Chapitre 55


Dans la gueule du loup


Niil était très inquiet. Il s'apprêtait à quitter Nüngen lorsque la nouvelle de la mort de son père était parvenue à la Maison Première des Bakhtars. Le Premier Sire Aldegard, après lui avoir présenté ses condoléances, avait suggéré que, bien qu'il doive naturellement se rendre immédiatement sur Dvârinn pour assister à l'intronisation de son frère comme Premier Sire des Ksantiris, il n'était peut-être pas indispensable d'emmener avec lui Ambar dont la présence risquait de compliquer une situation déjà délicate. Aldegard s'était bien gardé de la moindre remarque concernant les circonstances de ce décès prématuré, mais son silence même indiquait qu'il nourrissait de forts soupçons.

Il aimait son père. Sa mort l'affectait profondément, mais d'une façon bizarre. Il n'avait pas envie de pleurer, mais l'idée d'un univers privé à jamais de sa présence rassurante lui semblait révoltante. Il n'avait jamais partagé son intimité, une telle chose était impossible avec un premier sire, mais il voyait maintenant combien cet homme grisonnant s'était arrangé pour être présent dans sa vie. Il se rendait compte qu'il avait été sans le savoir entouré et protégé par un amour qui l'avait isolé de l'influence néfaste de ses frères.

Niil les savait avides de pouvoir et impatients d'être enfin à la tête des affaires des Ksantiris, mais l'idée qu'ils puissent hâter la mort de leur père ne l'avait jamais effleuré. Par contre, il n'ignorait rien de leur antipathie à son égard et son engagement au service de Julien l'avait soulagé du souci lancinant de savoir ce qu'il deviendrait lorsque la Maison reviendrait à Nandak. Il n'avait seulement pas imaginé que son émancipation devrait produire ses effets si rapidement. Pour l'heure, grâce à Julien, il était à peu près intouchable dans la mesure où lui faire quelque tort que ce soit équivaudrait à entrer ouvertement en rébellion contre l'Empereur lui-même. Bien sûr, il n'était pas à l'abri d'un ''accident'', mais il ne pensait pas qu'on le considérerait suffisamment important pour qu'on se risque à ce genre de chose alors que pesaient déjà des soupçons sur la mort de son père. Si Nekal était un crétin malfaisant, Nandak avait assez de ruse pour demeurer prudent.

Le plus gros problème était l'absence de Julien. Aïn s'était lancé à sa recherche aussitôt qu'il avait récupéré quelques forces. Il avait absolument refusé de s'encombrer de Niil ou de qui que ce soit et ne discutait avec personne d'autre que Tannder, au motif que ''les secrets les mieux gardés sont ceux qu'on ne partage pas''. Mais jusqu'ici, ses efforts n'avaient rien donné et Niil craignait qu'il ne se livre à une tentative désespérée qui excéderait ses forces.

Finalement, lorsque vint le moment de se faire transporter jusqu'à Dvârinn, il ne put se résoudre à laisser Ambar derrière lui. Le simple bon sens voulait qu'il fût plus en sécurité loin des intrigues de la Famille, mais quelque chose disait à Niil que s'il ne l'emmenait pas, il risquait de le perdre à jamais. Et Ambar, qui s'efforçait pourtant de faire bonne figure, était manifestement du même avis. Curieusement, Tannder ne tenta pas de s'opposer à sa décision, se contentant d'assurer qu'il le tiendrait au courant de tout changement dans la situation.

Un instant plus tard, il apparaissaient sur le klirk maître du Trankenn Premier. Dame Axelia les accueillit. Malgré son chagrin, elle prit le temps de faire la connaissance d'Ambar, de lui faire sentir qu'elle était prête à l'aimer comme elle aimait Niil, de l'assurer que s'il eût été encore en vie, le Noble Sire Ylavan eût été fier de l'accueillir dans sa Famille.


L'accueil de Sire Nandak, sans être ouvertement hostile, fut suffisamment dépourvu de chaleur pour que, dans l'heure qui suivit, chacun fût informé par la rumeur qu'il était inutile, voire dangereux, de chercher à s'attirer les faveurs de Sire Niil ou de son protégé. À compter de ce moment, ils ne rencontrèrent plus, à de très rares exceptions près, que des visages exprimant une neutralité polie et distante.

L'une de ces exceptions était justement l'Honorable Kanekto, l'ex précepteur de Niil qui, depuis qu'il avait acquis le statut d'adulte, ne pouvait plus dépendre d'un instructeur. Son contrat avait pris fin à la minute où la nouvelle de l'émancipation de son élève était parvenue sur Dvârinn et il avait décidé de se retirer dans le petit centre de formation des Guerriers Silencieux auquel il appartenait. Sire Ylavan lui avait immédiatement proposé de demeurer à son service, mais Maître Kanekto avait poliment décliné son offre. Seule la mort du Premier Sire lui avait fait retarder son départ et il venait maintenant présenter ses condoléances à son ancien élève. Mais, après qu'ils eurent échangé les phrases d'usages, il jeta un regard significatif vers Ambar, qui se tenait sagement assis un peu à l'écart et demanda :

Noble Sire, puis-je vous entretenir en privé ?

