Chapitre 53


Sturm und Drang


Il était hors de question, sur un petit bateau, d'avoir des secrets à bord. Aussi Julien décida-t-il, malgré les fortes réserves émises par Xarax, de convoquer une réunion générale.

“Voilà, on n'est pas beaucoup, et c'est un petit bateau. Je n'ai pas envie de vivre avec deux types qui se demanderont toujours ce que je peux bien être en train de leur cacher. C'est pourquoi je vais vous dire ce qu'on fait exactement. Il y a un certain nombre de choses que je ne vous dirai pas parce que c'est mieux pour tout le monde. Mais je suis prêt à répondre à vos questions du mieux que je pourrai si vous en avez. Ça va comme ça ?

Les marins hochèrent la tête.

“Bien. D'abord, il faut savoir que tous, ici, on est au service de l'Empereur. Vous devez bien vous imaginer que n'importe qui n'a pas un haptir pour assistant et Xarax ne m'aide que parce que, moi aussi, je sers l'Empereur. Quant à Ugo, son histoire est compliquée, mais lui aussi, il sert l'Empereur. Au départ, il fallait que je retrouve le Noble Sire Niil, des Ksantiris. C'est mon ami et il est Conseiller Privé de l'Empereur.

“Hein !? Mais il est sûrement pas plus vieux que toi !

“Sans doute, mais c'est comme ça. Croyez-moi. Il est actuellement sur le Trankenn Premier. Mais je viens d'apprendre que le Premier Sire Ylavan est mort.

“Quoi ! T'es sûr ?

“Vous pouvez faire confiance à Xarax. Il sait où trouver des renseignements. Je pense que c'est pour ça que le Noble Sire Nekal a refusé de m'aider.

“Bien sûr ! L'autre enf... On raconte qu'il a jamais pu l'blairer, l'Noble Fils Niil. Y paraît qu'y raconte partout dans l'dos d'son père qu'c'est un bâtard. Comme si qu'Dame Axelia elle aurait pu lui faire ça, au Premier Sire ! Ben, si tu veux mon avis, le Sire Niil, il a pas intérêt à rester su' l'Trankenn Premier trop longtemps.

“Exactement Tenntchouk, et je me propose d'aller le tirer de là.

“Et comment qu'tu comptes faire ?

“Je pense qu'on va l'inviter à bord. Mais pour ça, il faudrait que Xarax puisse aller le prévenir et on est encore un peu trop loin, paraît-il.

“Et comment qu'y f'ra pour venir. Y va quand même pas nager, non ?

“Ça, je ne sais pas encore. Mais je pense que l'essentiel, c'est que Xarax puisse l'atteindre. Une fois qu'il saura que nous arrivons, je suis sûr qu'il trouvera un moyen de nous rejoindre. Pour l'instant, il ne sait même pas que je suis sur Dvârinn.

“Mais, sans vouloir me mêler de c'qu'est pas mes affaires, ce s'rait-y pas plus simple que l'Empereur y s'occupe de lui ? Que c'est son Conseiller, à c'que tu dis.

Ugo intervint :

“L'Empereur est responsable du R'hinz tout entier. Je suis certain qu'il fera le nécessaire dès qu'il en aura l'occasion. Mais pour l'instant, c'est nous qui devons nous charger de veiller sur le Noble Sire Niil. Et le plus urgent, pour l'instant, est de le prévenir de notre arrivée.

-Exactement, reprit Julien, et il va falloir faire marcher le bateau aussi vite que possible. Xarax connaît la direction approximative dans laquelle se trouve le trankenn. Pour l'instant, il est hors de l'archipel mais, fit-il en pointant sur la carte l'île la plus au nord, je pense que Xarax pourrait essayer de faire le trajet en deux étapes. Il pourrait aller d'abord jusqu'à Djangkou Ling, s'y reposer et repartir à la recherche du Trankenn Premier jusqu'au maximum de sa portée pendant qu'on continuera de se rapprocher autant qu'on pourra. Ça veut dire qu'on ne pourra plus se fier au gouvernail automatique. Il faudra surveiller le cap en permanence. Je tiendrai donc mon tour de quart.

“Et je peux prendre le quart, moi aussi, dit Ugo. Je ne peux pas régler les voiles, mais je suis capable de surveiller le compas et de vous réveiller au besoin.

“Merci, comme ça, les nuits seront moins dures. Je propose qu'on se donne encore jusqu'à demain matin pour réfléchir et voir si on ne pourrait pas trouver une meilleure stratégie. S'il est d'accord Xarax pourrait partir demain matin. S'il fait au moins deux étapes, il ne faut pas espérer avoir de ses nouvelles avant trois ou quatre jours, minimum. Ce qui nous amènera aux environs de la limite nord de l'archipel. S'il n'a toujours pas atteint le Trankenn Premier à ce moment-là, on refera le plein d'eau douce à Djangkou Ling et on continuera.


