Chapitre 6


Fortune plango vulnera...


Julien commençait à manquer d'air. Il avait l'impression d'avoir plongé depuis une éternité. Il savait que son corps, livré à lui-même, remontait doucement vers la surface. Mais le projectile qu'il avait reçu l'avait empêché de prendre une inspiration suffisante et, de plus, il ignorait à quelle profondeur il avait été entraîné. Il ne pourrait pas tenir bien longtemps. Il décida que l'obscurité était un peu moins dense dans la direction de ses pieds et, perdu pour perdu, il s'efforça de se propulser vers ce qui était peut-être le salut.

Dès le premier mouvement, il eut l'impression qu'on lui transperçait la poitrine, mais la douleur n'avait plus aucune importance : dans quelques poignées de secondes, il serait incapable de maîtriser les ultimes réflexes de son corps à l'agonie et il allait respirer de l'eau. Chaque brasse lui coûtait un effort immense et il savait qu'il brûlait ses dernières forces. Il n'avait pas peur. Comparée à la souffrance qui le déchirait, même l'horreur de la noyade ressemblait de plus en plus à un soulagement. Il aurait été si facile d'abandonner... Mais quelque chose en lui refusait de céder. Il lutterait tant que son corps continuerait de lui obéir. La douleur était atroce.

Mais quelques instants plus tard, à bout de forces et de souffle, il finit par admettre que son chemin s'arrêtait là. Il fallait bien mourir un jour et ce jour était venu. Il ouvrit la bouche et laissa s'échapper l'air qui semblait vouloir faire éclater ses poumons dans un cri de souffrance et de désespoir hideusement déformé par un torrent de bulles... et qui s'acheva en un râle sous un ciel incroyablement plein d'étoiles.

Julien aspira goulûment de l'air. DE L'AIR ! Insoucieux de sa blessure, il s'adonnait au plaisir de respirer de nouveau ; et tant pis si chaque inspiration était une déchirure dans son dos ; tant pis si chaque mouvement qu'il faisait pour se maintenir à la surface paraissait retourner dans sa plaie le fer de la flèche qui l'avait atteint.

“ Julien, plonge !”

C'était la voix d'Izkya, tout près de lui, sur sa gauche. Comme il ne réagissait pas, elle insista :

“ Il faut nager sous l'eau, vers les lumières !”

Elle vint tout près et lui saisit l'épaule. Il la distingua enfin et vit qu'elle tendait le bras vers un groupe de lumières sur la rive. Elles lui parurent à une distance énorme.

“ Je ne sais pas si je pourrai, je suis blessé.”

“ Je vais t'aider, fit la voix de Niil qui venait d'émerger tout contre lui sur sa droite; où est-tu blessé ?”

“ Dans le dos, à droite.”

À cet instant, des éclaboussures jaillirent autour d'eux. Les plus proches n'étaient pas à plus de deux ou trois longueurs de bras. Julien comprit immédiatement que les tireurs continuaient de s'acharner sur eux. Il plongea en canard, s'enfonçant le plus possible et, utilisant ses jambes et son bras gauche, entreprit de se propulser dans la direction indiquée.

Cela faisait toujours un mal de chien, et il se demandait aussi combien de sang il avait déjà perdu. De toute façon, il ne pourrait jamais atteindre la rive... Il sentit une main qui agrippait sa tunique à l'épaule et qui le tirait vigoureusement. Il comprit et, cessant d'utiliser ses bras, il se concentra afin de donner à ses battements de jambes un maximum d'efficacité. Puis il émergea un instant et constata que c'était Niil qui l'aidait ainsi. Izkya, à quelques brasses en avant, se retourna et les aperçut.

“ Je vais l'aider de l'autre côté, annonça-t-elle en revenant vers les garçons.”

Ils replongèrent sans qu'aucun projectile ait été tiré contre eux. Ils n'avançaient pas très vite, mais au moins Julien reprenait espoir malgré la douleur qui continuait de tarauder sa poitrine.

