AVERTISSEMENT

Cette histoire est écrite ainsi qu'il me convient avec, là où il faut, des passages que la censure, formelle ou non, s'empresserait de supprimer si je m'avisais d'en tenter la publication ailleurs qu'ici, l'un des derniers havres de liberté textuelle.

Mais il ne s'agit pas non plus d'un récit où le sexe tient une part essentielle. Il se trouve qu'il occupe une place telle qu'on peut l'imaginer chez des garçons de l'âge des protagonistes avec cette différence essentielle, toutefois, qu'une culture moins répressive que la nôtre ne favorise pas une fixation obsessionnelle sur la chose. En d'autres termes, on pratique plus, mais on y pense moins. D'un point de vue purement littéraire, on peut peut-être déplorer la perte de cette charge émotionnelle qu'ajoute incontestablement la transgression de l'interdit mais, à choisir, j'incline à préférer une approche des plaisirs des sens qui ne favorise pas les tendances suicidaires de gamins trop jeunes encore pour avoir vraiment vécu.

Ceci n'est donc ni un ouvrage qu'on lit de la main gauche, ni un conte expurgé pour la jeunesse. Bien que nullement dépourvu d'épices, il risque cependant de lasser les amateurs de sauces incendiaires.

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Quelques mots, enfin, s'imposent pour saluer la patience et le savoir-faire de David Clarke qui m'a permis de mener à bien ce qui, sans lui, ne serait demeuré qu'un projet vaguement caressé et à jamais avorté.



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JULIEN

I

Le retour aux Neuf Mondes

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Cy n'entrez pas, hypocrites, bigotz,

Vieux matagotz, marmiteux borsouflés,

Torcoulx, badaux, plus que n'estoient les Gots,

Ny Ostrogotz, precurseurs des magotz :

Haires, cagotz, cafars empantouflés,

Gueux mitouflés, frapparts escorniflés,

Befflés, enflés, fagoteurs de tabus ;

Tirez ailleurs pour vendre vos abus.



(Rabelais, inscription sur la porte de l'Abbaye de Thélème)





Prologue


Yol


''Trouve-le et ramène-le'', c'étaient ses ordres. C'était la mission la plus importante de toute son existence. Et pendant longtemps, si longtemps, il avait cherché, et cherché encore, comme des milliers de ses frères. Il avait cherché de plus en plus plus loin, suivant une piste de plus en plus froide et ténue.

Et il l'avait trouvé ! Il l'avait trouvé parce qu'il avait fait ce qu'aucun autre n'avait osé faire : il s'était écarté des Routes et des Chemins, il avait quitté les Neuf Mondes. Il s'était élancé dans une faille de l'univers, si infime qu'elle avait échappé à tous, si profonde qu'elle l'avait entraîné jusqu'ici, si loin, si loin qu'il savait qu'il ne pourrait jamais retourner.

Il était trop loin pour ramener celui qu'il était venu chercher. Mais il l'avait trouvé ! Et s'il ne pouvait pas le ramener, eh bien, il allait quand même lui ouvrir la Porte. Il faudrait que cela suffise. Lui, il resterait prisonnier du piège de ce monde, mais grâce à son sacrifice, le garçon passerait. Il l'avait préparé pour ça, sans qu'il le sache, sans même que l'enfant ait conscience de son existence à lui, Yol. Il s'était glissé dans ses rêves, il lui avait fait voir ce qu'il devait voir, il avait même réussi à lui redonner le souvenir d'une langue qu'il n'avait jamais apprise. Il y avait consacré tout son temps, mais maintenant, il était prêt et il n'y avait plus aucune raison d'attendre.


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Chapitre 1


Niil



En ce temps là, on allait encore sur la lune. La télévision découvrait la couleur. Les ordinateurs se nourrissaient de cartes perforées. Les Russes faisaient semblant de vouloir réaliser sur la terre le Paradis Socialiste Soviétique et les Américains, de les en empêcher au nom de la Liberté et de la Libre Entreprise. Abbey road était connue du monde entier, la Flower Generation parcourait les chemins de Katmandou et l'acide lysergique était la porte du Nirvana.

