Chapitre 15


Bizarre, bizarre...


La lumière du soleil entrait à flot dans le clos. Les garçons étaient maintenant réveillés depuis un bon moment et ils avaient tiré les lourds rideaux, découvrant un paysage à couper le souffle, fait de tours et de jardins sur fond des bâtiments élégants d'Aleth. Mais leur principal souci n'était pas, pour le moment, d'admirer le panorama.

“Je meurs de faim ! S'exclama Niil depuis le bassin où il trempait, au frais, après la douche. Je ne me souviens même plus de ce que j'ai mangé hier soir.

Julien, qui avait été réveillé, en fait, par la réapparition de la douleur de ses côtes, se contorsionnait prudemment pour tenter de mieux voir dans le miroir de la salle d'eau l'énorme ecchymose aux contours violacés qui ornait son dos. Un coup d'œil dans la pièce voisine lui permit aussi de constater que les vestiges du festin de la veille avaient disparu.

“Moi aussi, j'ai faim. On a dû dormir un sacré bout de temps.

“Oh, oui ! On est en début d'après-midi. Tu as un sacré bleu !

“Oui, et ça recommence à faire mal. Tu crois qu'ils vont me donner quelque chose ?

“J'en suis certain. Ça viendra sans doute avec le petit déjeuner.

“Noble Sire... c'était la voix d'Ambar, qui achevait d'enfiler un laï blanc d'intérieur, je peux aller jusqu'aux cuisines pour vous rapporter à manger.

Niil eut un rire gentil.

“Ambar, souviens-toi, tu n'es pas mon serviteur. Tu es mon invité, toi aussi. Je comprends, ajouta-t-il avec un sourire malicieux que tu veuilles te précipiter aux cuisines pour pouvoir te gaver avant nous des bonnes choses qu'on a dû nous préparer, mais il va falloir que tu attendes et qu'on partage équitablement. Tire plutôt sur la poignée, près de la porte.

Ambar s'exécuta et un majordome souriant entra dans le clos. L'homme pouvait avoir une quarantaine d'années. Son regard perçant et sa façon souple de se mouvoir laissaient deviner que c'était certainement aussi une sorte de garde du corps.

“Nobles Sires, permettez-moi de vous souhaiter le bonjour. Je suis Tannder et le Premier Sire m'a affecté à votre service. Je suis chargé de veiller à votre confort et je vous guiderai dans la Maison Première. Je suppose que leurs Seigneuries voudront se restaurer...

“Honorable Tannder, soupira Niil en enfilant un laï, “laissez tomber le Haut Parler et soyez gentil de veiller à ce qu'on nous apporte à manger avant qu'on ne soit morts de faim. Voyez aussi si les Maîtres de Santé ont laissé quelque chose pour Julien voulez-vous ?


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Les Maîtres de Santé avaient effectivement laissé une potion incolore et sans saveur qui effaça merveilleusement les douleurs de Julien. Le déjeuner n'avait de ''petit'' que le nom et ils y firent honneur sans toutefois qu'il devînt nécessaire de laver de nouveau plus que les mains et la figure d'Ambar.

Julien eut tout le temps de repenser au derniers événements de la nuit et de constater avec une immense satisfaction l'absence totale du moindre sentiment de honte. Il était au contraire empli d'une sorte de contentement qui n'allait sûrement pas tarder à évoluer en un vif désir de recommencer.

Ambar, une fois son ventre rempli, décida de profiter de la familiarité à laquelle on l'encourageait. Il vint donc s'installer délibérément entre les deux garçons qui partageaient une sorte de divan, prenant délibérément une pose alanguie qui suggérait qu'on pourrait peut-être éviter de sombrer dans la torpeur et remplacer la sieste qui menaçait par quelque activité plus intéressante. Il n'était pas besoin de parler, ses mines d'hétaïre étaient parfaitement éloquentes.

Las ! Un sort contraire, en la personne de Tannder, étouffa dans l'œuf un projet pourtant plein de promesses.

“Le Premier Sire souhaite vous voir tous les trois dès que possible. Mais il a aussi précisé qu'on devait vous laisser dormir tout votre saoul et manger autant qu'il vous plairait. Je pense que vous pourriez envisager d'aller le voir, maintenant.

Niil étouffa un rot discret derrière sa main avant de répondre :

“Tannder, nous sommes prêts à vous suivre.