Ils faisaient surface toutes les trente secondes environ, avec à chaque fois la crainte d'entendre le clapotis des flèches dans l'eau, mais leur poursuivant semblait les avoir perdus de vue, ce qui n'avait rien d'étonnant dans cette obscurité. Cependant, ils continuaient de progresser autant que possible en plongée, de peur de se trahir par des éclaboussures. Julien était épuisé et ses battements de pieds perdaient le semblant de coordination qu'il s'était jusque là efforcé de leur imposer. Soudain, ils entendirent des appels ; ils distinguèrent aussi des lumières qui se déplaçaient à la surface de l'eau.

“ Des bateaux. On vient nous chercher.”

Le soulagement s'entendait dans la voix de Niil. Mais avant qu'il ait pu reprendre son souffle pour appeler les sauveteurs, Izkya doucha son bel optimisme :

“ C'est peut-être des amis de ceux qui nous ont ratés qui viennent terminer le travail.”

Ils ne pouvaient faire confiance à personne. Ils reprirent leur progression, en surface cette fois en se contentant de surveiller les embarcations qui, fort heureusement, ne paraissaient pas se rapprocher.


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Il leurs fallut plus d'une demi-heure pour atteindre la rive. Julien se demandait vaguement comment il était encore vivant alors qu'il devait avoir perdu la moitié de son sang, mais il était si épuisé que rien n'avait plus d'importance. Même la douleur dans sa poitrine semblait s'engourdir un peu. Le courant, quoique faible en cet endroit, les avait entraînés sur une distance considérable et, au lieu du quai de pierre auquel ils avaient amarré leur bateau l'après-midi même, ils abordèrent à un ponton délabré où ils durent tâtonner plusieurs minutes, accrochés à des piliers gluants de vase et d'algues, avant de découvrir quelques échelons qui leur permirent de se hisser au sec.

L'opération fut particulièrement difficile pour Julien qui ne pouvait plus se servir de son bras droit. Il fallut les effort conjugués de ses deux compagnons pour qu'il de retrouve enfin assis au bord du quai. Immédiatement, Niil entreprit de déboutonner sa tunique.

“ Il faut regarder ce que tu as.”

Julien se laissa faire. Il était à bout de forces et incapable de la moindre réaction. Avec d'infinies précautions, Niil parvint à retirer le vêtement, non sans arracher quelques plaintes au malheureux. On n'y voyait pas grand chose. La seule lumière, à part la clarté des étoiles, provenait de la lueur diffuse des quartiers illuminés de la cité.

“ Ça va, il n'y a pas de trou.”

Malgré son état d'hébétude, Julien protesta.

“ C'est pas possible ! Je suis sûr d'avoir reçu une flèche. Et puis ça fait très mal !”

Ce fut Izkya qui expliqua :

“ Tu as bien reçu un dard. Mais un hatik n'est pas seulement joli, il est fait pour protéger celui qui le porte. Son tissu est presque impossible à traverser. Tu dois avoir une côte cassée. C'est ça qui te fait mal.”

Un énorme soulagement envahit Julien. Puis, d'un seul coup, la réaction le submergea et il se sentit furieux. Furieux qu'on ne lui ait rien dit et qu'on l'ait laissé croire pendant tout ce temps qu'il était à l'article de la mort. Il était ridicule, et ces deux gosses de riches s'étaient bien payé sa tête. Il prit une inspiration pour leur crier ce qu'il pensait... et s'évanouit sous l'effet de la douleur fulgurante dans son dos.


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Chapitre 7


Les quais



Lorsqu'il revint à lui, il était étendu sur les planches malodorantes du quai. Il avait froid et la tête lui tournait. Niil, à genoux, s'efforçait de lui faire comprendre quelque chose mais ses paroles n'avaient aucun sens. Il se souvenait vaguement avoir été en colère contre ses amis, mais maintenant, il trouvait la chose parfaitement déplacée. Izkya et Niil lui avaient bel et bien sauvé la vie. Même s'il n'avait qu'une côte cassée, il n'aurait jamais pu gagner la rive tout seul. Mais qu'est-ce que Niil essayait de lui dire ?

“ Kanndé yinna ? Tannda, intchikmitchik drogoguidou.”

Le déclic se fit soudain : '' Comment ça va ? Il faut absolument partir maintenant''. Il se rendait compte qu'il avait l'esprit confus. Sa fureur de tout à l'heure faisait place à une envie de pleurer tout aussi irrationnelle. Il allait avoir du mal à rester à peu près cohérent. La première chose était de rassurer ses sauveteurs.