Julien, douze ans trois quarts, rêvait du vaste monde en parcourant la plage par un froid matin gris. Un matin du mois de juillet pourtant. Encore un été pourri. Mais Julien s'en moquait. Il était en vacances et cherchait les bouteilles qu'apportait la marée, ou les flotteurs de verre épais échappés des filets des pêcheurs. Il en avait toute une collection, dans le grenier de la petite maison de vacances que ses parents avaient fait construire dans les dunes de ce minuscule bourg perdu du Cotentin.

Les mains dans les poches de son ciré jaune il allait, tête nue, insoucieux du vent, les cheveux trempés par la bruine qui dégouttait doucement dans le col de sa chemise à carreaux. Il ne sentait pas le froid sur ses jambes nues et il avait laissé dans le sémaphore en ruines ses sandales de plastique.

Ugo, le chien bouvier, avait détalé, courant le long des vagues sur la laisse de sable dur, ridée par endroits d'étranges ondulations, comme une eau pétrifiée. Il le voyait, très loin, noir et massif, qui grattait frénétiquement le sable compact. Peut-être avait il trouvé une charogne appétissante... Il avait le même âge que son jeune maître mais lui, par contre, commençait à se faire vieux, et Julien appréhendait le moment chaque jour un peu plus proche où l'énorme copain hirsute lui fausserait à jamais compagnie.

Finalement, il avait cessé de s'agiter et revenait au petit trot, la gueule vide, au grand soulagement du garçon peu désireux de contempler un vieil os ou, pire, quelque rat crevé.

“ Alors mon vieux, qu'est-ce que tu as encore trouvé ? Tu veux me montrer ?

Le chien marchait à son côté, remuant doucement la queue, se frottant légèrement contre lui ainsi qu'il en avait l'habitude lorsqu'ils partaient en promenade. Ils se comprenaient bien. L'enfant et le chiot avaient grandi ensemble. Le chien beaucoup plus vite que l'humain. Et maintenant encore, Julien le considérait confusément à la fois comme un adulte, un vieil oncle affectueux et plein de manies, et comme un petit frère qui se refuserait à grandir. Il croyait le connaître et s'imaginait presque l'entendre penser. Mais rien ne pouvait l'avoir préparé à ce qu'il découvrit en arrivant à l'endroit marqué par Ugo.

Là, sur le sable compact, s'étalait sur près de trois mètres de diamètre un entrelacs complexe de lignes grattées qui formaient comme une calligraphie d'une incroyable perfection, un motif qui ne ressemblait à rien de connu et qui, pourtant...

Un klirk ! Cette chose était un klirk. Julien en était absolument certain. Quant à ce que pouvait bien être un klirk, il n'en avait pas la moindre idée. De plus, il le voyait à l'envers, il fallait en faire le tour pour le voir à l'endroit.

“ C'est toi qui as fait ça, Ugo ?”

Assis, le chien le regardait en penchant la tête, l'air plus innocent que jamais.

“ Tu te fiches de moi, hein. Tu fais semblant de ne pas comprendre.”

En fait, qu'espérait-il ? Que le chien lui réponde ? Il lui gratta la tête d'un geste familier et entreprit de contourner le klirk.

Effectivement, vue de l'autre côté, la chose prenait tout son sens. Un sens évident, mais qui lui échappait, comme le mot qu'on cherche et qui fuit sur le bout de la langue. Ce klirk... c'était un signe, un panneau indicateur. Non, c'était... c'était... un chemin ! Voilà c'était un chemin pour aller...

Pour aller...


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“ Nom de Dieu !!!”