Ce n'est pas nécessaire, mais si vous y tenez, il va se retirer.

Déjà, Ambar s'était levé et s'apprêtait à quitter la pièce. Kanekto l'arrêta en levant la main.

Noble Fils, il est inutile de partir. Si vous avez la confiance de votre frère, cela me suffit.

Ambar regagna sa place.

Des rumeurs circulent depuis quelque temps, reprit-il. On prétend que l'Empereur est absent. On murmure même qu'il aurait quitté le R'hinz et que c'est la raison pour laquelle certains se sont cru libres d'agir comme s'ils ne craignaient plus son courroux. Or, il vous a tout récemment comblé de ses faveurs, ainsi que votre frère...

Et vous souhaitez savoir si je l'ai rencontré en personne.

“…

Eh bien, je peux vous assurer que je l'ai vu comme je vous vois. Il m'a lui-même adoubé en tant que Conseiller Privé. L'Honorable Tannder, qui appartient à votre Guilde, était présent. Si certains s'imaginent que les lois du R'hinz peuvent être impunément bravées, je crains qu'ils ne soient déçus.

Voilà qui me réjouit. Mais on dit aussi que Sa Seigneurie aurait... changé.

Il semble qu'on raconte beaucoup de choses, Honorable Maître. Mais je crois que les membres de votre illustre Guilde devraient se faire leur propre opinion en ce qui concerne celui qui détient leur seule allégeance. Ou bien vos frères se défieraient-ils de l'Honorable Tannder ? Vous auraient-ils, par hasard, chargé de me soutirer des renseignements pour recouper ceux qu'il leur fournit sans aucun doute ?

Noble Sire, je constate que mes leçons portent aujourd'hui leurs fruits et je vous prie de me permettre de me retirer.

Honorable maître, vous n'avez pas de permission à me demander. D'autre part, une autre de vos leçons disait : '' Toute assistance qui n'est pas spontanément offerte ne mérite pas d'être sollicitée''. Je pense donc que je vais devoir me passer de votre aide, qui m'aurait pourtant été précieuse. Puissent les Puissances du R'hinz combler vos attentes.

Le silence qui s'était établi après le départ de Kanekto fut brutalement rompu par le hurlement de la première bourrasque de la tempête qui venait d'atteindre le Trankenn Premier. Bien sûr, l'énorme vaisseau ne s'inclina qu'à peine sous la pression du vent, mais la houle de plus en plus gigantesque se traduisit bientôt par des mouvements d'une écœurante lenteur qui, s'ils laissaient Niil totalement indifférent, finirent par avoir raison d'Ambar qui vomit soudain avant d'avoir pu esquisser un mouvement vers la salle de bains. Ce fut un choc salutaire pour Niil, qui réalisa qu'il était en train de négliger les égards les plus élémentaires dus à l'enfant. Bientôt Ambar, ayant bénéficié des effets merveilleux d'un bonbon aromatique, se trouva lavé, bouchonné, réconforté et envahi d'une torpeur agréable sur les genoux accueillants de son aîné. Il était même vaguement euphorique, ayant prolongé l'usage de la médecine un peu au-delà du strict nécessaire.

Qu'est-ce qu'il voulait, vraiment, Kanekto ?

Je ne sais pas. Mais je suis déçu. Je comptais bien qu'il nous proposerait son aide.

Et pourquoi il ne l'a pas fait ?

Peut-être qu'il a envie d'être tranquille.

C'est ça, et les questions à propos de l'Empereur c'était juste comme ça, histoire de faire la conversation.

Tu as raison. Les gens sont inquiets. Ils commencent à avoir des doutes. Si Julien ne revient pas bientôt, on va avoir de gros ennuis.

Tu crois pas qu'il est... enfin... Tu crois pas qu'il lui est arrivé malheur, hein ?

Aïn est certain qu'il est vivant. Je suis sûr qu'il le retrouvera.

Et qu'est-ce qui va se passer maintenant ?

Dans cinq jours, c'est les funérailles de mon père. D'ici-là, la tempête sera calmée. Après, normalement, l'Empereur doit choisir son nouveau Miroir sur Dvârinn.

Ce sera ton frère ?

Je ne sais pas. J'espère que non.

Il ne va pas être content, si on choisit quelqu'un d'autre.

Certainement, mais à sa place je ne protesterais pas trop.

Pourquoi ?

Parce que si l'Empereur s'intéressait de trop près aux affaires de Nandak, il pourrait bien découvrir des choses désagréables.

Comme quoi ?

Je crois que la mort de notre père n'était pas entièrement naturelle.

Tu veux dire que quelqu'un l'a tué ?

Je n'en sais rien, mais je commence avoir des soupçons.

Sur ton frère ?

Je préfère qu'on n'en parle pas. Dans ce genre d'affaires, moins tu en sais, mieux tu te portes.

Mais quand même ! C'était son père !