“ Ça va mieux. Je vais pouvoir me lever.”

Dans la pénombre, le visage de Niil parut s'éclairer, tant son soulagement était évident.

“ On ne peut pas rester ici, insista Izkya, il faut prévenir la Tour pour qu'on vienne nous chercher.”

“ Tu connais quelqu'un par ici ? Demanda Niil.”

“ Par ici, je ne sais pas, je ne suis jamais venue. Je suppose qu'on ne doit pas être loin du Quai des Voleurs.”

Pendant ce temps, aidé par Niil, Julien s'était levé. Torse nu, il grelottait et commençait à claquer des dents. Il ne faisait pas froid, mais le séjour prolongé dans l'eau, ajouté à l'épuisement et aux dégâts causés à sa poitrine, semblait l'avoir complètement vidé de toute chaleur. Niil lui rendit sa tunique après l'avoir consciencieusement tordue pour l'essorer mais, outre qu'il était incapable de l'enfiler, le hatik mouillé, posé sur ses épaules, ne fit qu'intensifier ses claquements de dents. Niil l'en débarrassa.

“ Il faut qu'on trouve un endroit où le réchauffer, dit Izkya. Mettons-nous en route.”

“ On peut déjà marcher vers le Quai aux Fruits.”

Ils parlaient à voix basse. Le Quai des Voleurs était un endroit où il valait mieux passer inaperçu. La chose était facilitée par l'obscurité et l'invraisemblable désordre de caisses, ballots et paniers divers qui encombraient le quai. Entre les entrepôts fermés par de solides portes de bois, on distinguait parfois l'entrée d'une ruelle à peine éclairée par la lueur qui s'échappait de fenêtres aux volets disjoints. Des éclats de voix assourdis témoignaient d'une vie intense et cachée. De temps en temps, ils se dissimulaient du mieux qu'ils pouvaient pour laisser passer un petit groupe bruyant ou bien encore un individu aux allures furtives.

En plus d'être complètement gelé, Julien avait toujours aussi mal et devait se retenir de crier lorsqu'un mouvement malencontreux ravivait sa douleur.


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Ils arrivèrent enfin dans une zone littéralement saturée d'un invraisemblable mélange d'odeurs. La marche avait eu au moins le mérite de réchauffer un peu le malheureux Julien qui avait cessé de grelotter. Il avait même trouvé une façon de respirer qui ne lui faisait presque pas mal.

“ On arrive au Quai aux Fruits, remarqua Izkya.”

“ Le Quai aux Fruits, ça n'est pas là qu'il habite, le protégé de Niil ? Demanda Julien.”

“ Si, confirma Niil, ''Ambar, fils d'Aliya, du Quai aux Fruits'', mais ça ne nous avance pas à grand chose. Je crois que le mieux serait d'aller jusque chez Batürlik. C'est le correspondant de ma Famille, il nous aidera.”

“ Et c'est loin ? S'inquiéta Julien.”

“ Pas très loin. Encore dix minutes, je pense.”

“ Avec un peu de chance, on rencontrera des gens de mon père. Il a dû envoyer du monde à notre recherche ; il y a longtemps qu'on devrait être arrivés, ajouta Izkya avec espoir.”

Le vêtement de Julien était maintenant suffisamment sec pour qu'il puisse le remettre. Menés par la jeune fille, ils quittèrent les quais pour s'engager dans une série de ruelles chichement éclairées par des lanternes trop espacées qui laissaient entre elles de grandes zones d'ombre épaisse. Les rares passants qu'ils croisaient regardaient d'un œil soupçonneux ces trois enfants en tenue de soirée avant de se hâter vers leurs occupations. Personne ne leur posait de questions. Personne ne leur proposait de l'aide.

Ils parvinrent enfin à un quartier plus animé, où l'éclairage était meilleur et où des auberges confortables répandaient des odeurs évocatrices de festins raffinés.

“ Je meurs de faim ! s'exclama Niil.”

“ Oui, eh bien, le rabroua Izkya, il faudra attendre d'être à la maison !”

“ Évidemment, mais ça n'empêche pas que je mangerais bien un morceau. Nager, ça creuse.”