Julien était un garçon bien élevé, poli et qui réprouvait la vulgarité. Mais, se retrouver en un clin d'œil tout nu, au milieu d'un bois par une chaleur tropicale, voilà qui excusait tous les écarts de langage. Il était tout seul, aussi. Pas trace d'Ugo. Sous ses pieds, un genre de plaque d'égout en métal gris portait, profondément gravé, un exemplaire en réduction du même klirk qui venait de le transporter ici.

Parce que c'était à cela que servait un klirk, à voyager. Comment il le savait. Mystère. Mais il serait toujours temps de s'interroger plus tard. Pour l'instant, le plus urgent était de rentrer à la maison, et la chose n'allait peut-être pas être facile. Parce qu'à première vue, on n'était pas en Normandie. Ni en France... Ou alors, vraiment au Sud, en Provence, peut-être ?

Non, décidément non. Il n'était pas très calé en botanique, mais les arbres autour de lui n'étaient pas des pins parasols, il en était sûr et, à y bien regarder, ils ne ressemblaient à rien qu'il eût déjà rencontré. Et puis, on n'entendait pas de cigales, et les quelques fois où il était descendu dans le Midi, il avait toujours été frappé par leur vacarme. Il n'y avait pas non plus cette odeur caractéristique de sève de pin, de poussière et de fleurs sèches.

On n'était pas en Afrique non plus. Du moins, il ne croyait pas. Pas de baobabs, pas de palmiers, pas de jungle... Bon, il n'était jamais allé en Afrique, mais ça ne ressemblait certainement pas à ça. On aurait plutôt dit un parc, si l'on en jugeait par l'aspect bien peigné de la végétation. Les buissons, dont certains se paraient de fleurs étranges, étaient manifestement cultivés et le désordre apparent des arbres, suggérait qu'eux aussi avaient été plantés. Au moins, les insectes n'étaient pas agressifs; les rares qu'il avait aperçus ressemblaient à de petits scarabées brillants et multicolores. Dans sa tenue, c'était de loin préférable à des moustiques !

En Australie, peut-être ?

Julien était un fervent lecteur de Météor, Galaxie, Fiction, autant de revues qui publiaient la fine fleur des traductions de BD et de nouvelles américaines de science-fiction. Il avait souvent rêvé qu'un jour pas trop éloigné, on pourrait visiter la Lune, ou même Mars en touriste. Il aurait donné n'importe quoi pour aller dans l'espace. Et il avait l'esprit ouvert à toutes les fantaisies des auteurs de SF. Malgré tout, il hésitait à imaginer que...

Non. Julien était un garçon extrêmement intelligent, profondément rationnel. Il savait faire la différence entre les délires de l'imagination et la réalité. Et la réalité interdisait ce genre de supposition.

Mais la réalité n'admettait pas non plus qu'on soit transporté brusquement ailleurs par un klirk. Un KLIRK ! Comment pouvait-il même imaginer que ce machin s'appelait comme ça ?

Est-ce qu'il était en train de devenir fou ?

Ou bien, est-ce qu'il y avait du LSD dans son café au lait ?

Non, ça ne ressemblait pas aux descriptions qu'il avait lues. Et si c'était une hallucination, c'était drôlement convaincant. Il flottait même dans l'air une espèce de vague parfum qu'il était bien certain de n'avoir jamais respiré. Et, maintenant qu'il y prêtait attention, il se sentait légèrement désorienté, comme si son poids avait changé, un peu comme dans un ascenseur qui démarre.

Et ce machin, ce klirk, ça ne ressemblait vraiment à rien de connu. Pourtant Julien avait longuement exploré les rayons de la bibliothèque municipale et il pensait en savoir beaucoup sur les civilisations disparues.

Bon. Après tout, pourquoi pas ? C'était le genre de chose dont il se délectait dans ses revues de SF. Quoique, dans lesdites revues, si les aventures les plus extraordinaires étaient monnaie courante, il était totalement impossible, contraire aux lois de l'univers, qu'un personnage se retrouve à poil. Alors que là...

