Chapitre 24


Le choc


Les quatre Guerriers d'Yrcadia se matérialisèrent d'un seul coup à une dizaine de pas, alors qu'il ne restait plus aux trois enfants qu'une vingtaine de mètres à franchir pour sortir de la salle. Tout d'abord, Niil pensa qu'il s'agissait – enfin ! - de gardes du Palais, mais un regard suffit à le détromper : ils ne portaient ni la livrée pourpre et or de l'Empereur, ni les Marques blanches du Palais, mais un abba bleu nuit et leurs visages étaient dépourvus de Marques. De plus, ils brandissaient des armes et se déployaient en unité de combat. Ces hommes étaient des assassins. Et des assassins, dans le Palais, ne pouvaient avoir qu'une seule cible : l'Empereur lui-même.

En tant que fils du Premier Sire des Ksantiris, Niil avait un Guerrier Silencieux pour précepteur et l'Honorable Kanekto s'employait à inculquer à son pupille, en plus des sciences et lettres indispensables à un Noble Fils, toutes les subtilités du combat corps à corps et du maniement d'une impressionnante variété d'armes. En d'autres termes, même s'il n'avait pas l'expérience du combat réel, Niil était loin d'être un petit garçon sans défense. Il était parfaitement entraîné et d'une loyauté sans faille à son Empereur.


Sous-estimer son adversaire n'est jamais une bonne chose. En l'occurrence, cela fut fatal au guerrier le plus proche : alors qu'il se dirigeait tranquillement, seul et sûr de sa force, vers le plus petit des trois enfants et s'apprêtait à faire voler sa tête d'un revers de son sabre court, un coup de pied d'une rare brutalité l'atteignit à la tempe, l'expédiant sur le champ dans l'enfer des assassins alors que son sabre changeait de propriétaire. Les trois autres prirent immédiatement la mesure du danger et se regroupèrent pour y faire face.


Niil savait qu'il n'avait aucune chance, mais il était par-dessus tout un Ksantiri. Ses ancêtres avaient fait preuve de vaillance et tous, aussi loin qu'on pouvait remonter dans l'histoire de la Famille, avaient eu à cœur de défendre leur Empereur lorsque cela s'était avéré nécessaire. Niil ne faisait pas exception. Ces mercenaires étaient là pour s'attaquer à l'Empereur et il s'efforcerait de les retenir de son mieux en espérant que les Gardes du Palais se montrent enfin. Sans illusion sur ses chances de survivre à l'aventure, mais déterminé à faire jusqu'au bout son devoir et à garder intact l'honneur des Ksantiris, Niil marcha sur l'ennemi.


C'est alors qu'un vrombissement se fit entendre. On eût dit qu'un énorme frelon se ruait dans la salle et, de fait, une chose multicolore tournoya un instant entre les combattants, comme si elle hésitait sur le parti à prendre puis, si rapide que l'œil avait du mal à la suivre, la chose fonça droit sur Julien, ralentissant à l'ultime seconde, juste avant de frapper, reconnaissable de tous. Ambar poussa un cri d'horreur :

“Un haptir !

Comme s'ils n'avaient pas eu assez à faire avec leurs adversaires humains, cette créature redoutable entre toutes s'alliait à leurs ennemis. Ce n'était certes pas sa taille, relativement modeste, qui rendait le haptir particulièrement dangereux, mais la funeste combinaison d'une intelligence comparable à celle de n'importe quel humain, d'une perception du temps étirée à volonté, d'une maîtrise absolue du vol, d'une absence totale de crainte et, bien sûr, d'un venin redoutable. Comparés à ceux d'un haptir, les réflexes humains étaient désespérément lents et seul un Guerrier supérieurement doué pouvait espérer lui résister plus de quelques secondes. De plus, les haptirs n'ayant pratiquement aucun contact avec les humains, il était quasiment impossible de s'entraîner à les combattre.


Le haptir, toutes griffes dehors, tordait son corps de lézard devant le visage déformé par la terreur du garçon qui levait les bras en un geste inutile pour se protéger. Les ailes du petit monstre battaient furieusement, comme celles d'une libellule alors que sa gueule largement ouverte laissait voir deux rangées de dents aiguës et une langue d'un bleu éclatant.