Julien lui, avait d'autres préoccupations que son estomac. Maintenant qu'il était à peu près réchauffé, il avait l'impression que ses côtes avaient une rage de dents ! Il aurait volontiers accepté qu'on l'assomme plutôt que de continuer à supporter ça. Pourtant il se taisait et s'efforçait de marcher normalement.

Ils arrivèrent enfin sur une place carrée, dominée par un bâtiment de quatre étages dont la façade était percée d'une arche impressionnante fermée de vantaux massifs renforcés de métal. De part et d'autre du portail, des lanternes chassaient la nuit et permettaient de déchiffrer l'enseigne de Batürlik qui représentait un vaisseau chargé de ballots et de fruits. Ils traversèrent la place déserte et silencieuse sous le ciel plein d'étoiles. Niil se saisit du lourd heurtoir de métal en forme de patte griffue et frappa deux coups qui résonnèrent avec un bruit creux. Au bout d'un temps, comme personne ne semblait vouloir répondre, il recommença en y mettant toute la vigueur dont il était capable. On entendit alors le bruit d'un verrou que l'on tire et une trappe s'ouvrit dans la porte.

“ Qu'est-ce que c'est ? Fit une voix d'homme peu aimable.”

“ Va dire à Batürlik le Marchand que Niil, Fils Troisième des Ksantiris requiert ses services.”

Niil avait parlé d'une voix qu'on sentait habituée au commandement et Julien ne fut pas étonné de voir s'ouvrir une petite porte où parut le gardien qui leur fit signe d'enter sous la voûte du porche, essayant de manifester par son attitude l'immense respect que ne pouvait manquer de lui inspirer un aussi illustre personnage.

“ Que le Noble Fils me me pardonne. Qu'il ait la bonté de demeurer un instant ici avec ses Nobles Compagnons ; Maître Batürlik va venir en personne pour l'accueillir.”

Puis le gardien les planta là et s'en fut en trottinant, sa lourde silhouette se découpant sur la clarté jaune de la cour. Julien, malgré la douleur qui ne le lâchait pas, s'apprêtait à faire une remarque plaisante sur le bonhomme, lorsqu'il sentit une odeur qui le plongea immédiatement dans une impression de ''déjà vu'' d'une incroyable intensité. Jamais de sa vie il n'avait respiré ce mélange écœurant de cannelle, de framboise et d'égout mal curé, mais sa réaction fut immédiate :

“ Des ghorrs ! Il y a des ghorrs ici ! Il faut partir tout de suite !”

Et, sans attendre la réponse de ses amis, il ouvrit la petite porte et sortit en courant. Il faut porter au crédit de Niil et d'Izkya qu'il n'hésitèrent pas un instant et se lancèrent à sa suite, fonçant dans le dédale des rues désertes. Les ghorrs n'étaient pas quelque choses qu'on pouvait prendre à la légère. Ils étaient l'ennemi par excellence, le plus grand danger qu'on pouvait craindre, juste après les cataclysmes naturels. Les ghorrs étaient les tueurs immondes auxquels nul humain qui se respecte ne faisait appel.

Ils coururent ainsi pendant dix bonnes minutes, uniquement préoccupés de s'éloigner de la maison du marchand. Julien avait l'impression que chaque foulée lui déchirait la poitrine, mais il tenait bon. Dans l'obscurité presque totale où ils se déplaçaient, les larmes qui lui brouillaient la vue ne changeaient de toute façon pas grand chose.

Parvenus sur les quais, ils s'arrêtèrent, pantelants, derrière une pile d'énormes ballots haute de plusieurs mètres. Lorsqu'elle eut un peu retrouvé son souffle, Izkya posa la question qui la tourmentait depuis le début de cette course insensée :

“ Qu'est-ce qui t'a pris ? Comment as-tu su pour, les ghorrs ?”

Incapable encore d'articuler le moindre mot, Julien se contenta de secouer la tête. Niil insista :

“ Il y a des ghorrs, chez toi ? Tu en as vu un chez Batürlik ?”

Julien secoua la tête de plus belle.

“ Pas... pas vu. Senti.”

“ Quoi?”

“ Je ne les ai pas vus. Je... J'ai senti leur odeur. Je suis sûr qu'il y en a au moins un.”