Remarque, si les habitants du coin étaient des lézards à fourrure, il se ficheraient complètement de l'anatomie du terrien en visite. Quand même... Il n'avait pas l'habitude de se promener le zizi à l'air. C'était gênant. On n'était pas à Woodstock ! Là-bas les gens se promenaient tout nus. ''Faites l'amour, pas la guerre'', qu'ils disaient. On disait même qu'ils le faisaient en public, l'amour !

Mais pour l'instant, la question n'était pas là, il n'avait aucune intention de rencontrer les indigènes. Il voulait retourner sur Terre. Ou en Normandie, s'il était encore sur la même planète. Et son esprit, comme toujours brillant, se montra à la hauteur du défi. Les klirks sont des chemins. Un chemin est fait pour être parcouru dans les deux sens. Il avait sous les pieds le klirk qui l'avait amené jusqu'ici. Ce même klirk allait le renvoyer illico à son point de départ. Sauvé !

Eh bien non ! Il eut beau tourner et retourner autour du rond de métal, le regarder sous tous les angles, rien n'y fit. Apparemment, c'était un sens unique. Et c'était d'autant plus frustrant qu'il semblait bien que ce fût Ugo, ce bon, ce brave, ce cher Ugo, cet inestimable et toujours loyal compagnon, qui lui avait joué cet infâme tour de cochon. Mais comment un chien, un chien tout à fait ordinaire, avait-il pu dessiner comme ça ? Et un klirk en plus !

Encore un mystère qu'il faudrait éclaircir lorsque tout ça serait rentré dans l'ordre. Si tant est que les choses s'arrangent un jour. Parce que, pour le moment, c'était plutôt mal parti. Pour l'heure, faute d'un chemin vers la Terre, il n'y avait guère d'autre choix que d'emprunter le sentier qui serpentait à travers les arbres.

Il parvint bientôt à la lisière du bois et s'arrêta. Une sorte de pelouse, pas vraiment composée d'herbe, plutôt d'une sorte de mousse épaisse, d'un vert carrément irlandais, couvrait un paysage de collines parsemé ça et là de petits bois et de constructions basses très largement espacées, sans ordre apparent. Mais ce qui le pétrifia, ce fut la vision du ciel d'un bleu céruléen, sans un nuage, où voguaient paresseusement d'énormes dirigeables multicolores.

Il ne possédait pas les mots qui lui auraient permis de décrire ce qu'il éprouvait, mais il reconnut immédiatement le sentiment d'une réalité plus présente, plus vraie, qui le laissait sans souffle, empli d'un bonheur ineffable et absolu. C'était ce qu'il vivait dans ces rêves trop rares dont il s'éveillait au matin avec le sentiment d'être soudain chassé du paradis, du seul endroit où il était, en quelque sorte, vraiment vivant.

Il les avait déjà vus, ces aéronefs somptueux, propulsés par de grandes hélices de toile aux couleurs vives. Il en avait rêvé, comme il avait rêvé de ce paysage. Il savait que quelque part, au-delà des collines peut-être, s'étendait une ville blanche dont il avait parcouru les jardins.

“ Hé !”

La voix juvénile le tira brutalement de sa transe.

“ Qui es-tu ? Qu'est-ce que tu fais ici ?”

Il n'avait pas entendu approcher derrière lui le garçon qui venait de l'interpeller. En fait, celui-ci s'était exprimé en tünnkeh et avait dit ''Kyé sou yinna ? Dir, kan djégui yinn ?'', mais Julien s'aperçut tout à coup qu'il comprenait et parlait le tünnkeh, la langue commune. Tout en dissimulant de son mieux son intimité, il répondit donc sans hésiter ''Nga Julien yin. Nga data lep song.'', c'est à dire :

“ Je suis Julien. Je viens d'arriver.”

