par Dennkar. Il ne pouvait rien accomplir de plus pour l'instant, aussi décida-t-il de quitter l'En-dehors.


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Ils tinrent conseil dans le Clos bleu de l'auberge. D'un commun accord, il décidèrent de ne rien dire à Julien. Sa réaction était aussi prévisible que la marée. On évitait ainsi d'avoir à l'empêcher de commettre la folie de se lancer au secours de Tannder. Il n'était absolument pas question de l'impliquer dans cette affaire. Il n'était pas non plus question de lui mentir ou même de lui dissimuler des faits, et Aïn était certain que, même s'il refusait de l'emmener, Julien était parfaitement capable de juger qu'il avait une chance de réussir et pourrait bien se lancer de lui-même dans l'aventure. Il valait donc mieux s'abstenir de le rencontrer. On ne pouvait non plus risquer que Dennkar soit capturé ou tué. Il était essentiel que l'Empereur ait toujours près de lui un véritable conseiller. Il faudrait se résoudre à emmener l'un des hommes restants de Tannder. Le choix du Passeur s'imposait, ce serait Wakhann. Aïn avait déjà fusionné avec lui et il faisait partie du cercle restreint des intimes de Julien.

- Je veux y aller !

Karik venait apparemment de trouver le courage de s'exprimer. Dennkar ouvrit les yeux. Le conseil avec les deux Passeurs s'était jusque là tenu mentalement, mais Karik n'avait pu s'empêcher de parler à haute voix. Le Guerrier se retint de rabrouer l'insolent, au lieu de quoi, il le fixa d'un air interrogateur.

- Je sais bien que j'ai l'air d'un gamin, mais j'ai quinze cycles. Je sais me servir d'une arme, Maître Tannder m'a entraîné lui-même. Maître Aïn me connaît bien et moi aussi, je le connais. Avec lui, je n'aurai pas peur parce que je sais que je peux avoir complètement confiance en lui pour nous sortir de n'importe quelle situation. Les types de la sécurité, ils sont bien, mais ils ne peuvent pas s'entendre aussi bien avec lui. Et Maître Tannder n'arrête pas de me répéter que c'est le plus important pour réussir une mission. Et puis... Et puis je ne supporte pas de rester là sans rien faire pour l'aider.

Comme Dennkar se taisait, Karik insista :

- Donnez-moi une de ces armes interdites. Je suis meilleur avec que la plupart de ceux que j'ai vu s'entraîner. Même Maître Tannder a fini par le reconnaître.

- Ton Maître ne voudrait certainement pas que tu risques ta vie pour lui.

- C'est vrai. Mais il voudrait encore moins qu'Aïn risque la sienne. Ou n'importe qui d'autre d'ailleurs. Il dirait que s'il a été assez bête pour se faire prendre, ça n'est pas la peine de risquer la peau de quelqu'un pour le récupérer.

Dennkar ne put s'empêcher d'esquisser un sourire. C'était typiquement le genre de chose que Tannder aurait pu dire. Il consulta brièvement mentalement et en privé son vieil ami Wenn Hyaï, puis il énonça sa décision.

- Maître Aïn va aller chercher son collègue. Cela ne lui prendra pas très longtemps. Pendant ce temps, tu vas bien réfléchir. Effectivement, si Niil est assez vieux pour être Premier sire des Ksantiris, on peut considérer que tu es en âge de décider toi-même de risquer ta vie et celle des autres. Je te demande de bien te souvenir que si tu ne te montres pas à la hauteur de la situation, cela risque d'avoir des conséquences terribles. Aïn me dit qu'il te fait confiance, mais maintenant, c'est à toi-même qu'il faut que tu poses la question. Si tu es toujours décidé à participer à l'opération lorsqu'Aïn reviendra, tu as ma permission de te porter volontaire.


Lorsque les deux Passeurs surgirent de nouveau dans la pièce, Karik n'avait pas changé d'avis. Cependant, après un bref conciliabule, les Passeurs annoncèrent que Wakhann lui, ne participerait pas là l'opération. Les coordonnées de la base sur Tandil lui avaient été transmises, et il resterait bien sûr avec Dennkar, mais il serait remplacé par Maître Wenn Hyaï. Il était en effet hors de question de demander à quelqu'un qui portait un petit de participer à une expédition aussi périlleuse et Wakhann, qui s'était déterminé femelle quelques semaines auparavant, avait commencé sa gestation.


Karik reçut donc en plus d'un couteau réglementaire, l'une des armes de poing, strictement illégales, affectées au groupe de sécurité et, fermement agrippé au pelage des deux Passeurs, il s'embarqua pour l'inconnu.