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Les fenêtre de la salle d'audience privée s'ouvraient largement sur l'extérieur, laissant entrer un air frais, chargé d'une humidité bienfaisante qui suggérait qu'il avait plu un peu plus tôt. Le Premier Sire les attendait. À son côté, se tenait Aïn, le Passeur dont les yeux jaunes ne quittaient pas le visage de Julien.

“Noble Fils Niil, je connais déjà ton Bienvenu et je te félicite à la fois de l'avoir choisi et de n'avoir pas hésité à faire appel à son dévouement à l'heure du péril. Par contre, je ne connais pas ton autre compagnon. Ma fille m'en a dit quelques mots, ainsi que le Maître Passeur Aïn, ici présent, mais il est temps maintenant que j'en apprenne un peu plus sur son compte.

“Premier Sire, avec votre permission, je crois que l'Honorable Julien pourra vous dire mieux que moi ce que vous voulez savoir.

Le Premier Sire tourna son regard vers Julien :

“Parle donc, Honorable Invité.

Et Julien passa les deux heures qui suivirent, d'abord à raconter son histoire, puis à répondre aux innombrables questions du Premier Sire. Lorsque ce fut terminé Aïn, qui avait écouté avec une attention sans faille, parla pour la première fois depuis que Julien l'avait rencontré. Celui-ci comprit immédiatement pourquoi le Passeur n'était pas du genre causant. Les sons qu'il émettait avec son gosier inadapté au langage tenaient plus du couinement que de la parole véritable.

“Yu-li-hein, tu ne nous as wien dit de Yol l'Intwépide.

“Je ne connais pas Yol l'Intrépide.

“Tu powtes sa marwque. Tu l'as fowcément wencontwé.

“Je ne sais même pas à quoi il ressemble !

“C'est un Passeuw, comme moi. Il me wessemble.

“Pardonnez-moi, mais je n'ai jamais rencontré de chien bleu avant de vous connaître.

“Ye ne sais pas ce qu'est un chien.

“C'est un animal domestique. Pardonnez-moi, je ne voulais pas vous offenser.

“Ça ne fait wien. Il y a un chien dans ta famille ?

“Oui, un gros bouvier, tout noir. Mais il s'appelle Ugo. Puis, réalisant l'absurdité de ce qu'il venait de dire, il rectifia aussitôt : enfin, c'est mes parents qui l'ont appelé comme ça.

Aïn réfléchit un bon moment alors que tous demeuraient silencieux autour de lui. Enfin, il se leva et s'approcha de Julien :

“Yu-li-hein, tu veux bien poser ta main suw moi et me pewmettwe de wegawder dans ton espwit ?

Julien ne répondit pas immédiatement. La perspective de partager encore une fois le contenu de sa tête avec le passeur ne l'enchantait pas vraiment. Et d'autant moins après ses récentes galipettes avec Niil et Ambar.

“Ye sais que ce n'est pas agwéable, insista Aïn. Mais ye fewai aussi vite que ye pouwai. Ye t'en pwie, donne-moi ta pewmission.

Julien céda :

“D'accord.

Et il posa sa main sur le cou du Passeur. De nouveau, il eu l'impression nauséeuse qu'on lui confisquait ses pensées les plus secrètes, qu'on ouvrait ses albums de souvenirs, qu'on lui rappelait sans ménagement tout ce qu'il aurait préféré oublier... Puis tout cessa d'un coup et Aïn lui parla directement dans sa tête :

Il est absolument certain que tu as croisé la route de Yol. Il t'a instruit, et je pense qu'il l'a fait pendant ton sommeil. Je crois que Yol était celui que tu appelles Ugo. Pourquoi il ne t'a pas dit son nom, c'est un mystère.

Mais Ugo est un chien ! Un animal ! Un animal ne peut pas parler !

Pendant un temps, Yol ne répondit pas, mais Julien ressentit la brutale consternation qui avait envahi le Passeur. Finalement, celui-ci poursuivit :

Il y a quelque chose que je ne m'explique pas complètement, mais il semble que le chien Ugo et Yol soient une seule et même personne. Quant à toi, je pense que tu n'es pas seulement celui que tu crois être.

Puis le contact cessa brusquement et le Passeur retourna à sa place, près du Premier Sire qui, à son tour, posa sur lui sa main pour quelques secondes d'une communication silencieuse et intense avant de reprendre la parole :

“Décidément, Julien, il va nous falloir tirer tout cela au clair. Mais pour l'heure, il nous reste quelque chose d'important à régler. Je t'accompagne jusqu'à ton clos.