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Après le repas, Ugo se vit confier le premier quart et chacun se retira pour la nuit. Julien profita de ce qu'il était seul avec le haptir pour aborder une question qui le préoccupait depuis un moment.

Xarax, voler si loin, ça doit te demander beaucoup d'efforts. Je crois que ce serait bien qu'on te nourrisse avant que tu ne partes. Je ne voulais pas le faire devant nos matelots, mais je crois que je vais avoir envie de prendre une douche, là, maintenant.

Pour une fois, Xarax est d'accord. Il faut qu'il dispose de toute l'énergie possible. Xarax pourrait attendre encore une vingtaine de jours, mais il est plus sage de faire ça tout-de-suite. Et la douche est une bonne idée, il pourrait être gênant d'avoir à expliquer des traces de sang séché sur ton cou au petit déjeuner.

Un jour, il faudra que je t'apprenne à boire avec une paille... J'espère vraiment que tu ne vas pas tarder à les trouver. Je suis vraiment inquiet pour Niil et Ambar. Mais si jamais tu peux contacter un Passeur, il faut absolument prévenir Aldegard que je suis de retour dans le R'hinz.

Il y a peu de chances pour ça. Tu sais, à part toi et tes amis, personne ne laisserait un haptir s'approcher suffisamment pour communiquer!

Je me demande bien pourquoi. Les gens sont vraiment pleins de préjugés ridicules.


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Il avait été décidé que Julien prendrait le dernier quart, juste avant l'aube, mais c'est l'odeur du petit déjeuner qui le tira du sommeil. Tenntchouk, bien sûr, n'avait pu se résoudre à le tirer de sa couchette. Il était inutile de récriminer. Le marin avait visiblement un faible pour son employeur et, faute de pouvoir le faire plus directement, c'était là sa manière de lui manifester son affection. Aussi, c'est avec un grand sourire que Julien alla le trouver alors qu'il s'affairait dans la minuscule cuisine du bord.

“Tenntchouk, je devrais vous gronder, mais je vous remercie. Grâce à vous, j'ai passé une grande et bonne nuit. Mais, je vous en prie, promettez-moi que vous ne recommencerez pas. Je suis bien reposé maintenant et il faut que vous soyez en forme. Je compte sur vous quand les choses vont devenir difficiles, vous savez.

“Bah, c'est rien gamin. Que tu dormais comme un bébé. Moi, j'étais pas fatigué. Y a pratiquement rien à faire sur cette barque. Si tu cherches Ugo, il est sur le pont avec Gradik. Et Xarax, il est déjà parti.

Julien monta sur le pont et, après avoir lancé un salut à la cantonade, se dirigea vers les haubans sous le vent, se hissa sur la lisse et entreprit d'effectuer sa vidange du matin. L'Isabelle disposait naturellement de poulaines fermées, mais Julien, habitué aux tout petits bateaux, préférait cette façon de procéder, en communion avec l'immensité du ciel et de l'océan.

Le temps était en train de changer. Il ne connaissait évidemment rien à la météorologie du coin, mais une dépression reste une dépression et le voile ténu, en altitude, qui pâlissait l'azur d'un ciel encore sans un nuage, les deux jolis arcs irisés de chaque côté du soleil (Jobik, le vieux marin de Grandville, lui avait même appris qu'on appelait cela des parhélies) et la houle profonde et lente qui qui croisait assez désagréablement la houle régulière du vent, tout cela disait assez qu'il était temps de prendre les précautions qui s'imposaient par gros temps.

Il y fit allusion alors qu'ils étaient réunis autour du petit déjeuner, s'attirant un regard surpris des marins.

“Que t'as remarqué ça ? Comme ça, tout seul ?

“Vous savez, Gradik, ça n'est pas très difficile. De toute façon, je ne sais pas si ce sera vraiment mauvais ou simplement un bon coup de vent.

“Oh... Que ça va pas être une Grande Tempête, pas encore. Mais pour souffler, ça oui, qu'ça va souffler. Que si qu'on était pas si pressés d'rejoindre le Trankenn Premier, on d'vrait déjà êt' en train d'courir tout d'sus vers Martchoung, qu'est l'abri l'plus près.

“Gradik, ferme-là. Quand on est montés dans la barque, on savait qu'c'était pas pour faire d'la prom'nade.