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Il ne sut absolument rien de l'exploit réalisé par ces artistes de l'En-dehors qu'étaient ses compagnons. Il ne suivit pas leur difficile cheminement au sein du chaos interstitiel qui sépare notre réalité de l'amnios apparemment dépourvu de sens qui l'entoure. Il fut simplement transporté, sans aucun mouvement, dans un long couloir aux parois de métal gris clair. Deux bandes qui couraient au ras du plafond dispensaient une lumière proche de celle du jour et le sol était couvert d'un revêtement souple d'une teinte vaguement bleu-vert. Des rectangles étaient dessinés à intervalles réguliers de part et d'autre du couloir et semblaient figurer des portes. Ils portaient de gros caractères qui devaient être des numéros, mais aucune fente ou discontinuité dans le métal ne laissait cependant soupçonner la présence d'une ouverture.

- Nous sommes apparemment dans une sorte de forteresse ou de prison, l'informa Wenn Hyaï. L'un des hommes de Tannder se trouve derrière cette paroi. On l'interroge. Je crois que tu vas malheureusement devoir te servir de ton arme. Il va falloir tuer trois hommes. Crois-tu que tu pourras ?

Karik se sentit pris d'une soudaine faiblesse et dut s'appuyer fortement sur le dos des Passeurs pour garder son équilibre. Il s'était préparé à la violence d'un combat éventuel, mais pas à l'idée d'abattre froidement trois inconnus sans même un mot de défi.

- Si tu penses que tu ne pourras pas, je te ramène à l'auberge. Il n'y a pas de honte à cela. Je reviendrai avec l'un des hommes de Tannder. Et maintenant que je connais le chemin, ce ne sera pas une grande perte de temps.

- Non, laissez-moi juste un petit moment. De toute façon, il faudra que quelqu'un s'en charge.

- Comme tu voudras. Mais ne les manque pas. Si jamais ils ont le temps de donner l'alarme...

Mais Karik s'était repris. Ces hommes étaient probablement en train de sonder ou de torturer un prisonnier, sans le moindre état d'âme, alors que d'autres faisaient sans doute subir le même sort à Tannder et ses deux autres compagnons. Il fallait en finir. Vite. Ce n'était pas le moment de faire des allers-et-retours et d'avoir des regrets. Il avait voulu être au cœur de l'action. Il y était.

- Amenez-moi à l'intérieur et aplatissez-vous. Je me charge du reste.

- Aïn va rester ici un petit moment. Inutile, d'encombrer ton champ de tir. Prépare-toi.

Le garçon sortit de son étui l'arme étrange et fixa à son poignet la lanière qui lui éviterait de la perdre au cas où il devrait combattre au corps-à-corps. C'était une petite chose de matière synthétique noire, à peine plus grande que sa main et qui propulsait à très haute vitesse, grâce à une impulsion magnétique, de minuscules grains d'une matière extrêmement dense dont l'énergie cinétique, énorme, se dispersait brutalement à l'impact avec des résultats dévastateurs.

- Allons-y, je suis prêt.

Il fut immédiatement dans la pièce. Alors que Wenn Hyaï s'aplatissait au sol comme il le lui avait demandé, il laissa ses réflexes agir et tira trois projectiles sur les silhouettes manifestement humaines entourant la table où gisait un corps nu. L'arme n'utilisait aucun explosif, mais la vitesse supersonique produisit trois détonations sèches qui se succédèrent a une cadence incroyablement rapide. Il s'était entraîné sur des cibles et même, plusieurs fois, sur des mannequins, mais rien ne pouvait l'avoir préparé à l'horreur des torses explosés, aux murs se couvrant subitement de grandes traînées de grosses gouttes rouges et, quelques instants plus tard, à l'odeur puissante d'excréments. Il vomit violemment alors que Wenn Hyaï se précipitait vers la table. Confusément, il perçut du coin de l'œil la tache bleue du pelage d'Aïn qui les rejoignait et se sentit sombrer doucement dans l'inconscience.


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Il revint à lui quelques instants plus tard. Aïn lui léchait le visage.

- Réveille-toi, mon garçon. Il faut encore libérer ce pauvre type. Il vit encore. Et non, ce n'est pas Tannder.

Karik se remit tant bien que mal sur ses pieds et s'approcha de la table d'acier en s'efforçant de ne pas regarder les murs où de petits morceaux de chair continuaient de glisser lentement vers le sol. Le Guerrier était conscient, mais il avait les yeux fermés et semblait absorbé par sa communication avec Wenn Hyaï qui s'était hissé jusqu'à lui et maintenait sa patte sur son front. Karik trouva rapidement le mécanisme qui déverrouillait les bandes de métal souple qui maintenaient ses poignets, ses chevilles et son cou. Aïn se pressa de nouveau contre lui :

- Nous allons partir, maintenant.

- Mais... Et Tannder ?

- Nous reviendrons dans très peu de temps. Il nous faut des renseignements.

Et ils furent de nouveau dans le clos bleu de l'auberge.


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Je réponds aux louanges (méritées ou non) comme aux critiques pourvus qu'elles demeurent courtoises.

« Il n'est pas d'éloge flatteur sans la liberté de blâmer » (Beaumarchais)