Maintenant, le moindre doute n'était plus permis, on était vraiment très, très loin, de la Terre. Le garçon avait quelques centimètres de moins que lui et paraissait un tout petit peu plus jeune, mais il était difficile d'en être vraiment sûr à cause des dessins argentés qui ornaient son visage et son crâne entièrement rasé à l'exception d'un triangle de cheveux noirs au sommet de la tête. Il avait le teint hâlé, sous son maquillage, et des yeux marron très ordinaires... Il avait aussi l'avantage d'être vêtu d'une espèce de tunique beige, sans manches ni ceinture, qui lui arrivait aux genoux. Il portait des sandales et paraissait doté d'un nombre normal d'orteils.

“ Bienvenue. Je m'appelle Niil. Et tu arrives d'où, comme ça ?”

Le petit geste du menton et le sourire narquois qui accompagnaient la question se référaient ostensiblement, avec un manque total de tact, à la nudité du malheureux voyageur. Julien piqua un fard d'autant plus catastrophique qu'il était roux. D'un joli roux, d'ailleurs, nuance écureuil foncé, pas du tout carotte incendiaire. Mais un rouquin, quel qu'il soit, pour peu qu'il soit aussi un tantinet émotif, a tendance à s'allumer comme une balise bâbord à l'entrée d'un port.

“ C'est difficile à expliquer. Tu ne vas pas me croire, mais je te jure que c'est vrai. Je viens d'un autre monde. Tu comprends ?”

Il aurait bien ajouté,“Je viens en paix, conduisez-moi à votre chef”, mais il n'était pas certain qu'on saisirait la plaisanterie.

“ Je commençais à m'en douter. Mais qu'est-ce que ça a d'extraordinaire ?”

Débitée sur le ton de '' Il n'y avait pas trop de monde dans le Métro ? '' la question avait quelque chose de vaguement insultant. Enfin quoi ! Il venait de faire un voyage... interplanétaire? Intersidéral? Bref un truc complètement fou, et au lieu de le regarder avec l'incrédulité mêlée d'admiration que méritait l'événement, ce plouc en sarrau avait l'air de trouver ça normal.

“ Jusqu'aujourd'hui, je ne savais pas qu'il existait d'autres mondes. Je ne sais même pas comment je suis arrivé jusqu'ici.

“ Hein ! Tu n'as pas pris un klirk ?”

“ Si, mais normalement, chez moi, les klirks n'existent pas.”

“ C'est pas possible. Il y a des klirks dans les Neuf Mondes. Sans ça, on ne pourrait pas voyager.”

“ Justement, chez moi, on ne voyage pas comme ça.”

“ Comment on fait alors ?”

“ On prend une voiture, ou le train, ou bien l'avion. On prend aussi le bateau, mais c'est plus pour s'amuser qu'autre chose.”

“ Ces machins-là c'est comme nos glisseurs et nos volebulles, je suppose, c'est pas pour voyager, c'est pour se déplacer. De toute façon, pour venir jusqu'ici, il a bien fallu que tu prennes un klirk. Ça veut dire qu'il y en a forcément chez toi.”

Julien soupira. Le raisonnement était d'une logique imparable.

“ Je t'assure que là d'où je viens, personne n'a jamais entendu parler des klirks. Le mien, en fait, je crois bien que c'est mon chien qui l'a dessiné. Quand je l'ai vu, j'ai su tout de suite que c'était un klirk. Je savais comment ça s'appelait. J'étais tout content d'en voir un. Mais je ne savais pas à quoi ça servait. Et puis, j'ai eu l'impression que je le regardais à l'envers, alors j'ai fait le tour et je me suis retrouvé ici.”

“ Tout seul ?”

“ Ben... À part toi, j'ai vu personne d'autre.”

“ Non, je veux dire, tu as pris le klirk tout seul ? Sans Passeur ?”

“ Évidemment, il n'y avait personne avec moi.”

“ Ça, c'est pas possible.”