“Non, Tenntchouk, Gradik a raison. Je veux rejoindre Niil au plus vite, mais on ne lui servira à rien si on coule ou si le bateau est trop désemparé pour naviguer correctement. Je vais tracer la route vers Martchoung.

“C'est y qu't'as peur, gamin ?

“Bien sûr, que j'ai peur. N'importe quel marin qui n'a pas peur de la mer est un imbécile qui n'aura pas le temps de vieillir. Et j'ai aussi la responsabilité de ce bateau. À moins que vous ne vouliez prendre le commandement ? Je vous assure que je suis tout disposé à vous reconnaître comme capitaine.

“T'emballe pas, gamin, c'est pas c'que j'ai voulu dire.

“Eh bien, moi, je suis sérieux. Les marins c'est vous. Mais c'est moi qui décide de ce qu'on doit faire. Je veux savoir ce que vous pensez vraiment. Gradik dit qu'on ferait mieux de se mettre à l'abri et j'ai tendance à le croire. Tenntchouk, à vous de donner votre avis. Votre avis de marin.

“Ben... Faut r'connaître que Gradik, il a pas tort. Qu'on va pas tarder à s'en prendre une belle. On a une bonne barque, c'est sûr. Mais, si y'avait qu'moi, j'irais me mettre à l'abri.

“Ugo ? Qu'est-ce que tu en penses ?

“Moi, je n'y connais rien. Et de toute façon, un bateau n'est pas une démocratie. Mais je crois que Jobik serait aussi de cet avis.


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Julien avait déjà subi du mauvais temps. Du moins le croyait-il. Mais les quelques grains de force huit ou neuf essuyés en promenade près des îles Anglo-normandes, ne l'avaient absolument pas préparé aux rugissements d'une tempête moyenne dans l'archipel des Serlingkas. L'enfer et son train leur était tombé dessus un peu avant midi alors qu'ils commençaient à apercevoir le sommet des hautes collines de Martchoung. Auparavant, alors que le vent les avait pratiquement lâchés, la houle énorme, annonciatrice des réjouissances à venir, avait fait rouler et tanguer le navire au point que tout ce qui n'était pas solidement arrimé avait immédiatement dégringolé dans le carré. Il fallait s'accrocher sérieusement si l'on voulait tenir debout et bientôt, même Gradik et Tenntchouk durent avoir recours aux bonbons aromatiques de la pharmacie de bord.

Le vrai coup dur se présenta sous la forme d'une barre de nuages d'un noir d'encre qui semblait littéralement se précipiter vers eux. La toile était réduite à deux minuscules triangles, mais la violence de la première bourrasque suffit à coucher le navire à l'horizontale. Julien, enveloppé dans un ciré trop grand pour lui avait tenu à rester sur le pont, solidement amarré comme ses compagnons à l'une des quatre lignes de vie gréées pour l'occasion, mais il se dit, alors que ses bottes se remplissaient d'eau et glissaient sur le plat-bord momentanément devenu plancher, qu'il avait peut-être un peu présumé de ses forces. Puis il sentit qu'on le tirait vers le haut, et il s'efforça d'aider de son mieux Tenntchouk qui le ramenait dans le cockpit. Le bateau se redressait lentement dans une semi-obscurité crépusculaire. Il était impossible de communiquer autrement que par signes. Le hurlement du vent aurait réduit au silence les réacteurs d'un avion de chasse. L'eau qui emplissait l'atmosphère n'avait rien de commun avec une honnête pluie diluvienne, c'était une sorte de cataracte horizontale qui obligeait à se détourner pour respirer. Il n'était pas question de naviguer. On pouvait seulement espérer maintenir le navire dos à la vague pour lui éviter de se faire rouler par les montagnes d'eau écumante qui couraient en soulevant sa coque comme le manège mortel d'une foire épouvantable.

Julien perdit la notion du temps. Il prit seulement conscience que la fureur ambiante avait un peu diminué et que le bateau ne fuyait plus directement dans l'axe de la houle, mais la dévalait en biais, poussé par une surface de toile un peu moins minuscule. Un coup d'œil au compas lui confirma que Gradik essayait de les ramener plus ou moins en direction de l'abri qu'ils avaient été si près d'atteindre. La pluie s'arrêtait parfois pour de brefs intervalles et, si le plafond nuageux était toujours bas, il faisait un peu moins sombre. Le sifflement du vent dans le gréement était d'un ou deux tons moins aigu et, en hurlant modérément, on parvenait à se faire entendre de son voisin.