Julien battait désespérément des bras pour se protéger, tentant maladroitement d'éloigner son assaillant, mais son ignorance totale des arts du combat transformait ses efforts en une gesticulation pitoyable et inefficace. Après l'avoir observé quelques secondes, le haptir passa au-travers de ses moulinets, planta fermement ses griffes dans son épaule droite et enroula sa longue queue autour de son cou.


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Et c'est ainsi que se firent les retrouvailles de Xarax, Haptir de Kretzlal et de l'ami qu'il croyait avoir perdu.


Pour Julien, le temps s'arrêta littéralement. Autour de lui, tous les personnages ressemblaient à des statues alors que dans sa tête une voix se faisait entendre :

Ami ! Après si longtemps, Xarax te retrouve ! Avais-tu oublié Xarax ? Et pourquoi laisses-tu ces tueurs menacer tes compagnons ?

La confusion, dans l'esprit de Julien, faisait maintenant place à une puissante impression de déjà-vu, comme si la créature qui parlait revenait à lui du fond d'un passé incroyablement lointain. Il ne l'avait jamais vue mais, bizarrement, il s'en souvenait de plus en plus nettement.

Tu as changé, mais tu es toujours le même. Xarax t'a reconnu dès qu'il t'a vu. Tu as oublié qui tu es. Xarax ne comprend pas tout, mais il va t'aider à te souvenir. Fais confiance à Xarax.

L'esprit de Julien fut envahi par une sorte d'éclair au ralenti. C'était comme une lumière trop vive pour être regardée, mais c'était à l'intérieur de sa tête. Et puis, une fraction de seconde plus tard, alors qu'il voyait de nouveau les gens figés autour de lui, il sut ce qu'il devait faire et, surtout, comment le faire.


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Ambar vit Julien, auquel le haptir s'accrochait de toutes ses forces, lever le bras en même temps qu'il criait d'une voix étrange aux accents gutturaux :

“Han Khalimaï ! To Ganniwey !

Un trait de feu orange partit de sa main et vaporisa instantanément les trois adversaires qui s'apprêtaient à embrocher Niil, avant d'ouvrir dans le mur de la rotonde une brèche assez grande pour faire passer un cheval.

Dans le silence qui suivit, brisé seulement par la chute de quelques pierres qui se détachaient du mur malmené, ni Ambar, ni Niil n'osèrent bouger pendant plusieurs secondes. Puis la voix de Julien s'éleva de nouveau, mais elle avait retrouvé son timbre naturel, même si la fatigue la rendait ténue, fragile :

“Ça suffit Xarax, laisse-moi un peu de temps.

Et ils virent leur ami lever la main jusqu'au monstre qui l'étranglait et le caresser doucement.


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Chapitre 25


Récupération


Dans le silence revenu, on entendit bien tôt, par la brèche du mur, le chant des oiseaux qui, un instant dérangés, reprenaient leurs activités. Ce fut pour Niil comme un signal. Secouant la tête, il se dirigea d'abord vers Ambar et, s'étant assuré qu'il était indemne, il lui prit la main et l'entraîna jusqu'à Julien. Ce dernier, pâle comme un spectre, avait fermé les yeux et continuait de caresser le haptir sans paraître se soucier du reste du monde.

“Julien ? Ça va ?

Julien ne dit rien, mais le haptir tourna la tête et le fixa de ses yeux rouges. On aurait dit un croisement entre une libellule et un varan. N'importe qui, sous ce regard, aurait immédiatement pris la fuite, mais Niil n'était pas n'importe qui. Il resserra sa prise sur la main d'Ambar, qui faisait de son mieux pour ne pas trembler et, après s'être éclairci la voix, s'adressa au haptir autant qu'à Julien :

“Julien ? Je suppose que ça va ? Le haptir ne te fait pas de mal ?

Cette fois Julien répondit, de la même voix épuisée.

“C'est Xarax. C'est mon ami. Il ne vous fera pas de mal. Approchez-vous.