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Chapitre 16


Tradition


Quelques minutes plus tard, le Sire Aldegard s'adressait de son air le plus solennel à un Ambar intimidé, mais qui se tenait bien droit devant lui, fermement campé sur ses pieds nus.

“Ambar, fils d'Aliya, du Quai aux fruits, Bienvenu de Niil, Fils Troisième des Ksantiris, ton Bienfaiteur t'a demandé et tu es venu. À l'heure la plus sombre et bravant le danger, tu as rempli, sans espoir de récompense, la mission qu'il t'a confiée. Ambar, la Tradition est formelle, tu es en droit, maintenant, de demander à devenir un membre à part entière de la Noble Famille des Ksantiris. Ambar, fils d'Aliya, du Quai aux Fruits, est-ce là ce que tu veux ?

Profondément troublé,l'enfant s'efforça de répondre :

“Premier Sire, j'ai déjà dit au Noble Sire Niil que je ne voulais pas de récompense. Il a été bon avec moi et tout ce que j'ai fait, c'est porter un message.

“Qu'il en soit comme tu veux, Ambar...

“Premier Sire des Bakhtars ! coupa Niil au mépris de toutes les convenances. Miroir de l'Empereur ! Je connais la Tradition. La décision n'appartient pas encore à mon Bienvenu. La tradition précise qu'il peut seulement refuser ce que je lui aurai offert. Elle ne dit pas que c'est à lui de demander une faveur. Que le Premier Sire me pardonne, il n'était pas dans mon intention de le contredire, mais je sais que mon Noble Père ne voudrait pas que je manque à mon devoir. Et mon devoir m'ordonne de demander à mon Bienvenu de me faire l'honneur d'entrer dans ma Famille, comme il se doit, un rang seulement après moi.

Sans laisser à Ambar le temps de protester, il insista :

“Mon Noble Père m'a dit souvent ''Si tu n'es pas capable de découvrir le courage et la loyauté sous les plus humbles déguisements, alors tu es indigne de commander.'' Désignant Ambar, il poursuivit : Je vois ici autant de courage et de loyauté qu'il en faut pour prétendre au noble nom de Ksantiri. Ambar, non seulement mon Noble Père ne sera pas fâché de t'accueillir, mais il sera content que moi, son fils troisième, je lui aie fait honneur en reconnaissant ta valeur. Ambar, je te demande d'accepter d'entrer dans notre Famille en tant que mon Frère Puîné.

Ambar, rouge du sommet du crâne jusqu'aux épaules, parvint cependant à répondre d'une voix qui ne tremblait pas :

“Noble Sire, c'est gentil de dire ça, mais les gens vont penser...

“Je me moque de ce que penseront les gens.

“Pardonnez-moi, Noble Sire, mais il vont penser que vous êtes idiot et que j'en ai profité.

Alors que Niil allait répondre, le Premier Sire éclata de rire et le fit taire d'un geste.

“Ambar, ceux qui seraient choqués d'une telle décision me montreraient clairement leur méchanceté ou leur manque de jugement. Je dis ici que moi, Aldegard, Premier Sire des Bakhtars, Miroir de l'Empereur, je loue la sagesse de Niil des Ksantiris et approuve son choix. Qu'as-tu à dire, Ambar ?

“Je n'ai rien à dire, Sire.

“Il en sera donc ainsi. Niil, accueille Ambar ainsi qu'il se doit.

Niil s'approcha de celui qui n'était encore, pour un bref instant, que son Bienvenu et, ainsi qu'il l'avait fait la nuit passée, au moment où l'enfant allait s'élancer au-devant du danger, il lui prit la tête entre ses mains, choqua doucement leurs fronts et demeura ainsi quelques secondes. Le Premier sire conclut :

“Tu es maintenant Ambar, Fils Quatrième des Ksantiris. Ton Noble Frère te transmettra les Marques de ta Noble Famille. Notre Gardien des Traditions l'y aidera tout-à-l'heure. J'informerai moi-même le Premier Sire Ylavan qu'il est l'heureux père d'un quatrième fils, ajouta-il avec un rire qui mit définitivement fin à l'atmosphère de solennité. En attendant, pour fêter cela, tu est invité à ma table, ce soir, avec ton frère et Julien.


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