Julien comprenait ce que Gradik tentait de faire. Ils avaient été poussés hors de portée du petit port qu'ils visaient. Ils se trouvaient maintenant au sud de l'île de Martchoung, mais il y avait de bonnes chances pour que la route qu'ils suivaient maintenant les amène de l'autre côté, à l'est, où il pouvaient espérer s'abriter du plus gros de la tempête. Encore faudrait-il y parvenir avant la nuit. Il fallait aussi souhaiter que l'estime et le sens marin du barreur étaient particulièrement bons, car il était pour le moment impossible de voir à plus de quelques centaines de mètres.

En fait, la nuit les rattrapa alors qu'ils franchissaient la pointe sud de l'île où un violent courant de marée, s'opposant plus ou moins au vent et à la houle, formait un raz bouillonnant comme une gigantesque marmite de sorcière et dont l'écume s'envolait en énormes flocons de mousse qui paraissaient briller dans la quasi-obscurité. Heureusement, à part quelques récifs sournois dans le prolongement du cap, la côte était relativement franche et, lorsqu'ils eurent passé la pointe, ils eurent l'impression d'avoir soudain changé de monde. Ce n'était certes pas le calme d'un lagon, mais le bruit écrasant du vent avait cessé, laissant place à ce qui paraissait un silence bienfaisant et qui n'était, en fait, que le bruit normal d'une mer un peu agitée et de rafales occasionnelles dévalant les pentes abruptes qui leur fournissaient enfin un refuge. La pluie qui tombait par intermittence descendait sur eux au lieu de les cingler vicieusement à l'horizontale.


Il leur fallut encore consacrer une heure à la recherche d'un endroit relativement sûr pour mouiller sans trop de risque d'être drossés contre les rochers d'un rivage qu'ils ne pouvaient que deviner à la ligne pâle du ressac, mais ils se retrouvèrent enfin réunis autour de la table du carré, devant une soupe brûlante, les yeux rougis par la fatigue et le sel, mais heureux d'avoir échappé au monstre qui s'acharnait sur les hauteurs de l'île. Un fort clapot secouait encore l'Isabelle, mais nul ne s'en plaignait et un peu de soupe renversée n'altérait pas leur joie d'avoir retrouvé une sécurité relative. Ugo, conscient de n'avoir jusqu'ici rien pu faire pour aider à surmonter l'épreuve, insista pour se voir confier la tâche capitale de surveiller le mouillage et passer la nuit sur le pont à guetter dans l'obscurité les signes qui indiqueraient que le bateau chassait sur ses ancres.


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Chapitre 54


Xarax


Xarax pouvait voler très haut, mais pas assez pour échapper à une tempête. Il lui fallait trouver rapidement un refuge, faute de quoi il risquait de se voir emporter à une distance considérable dans la direction opposée à son but. Il pouvait bien sûr regagner Djangkou Ling, l'île la plus au nord de l'archipel qu'il avait survolée peu avant, mais il pouvait aussi tenter d'atteindre le Trankenn des Gyalmangs qui devait logiquement être en route pour rejoindre le Trankenn Premier des Ksantiris. Le Noble Sire Délian voudrait en effet être l'un des premiers à manifester sa fidélité et son soutien au nouveau maître des Ksantiris, le Noble Sire Nandak. Et ce d'autant plus qu'il y avait de fortes chances pour que celui-ci devienne le Miroir de l'Empereur.


D'après le peu que Xarax en savait, Nandak n'avait pas la brutalité obtuse de son frère. Mais les quelques rumeurs qu'il avait pu glaner lors de son premier passage tendaient à suggérer que son impatience à exercer le pouvoir n'était pas totalement étrangère au décès prématuré de son Noble Père. On pouvait aussi penser que l'élévation de son demi-frère, Niil, à la charge de Conseiller de l'Empereur lui avait fait craindre que Sire Ylavan ne décide en fin de compte, comme il en avait le droit, de choisir pour héritier et successeur un garçon dont il n'hésitait pas à affirmer en privé que lui, au moins, avait dans la tête autre chose que des courants d'air et des rêves de puissance.


La façon dont Yulmir allait gérer la situation serait déterminante pour l'équilibre de Dvârinn. Xarax n'intervenait pas dans la politique des Neuf Mondes et il s'était toujours soigneusement abstenu de proposer des conseils qu'on ne lui demandait pas. Mais cela ne signifiait pas qu'il n'avait pas son opinion sur ces questions. S'il ne tenait qu'à lui, les trois fils Ksantiri souffriraient d'une série incroyablement malencontreuse d'accidents mortels contraignant l'Empereur à choisir dans une autre Maison le digne successeur du Noble Sire Ylavan. En effet, l'accession à la tête d'une Famille par le parricide n'avait jamais été encouragée, et ne pas réagir risquait d'établir un précédent des plus fâcheux. D'ailleurs, en dehors du fait de savoir si les soupçons étaient fondés, le seul fait que l'on puisse même penser que Nandak avait pu se laisser aller à une telle imprudence en disait long sur les doutes qui commençaient à germer concernant la puissance réelle de Yulmir. Il était plus que temps de montrer à nouveau que le Gardien des Neuf Mondes veillait toujours.