“ Mais comment est-ce que tu sais l'odeur qu'ils ont ? Tu en as déjà rencontré ? S'enquit Izkya.

“ Jamais. Mais je peux te jurer que c'est bien un ghorr que j'ai senti. Vous n'avez pas senti, vous ?

“ Si, intervint Niil, ça puait un peu, sous le porche. Mais je ne sais pas si c'était un ghorr ou un égout mal fermé. Je n'en ai jamais vu, moi, de ces horreurs. Et si tu n'en as jamais vu non plus...

“ Crois-moi, je suis certain de ce que je dis. Je ne comprends pas encore pourquoi, mais je sais que ça sentait le ghorr chez Batürlik.

“ Si c'est bien ça, alors Batürlik est mort, ou tout comme.

Niil avait dit cela d'un ton tranquille, comme on annonce qu'il pleuvra sans doute le lendemain.

“ Pourquoi ? Comment tu peux en être sûr ?

Ce fut Izkya qui expliqua :

“ Les ghorrs tuent tout le monde sauf leurs maître. S'ils n'ont pas tué Batürlik, c'est qu'il est complice de celui qui les a envoyés. Et si c'est le cas, tu peux être certain que mon père veillera à ce qu'il n'en réchappe pas.

Julien frissonna. Il ne devait pas faire bon enfreindre la loi, dans le pays. Mais pour l'heure, il fallait résoudre le problème immédiat. Il posa l'inévitable question :

“ Bon, alors, qu'est-ce qu'on fait maintenant ?

Après un bref silence, Niil résuma la situation.

“ Quelqu'un nous en veut vraiment beaucoup. Je n'ai pas vu qui nous attaquait en volebulle. Mais s'il y avait des ghorrs chez Batürlik...

“ Il y en avait, tu peux me croire !

“ D'accord, je te crois. Alors, c'est sans doute les mêmes qui les ont envoyés nous attendre là-bas. Il va falloir qu'on aille chez ton père, Izkya, et ça n'est pas tout près. Avec ces types qui sont en train de nous chercher... Sans compter que Julien est mal en point. Il ne pourra plus aller bien loin comme ça. Il vaudrait mieux trouver un endroit où se cacher et voir comment on pourrait avertir ta Maison.

“ Par ici, je ne connais personne.

Évidemment, songea Julien, cette princesse ne devait guère fréquenter les poissonniers et autres portefaix qui vivent alentour des quais !

“ Moi non plus, déclara Niil. À moins... Je pourrais essayer de trouver mon bienvenu, Ambar. On est tout près du Quai aux Fruits.

“ Tu es fou ! D'abord, ce n'est qu'un gamin, comment est-ce qu'il pourrait nous aider ? Et puis, si tu lui demandes son aide... Tu connais la tradition, il fera partie de ta Famille. Ton père serait furieux.

Izkya était scandalisée.

“ Mon Noble Père serait encore plus furieux si son imbécile de fils refusait bêtement de chercher de l'aide là où il a un petit espoir d'en trouver. Maintenant, si tu as une autre solution à proposer, je serai ravi d'essayer.

Izkya n'avait rien d'autre à proposer. Il fut décidé qu'elle resterait cachée avec Julien pendant que Niil partirait à la recherche d'Ambar, fils d'Aliya. Il lui faudrait pour cela demander dans l'une ou l'autre des tavernes du port, mais son statut de Noble Fils, confirmé par ses Marques et sa tenue, le protégerait suffisamment à la fois des entreprises de gens peu fréquentables et des questions indiscrètes.

Après avoir longuement hésité, Niil entra dans une taverne qui lui paraissait un peu moins mal famée que ses voisines. Un silence soudain se fit dans la salle, et il eut beaucoup de mal à afficher le calme et le sang-froid qu'on était en droit d'attendre d'un personnage de son rang. Passant entre les tables occupées par des mariniers qui le dévisageaient avec curiosité, il se dirigea vers le fond de la salle où se tenait le patron, un petit homme chauve et grassouillet. Celui-ci, voyant approcher ce garçon qui n'avait manifestement pas sa place dans son modeste et peu recommandable établissement, se précipita pour l'accueillir.

“ Noble Fil, mon auberge est indigne d'une telle faveur, mais je serai honoré de servir ce qu'il lui plaira à Votre Seigneurie.