Comme si ces quelques mots avaient usé ses dernières forces, Julien s'effondra doucement sur les genoux.

“Julien ! Qu'est-ce qui se passe ?

“Ce n'est rien. Approchez-vous et tendez la main vers Xarax.

Ils tendirent la main vers cette créature qu'ils savaient plus dangereuse que tout ce qu'ils avaient eu l'occasion de voir jusqu'à présent, mis à part un ghorr. Xarax, en deux mouvement trop rapides pour qu'ils les voient vraiment, les toucha de sa langue bleue, enregistrant instantanément leurs caractéristiques et le classant, dans sa mémoire infaillible comme étant deux humains que son honneur lui imposait de protéger à tout prix. Puis Julien s'effondra complètement et, à la grande surprise de ses amis, se mit à dormir profondément, respirant régulièrement, le visage apaisé.


Le haptir, lui, déroula sa queue qui enserrait toujours le cou de son ami, se glissa sur sa poitrine et, pendant une dizaine de secondes, regarda tour à tour Niil et Ambar. Puis, sans un avertissement, il bondit sur l'épaule de ce dernier qui ne put s'empêcher de pousser un cri d'effroi avant de sentir la prise ferme des griffes sur son épaule et la queue écailleuse qui enserrait son cou. Puis résonna dans sa tête une voix apaisante :

Xarax ne te fera pas de mal. Xarax a besoin de toi. Un peu. L'ami de Xarax trop fatigué. Xarax trop fatigué. Xarax va dormir. Tu veux bien donner un peu de tes forces à Xarax ? Sinon, Xarax va mourir et son ami sera triste.

“Bien sûr, je veux bien. Qu'est-ce qu'il faut que je fasse ?

“Qu'est-ce que tu dis ? s'inquiéta Niil. Qu'est-ce qui se passe ?

“Rien, tout va bien, je parle à Xarax.

Niil eut la sagesse de ne pas poser d'autres questions.

Tu ne fais rien. Tu vas être un peu fatigué. Mais Xarax fera bien attention. Comment, ton nom ?

“Ambar. Je m'appelle Ambar, puis après un instant d'hésitation, il poursuivit : Fils Quatrième des Ksantiris.

Ambar, Fils Quatrième des Ksantiris, Xarax, Haptir de Kretzlal, te remercie. Maintenant, il va dormir et s'en remet à toi pour le protéger.

Sur quoi, aussi rapidement que Julien quelques instants plus tôt, Xarax ferma les yeux et s'endormit.

“Il m'a demandé de le protéger !

Les yeux noirs d'Ambar étaient écarquillés dans une expression à la fois craintive et émerveillée.

“Tu es un Ksantiri maintenant. Tu dois le protéger. Quand même... qu'un haptir te demande protection ! À toi !... Pardon, ça n'est pas ce que je voulais dire.

“Ben si. C'est plutôt bizarre. Il aurait dû te demander à toi. Tu es un vrai Guerrier. J'ai cru qu'ils allaient me tuer, ces types. Mais c'est toi qui... enfin...

Ambar se tut, gêné, et jeta un coup d'œil au corps du guerrier occis par Niil.

“Oui, je ne pouvais pas faire autrement. C'est la première fois, tu sais.

Niil avait baissé la tête et regardait ses pieds. Maintenant qu'était retombée l'excitation de la bataille, ses mains tremblaient et sa respiration haletante laissait penser qu'il n'était pas loin d'éclater en sanglots. Manifestement, l'idée d'avoir tué un homme ne lui plaisait guère. Même si cet homme était un assassin. Ambar perçut son trouble et, d'un geste empreint d'une timidité dont Niil l'avait cru débarrassé, il posa un doigt sur le devant du lakh de ce dernier :

“Je voulais te dire... Le type, c'est moi qu'il voulait... Et tu... Ben, je sais bien que ce n'est pas grand chose, mais je voulais te dire merci. Je n'ai pas encore eu le temps. Et ils auraient sans doute tué aussi Julien. Moi, je suis fier de toi.