Mais Xarax ne se faisait guère d'illusions. Yulmir, sous l'apparence de Julien, ne semblait pas porté à l'implacabilité pourtant indispensable à sa charge. Naturellement, Aldegard ne manquerait pas de l'éclairer, mais il ne prendrait jamais sur lui d'agir contre la volonté de l'Empereur, même pour sauvegarder l'équilibre politique du R'hinz. D'autres l'avaient tenté avant lui et l'histoire résonnait encore des conséquences désastreuses de telles initiatives. Certains des prédécesseurs de Xarax avaient aussi cédé au désir d'intervenir directement dans les affaires avec, invariablement, le même résultat : la mort de l'Empereur et de son haptir et une dizaine de cycles de troubles politiques.


Bien sûr, l'Empereur ne mourait jamais vraiment. Il retrouvait immédiatement un corps fonctionnel. Mais il lui fallait quelques cycles pour recouvrer la pleine possession de tous ses moyens. Quant au nouveau haptir, l'œuf duquel il naissait, fécondé depuis longtemps et placé en stase, avait reçu en héritage dans ses gêne les facultés et la mémoire instinctive indispensables à sa fonction.


Dès l'apparition de Julien, Xarax avait songé à débarrasser Yulmir de cette enveloppe inadéquate. Même le délai nécessaire à la pleine et complète intégration de l'Empereur dans un nouveau corps semblait préférable à cette incarnation dans un personnage aussi pitoyablement inadéquat. S'il ne l'avait pas tout simplement tué, c'était parce que les circonstances étranges de sa disparition et de son retour suscitaient de graves interrogations. Pour l'instant, rien n'assurait que Yulmir retrouverait le chemin d'un corps en attente, et ce serait prendre un risque inacceptable qui pourrait bien faire le jeu de ceux qui étaient à l'origine du Grand Malheur.


Xarax était d'une inébranlable fidélité à Yulmir. La chose était inscrite dans son être même. De plus, il avait vraiment aimé l'Empereur tout au long des nombreux cycles où ils avaient vécu en symbiose. Il éprouvait même de l'affection pour cette version diminuée de son ami qu'était Julien et il s'efforcerait, au prix de sa vie, de le servir et de le protéger. Mais cela n'entamait en rien cette froide lucidité caractéristique de son espèce qui le poussait à rechercher le moyen le plus efficace d'accomplir la mission du Haptir de l'Empereur qui était, entre autres choses, d'empêcher celui-ci de faillir à son propre devoir de préservation du R'hinz.


Déviant son vol de quelques degrés vers la droite, il se lança à la poursuite du Trankenn des Gyalmangs.


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Il faillit bien ne pas l'atteindre. La tempête progressait plus vite qu'il ne l'avait prévu et le gros vaisseau à quatre mâts luttait déjà depuis deux heures avec une mer et des vents à la limite de ce qu'il pouvait affronter lorsque le haptir s'abattit dans les enfléchures de ses haubans d'artimon. Malgré sa remarquable résistance, son organisme n'était pas vraiment conçu pour évoluer dans des bourrasques aussi violentes et il avait eu le plus grand mal à adapter ses ailes aux conditions qui régnaient au sein de cet enfer. Il avait fini par opter pour un vol au ras des vagues énormes, profitant des véritables vallées qui se creusaient entre leurs crêtes pour progresser dans un calme relatif avant d'affronter le plus brièvement possible la fureur qui régnait en haut. Plusieurs fois, il faillit se laisser surprendre par une déferlante, n'échappant à l'engloutissement qu'en recourant d'instinct au surcroît de vitesse que lui procuraient ses petites ailes. Tout cela l'avait obligé à faire appel à ses réserves et il savait qu'il ne disposait plus de l'énergie nécessaire au retour vers l'Isabelle. Mais il avait gagné un temps considérable dans l'accomplissement de sa mission principale qui était d'avertir Niil et Aldegard du retour de Julien. À la faveur de l'obscurité de la tempête, il se glissa tout au fond du navire et, bien dissimulé dans la cargaison, s'octroya un sommeil bien mérité pendant qu'il se laissait emporter sans effort vers son but.


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