“ Maître aubergiste, votre cuisine est sans doute digne des meilleures tables, mais je n'ai, pour l'heure, besoin que d'un renseignement.

Niil, peu désireux d'étaler ses soucis devant une trentaine d'inconnus, avait parlé bas. Mais c'était une erreur, car l'aubergiste s'approcha presque à le toucher sous prétexte de mieux l'entendre. Outre qu'il n'avait certainement pas vu l'intérieur d'un établissement de bains depuis plusieurs années, ses vêtements étaient imprégnés d'une forte odeur de poisson et de graisse cuite qui, avec les relents acides de la transpiration séchée formait un remugle à vous soulever le cœur. Luttant pour ne rien laisser paraître de son dégoût, Niil poursuivit, s'écartant jusqu'à ce que ses reins viennent buter contre une table :

“ Je cherche un garçon. Il s'appelle Ambar. C'est le fils d'une certaine Aliya qui doit habiter ici, sur le Quai aux fruits.

Le tavernier, visiblement surpris, s'apprêtait à poser une question; mais il se souvint à temps des convenances : on n'interrogeait pas un Noble Fils, même encore un peu humide, à moins d'avoir un solide motif pour le faire ! Aussi, plutôt que de s'enquérir de la raison d'un tel intérêt, il appela d'une voix forte qui contrastait étrangement avec sa petite taille :

“ Karik !

Un garçon brun d'une douzaine d'années, aussi sale que son maître et vêtu de loques grisâtres se précipita mais s'arrêta à une distance prudente. Visiblement, il avait l'habitude de recevoir des coups et s'efforçait de rester hors de portée.

“ Tu connais un Ambar, fils d'Aliya ?

“ Heu... oui, mais c'est un mendiant !

L'aubergiste jeta un coup d'œil interrogateur à Niil qui acquiesça d'un hochement de tête.

“ Va le chercher. Et ne traîne pas ! le Noble Fils attend !

“ Mais... il n'a pas de famille. Il traîne sur les quais. Je ne sais pas où...

Il n'eut pas le temps de terminer sa phrase. Une gifle retentissante le fit taire alors que sa joue prenait, sous la crasse, une teinte rougeâtre et que ses yeux s'emplissaient de larmes. Cependant, pas une plainte ne lui échappa.

“ Trouve-le, imbécile !

Le malheureux décampa immédiatement, alors que son maître se tournait avec un sourire vers son hôte de marque.

“ Je suis sûr qu'il ne faudra que quelques instants, Noble Fils. Si Votre Seigneurie consent à prendre place, la maison se fera un honneur de lui offrir un pichet de son meilleur raal.

Niil aurait préféré boire l'eau du fleuve plutôt que de poser ses lèvres au bord d'une timbale dans ce lieu sordide. De plus, ce type capable de frapper un enfant sans la moindre raison lui était décidément antipathique.

“ Merci, Maître Aubergiste, mais je préfère attendre devant votre porte et profiter de l'air de la nuit.

Ce qui revenait à dire à son hôte qu'il n'avait pas envie de mariner plus longtemps dans le cloaque puant qui lui tenait lieu d'auberge... Mais Niil avait épuisé sa réserve de diplomatie. Sans plus s'occuper du bonhomme qui pâlissait sous l'insulte, il fit demi-tour et sortit.

Il dut attendre une bonne demi-heure, en faisant les cent pas dans la ruelle, avant d'apercevoir dans la pénombre deux enfants qui couraient. Il les héla avant qu'ils n'entrent à l'auberge. Ambar, maintenant vêtu d'une abba brune bordé de jaune qui lui arrivait aux genoux et de sandales tressées, s'arrêta bouche bée, et sa stupéfaction à la vue de Niil aurait fait rire celui-ci si la situation n'avait pas été aussi grave.

“ Noble Sire !

Comme le gamin s'apprêtait à se prosterner devant son bienfaiteur, Niil l'arrêta dans son élan en le saisissant fermement par l'épaule. Puis, se tournant vers l'autre garçon :

“ Je n'ai rien sur moi pour te récompenser de ta peine, mais j'espère pouvoir le faire bientôt. Maintenant, va et sois remercié.