Avant que Niil n'ait eu le temps de trahir son émotion, une dizaine de personnes entrèrent en trombe dans la rotonde dévastée. La plupart étaient des Gardes du Palais, reconnaissables au violet et à l'or de leur abba ainsi qu'à leur Marques d'un blanc éclatant, mais ils étaient accompagnés d'Askil et du Premier Sire. Tous avaient dégainé leurs armes et on les sentait prêts à faire un carnage de quiconque menaçait la vie des enfants. La façon dont ils s'arrêtèrent, stupéfaits, devant la scène qui les attendait avait quelque chose de si comique qu'Ambar fut pris d'un fou-rire nerveux qu'il eut le plus grand mal à dissimuler sous une quinte de toux. Et la tête du garde le plus proche lorsqu'il aperçut le haptir qu'il portait en cache-col ne fit rien pour arranger les choses. Mais Sire Aldegard était trop maîtredébiter de lui pour demeurer bouche bée plus d'un instant. Il se reprit, évalua d'un coup d'œil la situation, et déclara :

“Je vois que nous arrivons après la bataille. Julien est-il blessé ? Ajouta-t-il en s'approchant du garçon étendu.

Niil le rassura :

“Non, Premier Sire, il dort. Et, ajouta-t-il, anticipant la prochaine question, ce haptir autour du cou d'Ambar est un ami qui lui a demandé protection. Je crois qu'il n'y a plus de danger.

“Et cet Yrcadien ?

Ce fut Ambar, devançant son aîné, qui répondit :

“Premier Sire, c'est Niil qui l'a... Ils étaient quatre, et il s'est battu tout seul contre eux. Et j'ai bien cru que c'était fini. Mais le haptir est arrivé. On croyait qu'il allait attaquer Julien, mais au lieu de ça, il s'est posé sur lui et puis Julien... Julien il a lancé du feu et les Yrcadiens, ils sont partis en fumée. C'est ça qui a fait le trou dans le mur. Et puis Xarax, là, fit-il en posant sa main sur le haptir sagement lové autour de son cou, il s'est posé sur moi. J'ai eu vraiment peur. Mais tout ce qu'il voulait, c'était que je lui donne un peu de force et que je le protège. Et puis vous êtes arrivés.

Ambar avait débité son histoire à toute vitesse, comme pour se libérer d'un fardeau. Aussitôt qu'il eut terminé, il bâilla profondément et Askil n'eut que le temps de faire trois pas pour le cueillir au moment où, lui aussi, il s'endormait comme une masse.

“J'espère que tu n'as pas sommeil, toi aussi, Ksantiri, fit le Premier Sire.

“Non, Premier Sire, je crois que je pourrai attendre cette nuit.

“C'est pourtant toi qui sembles avoir fait le plus gros du travail.

“Je ne crois pas, fit Niil en montrant le mur en ruines. Tout ça est l'œuvre de Julien. Il a aussi détruit trois Yrcadiens. Moi, je n'ai presque rien fait.

“C'est ce dont nous jugerons plus tard. Pour l'instant, il nous faut retourner à la Tour des Bakhtars.

“On ne verra pas l'Empereur ?

Niil était visiblement déçu de ne pas même apercevoir celui pour lequel il venait, en toute simplicité, de risquer sa vie.

“Nous le verrons, mais pas tout de suite. Il ne peut vraiment pas nous recevoir en ce moment. Si je ne me trompe pas, il te remerciera lui-même de ton dévouement.

Niil avait été trop secoué dernièrement pour avoir encore le réflexe de rougir, mais il protesta quand même :

“Je ne demande pas que l'Empereur me remercie. Je n'ai rien fait d'extraordinaire. J'espérais simplement le voir.

“Tu le verras. Maintenant, je vais porter Julien et nous allons retrouver le klirk le plus proche où nous attend Aïn, le Passeur. Askil nous accompagnera avec Ambar. À ce propos, je te félicite encore une fois d'avoir insisté pour en faire un Ksantiri.

Laissant aux gardes le soin de nettoyer la salle et d'évaluer les dégâts, ils empruntèrent une série de couloirs dont les entrées dissimulées et les murs dépourvus d'ornements suggéraient qu'il s'agissait de raccourcis secrets destinés aux seuls familiers du Palais.


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