Je n'ai pas dit que c'était lui. Mais il faut que tu saches que le monde des Noble Familles est souvent dangereux. Les gens aiment le pouvoir et ils sont parfois prêts à faire des choses pas très jolies pour l'obtenir. Maintenant, j'aimerais qu'on parle d'autre chose, s'il te plaît.

D'accord. Et Dame Axelia, tu crois que je pourrai la revoir ?

C'est ta mère, maintenant, si tu veux. Je crois qu'elle t'aime bien et je serai content de la partager avec toi. Pour l'instant, elle a du chagrin, et beaucoup d'autres soucis encore. Mais je suis sûr qu'elle va trouver un peu de temps pour toi.

Et si elle me pose des questions sur l'Empereur, qu'est-ce qu'il faudra que je lui dise ?

Elle ne te posera pas ce genre de questions. Et si jamais quelqu'un d'autre s'avisait de t'interroger, réponds que je t'ai interdit de parler de ces choses-là et que, si on veut des renseignements, on n'a qu'à s'adresser à moi.


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Chapitre 56


Ô combien de marins...


Julien fut tiré d'un sommeil de plomb par l'agitation qui régnait sur le bateau. Ses compagnons auraient souhaité le laisser dormir, mais il était difficile de déraper deux ancres sans faire un boucan de tous les diables. Comme on pouvait d'ailleurs s'y attendre, le vent avait viré au nord et menaçait de passer bientôt au nord-est. Ce qui avait été un mouillage relativement abrité malgré un clapot désagréable menaçait de se transformer sous peu en piège mortel. Mieux valait partir pendant que c'était encore possible et affronter la mer énorme pour contourner la pointe sud de Martchoung et chercher refuge sur la côte est.

Le jour n'était pas encore levé et monter sur le pont dans les rafales froides et les embruns demandait une certaine dose d'héroïsme. Ugo, épuisé par sa nuit de veille était affalé dans le carré. Visiblement, quelqu'un avait pris le temps de le sécher et de lui étaler une couverture par terre avant de le laisser sombrer dans le sommeil. Il était vraiment temps de s'en aller. À deux, les marins peinaient à manœuvrer le cabestan tellement le vent et les à-coups provoqués par la houle tiraient sur le mouillage. Julien cria pour signaler sa présence et s'en fut prendre place à la barre pour diriger le bateau dès qu'il commencerait à chasser sur sa dernière ancre. Il semblait que la violence des éléments avait légèrement baissé, mais on ne pourrait vraiment se faire une opinion qu'une fois dégagé du maigre abri qu'offrait encore la côte.

Dès qu'ils furent en pleine mer, il devint évident qu'ils auraient le plus grand mal à remonter au vent, mais la première partie de leur plan supposait au contraire qu'ils laissent porter jusqu'à la pointe sud. Ils y furent très vite, alors que l'aube commençait à grisailler. Le courant de marée avait changé et le raz bouillonnant de la veille avait heureusement disparu. Les écueils qui entouraient le cap, eux, étaient toujours là et certains, qui affleuraient tout juste, étaient pratiquement invisibles dans la houle chaotique. La sagesse voulait qu'on s'en écarte au maximum, mais on ne pouvait non plus courir trop au sud de crainte de ne pouvoir remonter ensuite vers l'abri de l'île.

Alors qu'ils luttaient pour serrer le vent au plus près malgré une dérive extravagante, Julien eut un moment de fol espoir lorsqu'une forme ailée vint s'abattre sur le pont. Mais il ne s'agissait que d'une sorte de mammifère volant aux ailes membraneuses, trop épuisé même pour réagir lorsqu'il s'approcha pour l'examiner. On aurait dit une sorte de grosse roussette, mais il n'alla pas jusqu'à s'en saisir pour le mettre au sec et le laissa se débrouiller seul pour se coincer à l'abri du bordé. Ce n'était vraiment pas le moment de se faire mordre.

Il avait toujours aimé naviguer avec son père ou ses amis et le temps souvent peu clément de Normandie ou de Bretagne ne gâchait pas son plaisir. Mais là, il avait le sentiment qu'il ne s'agissait plus de la même chose et il commençait à comprendre ce qu'entendaient les marins bretons avec leur dicton : ''Qui va en mer pour son plaisir, va en enfer pour passer le temps''. Jusqu'à présent, ils avaient toujours plus ou moins été en fuite devant le mauvais temps, mais maintenant qu'ils tentaient de l'affronter, le navire cognait brutalement dans la vague et embarquait d'énormes paquets de mer. Toutes les ouvertures avaient été soigneusement obturées, mais il fallait quand même pomper le fond de cale si l'on ne voulait pas avoir bientôt les pieds dans l'eau dans le carré. Il prenait son tour, comme ses compagnons, tout comme il barrait à chaque fois qu'il s'en sentait capable. Ils n'avaient rien avalé de chaud depuis la veille et l'idée même d'un bol de soupe semblait appartenir à un autre monde. Mais le plus misérable sans doute, était encore Ugo, incapable d'aider en quoi que ce soit, condamné qu'il était à demeurer inactif à l'intérieur alors que les autres peinaient pour maintenir la barque à flot. Julien le plaignait sincèrement.


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