“ Ce n'est pas la peine, Noble Sire. Prenez bien soin d'Ambar.

La réponse était étonnante. Dans ces quartiers, on n'avait pas pour habitude de négliger une occasion de profit.

“ Karik, je suis Niil, des Ksantiris. Si je manque à ma promesse, c'est que je serait mort.

“ Alors, Noble Sire, j'attendrai avec impatience cette récompense.

“ Va, maintenant. Quant à toi Ambar, suis-moi.

Sur le quai, il retrouvèrent Izkya et Julien qui commençaient à s'inquiéter très sérieusement. Ils furent d'autant plus heureux de voir Niil accompagné d'Ambar. Ce dernier, trop intimidé pour seulement songer à interroger son bienfaiteur, attendit patiemment alors qu'il faisait le récit de son expédition. Enfin, Niil s'adressa directement à son Bienvenu :

“ Ambar, quelqu'un cherche à nous tuer, mes amis et moi. On nous attend à la Maison Première des Bakhtars, mais nous risquons de tomber dans une embuscade si nous essayons de nous y rendre. De plus, mon hôte, Julien, est blessé et il ne peut plus ni courir, ni même marcher bien longtemps. Il nous faut du secours. Tu crois que tu pourrais aller jusqu'à la Tour des Bakhtars ?

“ J'irai, Noble Sire, mais là-bas, les gardes ne voudront même pas m'écouter.

“ Ils t'écouteront, parce que tu portes l'abba brun de ma Maison. Et puis – Niil ôta sa tunique bleu nuit – tu leur montreras mon hatik. Ça les convaincra que tu viens de la part d'un hôte du Premier Sire.

“ Ensuite, intervint Izkya, tu demanderas à parler au Sire Nardouk, et à personne d'autre. Si quelqu'un fait des difficultés, dis lui que la Noble Fille Izkya le fera exiler sur Tandil s'il n'obéit pas à l'instant.

Impressionné, Ambar hocha la tête. Izkya poursuivit.

“ Si le Sire Nardouk n'est pas là, insiste pour parler à mon père. Exige de voir le Premier Sire en personne. Tu as compris ?

De nouveau, le garçon acquiesça.

“ Attention ! l'avertit Niil, ceux qui nous cherchent n'hésiteront pas à s'en prendre à toi s'ils te découvrent. Ils ont l'intention de nous tuer et je ne pense pas qu'ils hésiteraient à te faire un sort. Ils ont certainement fait venir des ghorrs.

Des ghorrs dans Aleth ! C'était monstrueux. Pourtant, il répondit d'une voix qui ne tremblait pas :

“ Ça ne fait rien Noble sire, ils ne me verront pas.

“ Peut-être, insista Niil, mais personne ne te fera de reproche si tu préfères attendre le matin.

Ambar hésita. Avec le jour, les dangers paraissent moins menaçants. Et l'idée de ghorrs tapis dans la nuit... Mais il avait l'esprit trop vif pour ne pas voir ce qui était évident :

“ Non, Noble Sire. S'ils vous cherchent, il n'y a pas de temps à perdre. Je ferai attention.

“ Alors va, maintenant, dit Izkya, et si tu remplis bien ta mission, mon Noble Père saura te récompenser.

Ambar qui, jusqu'alors, avait gardé l'échine courbée qui convenait à sa situation de mendiant, se redressa soudain.

“ Noble Dame, mes parents ne sont plus là, mais ils m'ont au moins appris la reconnaissance. Ma vie appartient maintenant au Noble Sire Niil. Je n'ai pas besoin de récompense.

Izkya se raidit devant une telle insolence. Comment ce marmot osait-il lui faire la leçon ? Elle allait le remettre vertement à sa place, mais Niil la devança :

“ J'entends, Ambar fils d'Aliya. C'est pour ton honneur et le mien que tu braves le danger. Je ne t'offre aucune récompense.

Puis, plaçant ses main de chaque côté de la tête du jeune garçon, il l'attira à lui et, se penchant, heurta doucement leurs deux fronts. Izkya ne dit rien, mais elle était profondément choquée : c'était là le genre de salut qu'on réservait d'ordinaire à un proche ou à quelqu'un qu'on voulait particulièrement honorer. L'instant d'après, l'enfant avait disparu, happé par la nuit.


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