“ Comment ça ? C'est pas possible ? Je ne suis pas ici peut-être ?”

“ Tu ne peux pas faire fonctionner un klirk. Il n'y a que les Passeurs qui savent le faire. Et tu n'es pas un Passeur.”

“ Là, je suis d'accord avec toi, je ne suis pas un passeur. Je ne sais même pas ce que c'est. Mais je me suis quand même retrouvé tout seul dans ce parc, sans la moindre idée de ce qui m'y a envoyé.”

“ Pardonne-moi mais, tu parles comme un garçon. Tu es bien un garçon, n'est-ce pas ?”

“ Bien sûr que je suis un garçon ! Tiens, regarde !”

Julien écarta les bras, s'exposant au regard curieux de l'autre. Il était furieux. Que ce type ait pu penser un instant qu'il était une fille, ça dépassait tout le reste !

“ Évidemment... Mais alors pourquoi tu as les cheveux longs ?”

Julien n'avait pas les cheveux longs, il était allé chez le coiffeur moins d'une semaine auparavant. Sa mère avait été intraitable et elle était soutenue par toute l'autorité de son père : pas de hippies à la maison. Il pourrait ressembler aux Beatles quand il serait capable de subvenir à ses propres besoins. Qu'est-ce qu'il croyait ? On n'était pas sur les barricades, ici ! C'est tout juste s'il avait pu obtenir de garder les oreilles couvertes.

“ Comment ça ?”

Le garçon fronça les sourcils et le regarda comme s'il était un parfait crétin. Ou un extraterrestre. Et en fait, il n'était pas autre chose.

“ Ben... Je ne sais pas comment c'est chez toi, mais ici, sur Nüngen, tu es coiffé comme une fille. Sur Dvârinn aussi d'ailleurs. En fait, partout dans les Neuf Mondes.”

Julien se sentit tout d'un coup épuisé. Cette discussion absurde sur sa coupe de cheveux, c'était le coup de grâce.”

“ Écoute, machin !”

Un instant, Julien eut l'impression que l'autre allait le frapper, mais il s'en fichait. Il en avait par-dessus la tête de ce cirque. Mais le garçon se reprit et s'inclina avec une raideur affectée.

“ Je m'appelle Niil, des Ksantiris. Et je m'excuse de ne pas m'être présenté correctement.”

La colère de Julien retomba d'un coup. Après tout, il avait des excuses, ce Niil.

“ Pardonne-moi aussi, toute cette histoire m'a mis les nerfs en pelote. Les Neuf Mondes, comme tu dis, je ne sais pas ce que c'est. Je te répète que je viens d'arriver. Tout seul. Et maintenant, tu me crois ou tu ne me crois pas. C'est ton affaire. Mais je ne vois pas ce que je pourrais dire d'autre pour te convaincre.”

Niil ne répondit pas tout de suite. La tête légèrement penchée de côté, il semblait tenter de lire quelque chose sur la figure du visiteur. Finalement, il prit une grande inspiration, comme lorsqu'on s'apprête à sauter d'un plongeoir, et déclara.

“ Ce que tu me racontes n'as pas de sens. N'importe qui dirait que tu es fou. Mais je crois que tu penses vraiment ce que tu dis. Et puis tu as l'air de quelqu'un de bien. Même si tu n'es qu'un sans-famille.”

Devant la mine choquée de Julien, il se reprit :

“  Enfin, je veux dire que tu n'appartiens pas à l'une des Nobles Familles... Tu ne portes pas de Marques. Oui, eh bien, même comme ça, je ne sais pas pourquoi, mais je crois que je te trouve sympathique.”

“ Merci.”

Le manque d'enthousiasme de la réponse le poussa à expliquer.

“ Normalement, un Noble fils n'a pas le droit d'avoir des amis qui ne sont pas des Nobles fils ou des Nobles filles. Ça n'est pas vraiment interdit, mais ça ne se fait pas. Tu comprends ?”

“ Je crois, oui. Je ne suis pas assez bien pour toi, mais peut-être que tu vas faire une exception parce que j'ai une bonne tête. C'est ça ?”

Niil pâlit et Julien se prépara au coup qui allait immanquablement venir. Il en avait plus qu'assez. Sa situation était suffisamment dramatique et il n'avait pas l'intention de supporter la condescendance de cet espèce de snob. Tant pis pour les conséquences.

Mais il n'avait pas affaire à n'importe quel gamin mal élevé. Niil ferma les yeux quelques secondes, respira un grand coup, rouvrit les yeux, et se fendit d'un grand sourire.

“ Pardonne-moi encore, ce n'est pas du tout ce que je voulais dire. J'essayais seulement de t'expliquer. Je m'y suis mal pris parce que je n'ai pas l'habitude de parler à des gens qui ne sont pas de ma Maison. Et toi, non seulement tu n'es pas de ma Maison, mais tu es d'encore plus loin. Tu sais, je n'ai pas le droit d'avoir des amis de mon âge s'il ne sont pas d'une Noble Famille, et sur Dvârinn, les Nobles Maisons sont très loin les unes des autres. Ça fait que je suis que je suis plutôt tout seul. J'ai bien deux frères, mais il ne sont presque jamais là. Et de toute façon, il sont beaucoup plus vieux que moi. Alors, je me dis que peut-être... enfin... voilà, je sais pas pourquoi, mais je te crois et... Je ne sais pas trop comment te dire ça, mais j'ai envie de te connaître. Ça va comme ça ?”

Honteux de sa première réaction, la gorge étrangement serrée, Julien ne put qu'articuler un Merci” à peine audible. Il était soulagé bien au delà de ce qu'il aurait pu imaginer. Soudain, il se rendit compte à quel point il lui semblait important que Niil accepte de croire son histoire.

“ Ne me remercie pas trop vite. Je suis un Ksantiri.”

“ Et alors ?”

Niil secoua la tête.

“ Tu n'es vraiment pas d'ici. Dans les Neuf Mondes, on sait qu'il ne fait pas bon trahir la confiance d'un Ksantiri.”

“ Ça ne me dérange pas, ça n'est pas mon genre.”

“ Tant mieux. Maintenant, dis-moi comment je peux t'aider.”

“ Eh bien, le mieux serait de me dire comment rentrer chez moi. Mais si tu ne sais pas, tu pourrais peut être me trouver des vêtements. Je me sens un peu... gêné, quoi.”

Niil le détailla ostensiblement des pieds à la tête puis déclara avec un petit sourire.

“ Tu sais, j'ai déjà vu des créatures plus laides... mais je comprends que tu n'aies pas envie de rencontrer ma cousine dans cette tenue. D'ailleurs, je ne comprends pas pourquoi tu es tout nu. On ne porte pas de vêtements chez toi ?

“ Bien sûr que si ! Mais je ne les avais plus en arrivant ici.”

“ Encore un truc bizarre... Un Passeur qui te ferait ce genre de plaisanterie serait certainement rayé de son Ordre.”

“ Ça m'est sans doute arrivé justement parce que je n'en avais pas, de Passeur, comme tu dis.”

“ Bon. On va déjà aller voir jusqu'au klirk et puis, si on ne trouve rien de spécial, je t'emmènerai chez Izkya, c'est ma cousine. Je suis en visite.”

“ Mais je ne veux voir personne !

“ Pourquoi ? Je t'assure que tu n'es pas mal du tout, malgré tes cheveux de fille.”

Puis devant la mine incertaine de Julien, il éclata de rire.

“ Mais non, ne t'inquiète pas ! Je vais te rapporter un abba, un vêtement comme celui-ci. La maison est tout près, juste de l'autre côté du parc.”


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Je réponds aux louanges (méritées ou non) comme aux critiques pourvus qu'elles demeurent courtoises.

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