Chapitre 76


Tu quoque frater ?


“ Pourquoi est-ce que je ne peux pas aller voir Julien ?

Ambar était décidé à obtenir des réponses aux questions qui ne cessaient de se bousculer dans sa tête depuis quelques jours. Il lui avait fallu déployer des trésors d'ingéniosité pour parvenir à coincer en tête-à-tête, au petit déjeuner, un Niil qui semblait n'avoir jamais le temps d'échanger plus de trois mots distraits.

“ Parce que tu dois être là où se trouve ta Famille, les Ksantiris. C'est lui-même qui l'a dit. Il faut que tu reçoives une éducation digne de ton nom.”

“ Je la recevais déjà à Aleth, et personne n'y trouvait à redire.”

“ Maintenant, tu la reçois ici.”

“ Et pourquoi est-ce qu'il ne vient pas me voir ?”

“ Ambar. C'est l'Empereur du R'hinz, il a autre chose à faire.”

“ Je veux bien qu'il ait autre chose à faire, mais ça m'étonne qu'il n'ait pas un petit moment pour venir me voir. Il ne m'a même pas dit au revoir quand il est parti.”

“ Il n'avait pas le temps. Il m'a chargé de te saluer et je l'ai fait.”

“ Et pourquoi il ne répond pas aux deux lettres que je lui ai envoyées ?”

“ Sans doute parce qu'il n'a pas le temps.”

“ Je crois que tu me caches quelque chose.”

“ Tu me traites de menteur ?”

“ Non, je dis seulement que tu ne me dis pas tout.”

“ Tu veux peut-être aussi assister aux conseils privés ?”

“ Je me fiche des conseils privés. Mais j'aimerais que tu me dises ce qui se passe.”

“ Il ne se passe rien du tout. Et j'aimerais terminer de déjeuner tranquille. J'ai du travail qui m'attend. Toi aussi d'ailleurs. Tu n'es pas en vacances.”

“ Je crois que je vais aller faire une visite à Julien. Lui, il me dira peut-être ce qui se passe.”

“ Tu n'iras nulle part. Les Passeurs ont autre chose à faire que de te promener quand ça te chante. Et tu ne le sais peut-être pas, mais ça coûte une fortune. Ton argent de poche de dix ans n'y suffirait pas.”

“ Parce que j'ai de l'argent de poche ?”

“ Tu as un compte sur la Maison des Ksantiris qui te permet de t'acheter de la douceneige quand tu en as envie.”

“ Je vois. Peut-être que si je demande à Dame Axelia, elle voudra bien me faire une avance sur mes dix prochaines années de douceneige ?”

“ Je t'interdis d'ennuyer ma mère avec ces histoires.”

“ Ta mère ? Je ne suis plus ton frère, maintenant ?”

“ Ça n'est pas ce que j'ai voulu dire.”

“ Si ! C'est ce que tu veux dire. Et tu as raison. Je savais dès le départ que ça ne marcherait pas. J'ai essayé de t'en empêcher. J'ai eu tort de me laisser convaincre.”

“ Ne dis pas des choses pareilles, c'est ridicule.”

“ Ça ne m'intéresse pas de rester ici, tout seul, à me faire éduquer.”

“ Mais tu n'es pas tout seul !”

“ Les autres, Hyalek, Trannyen et compagnie, ils savent bien, eux, que je ne suis pas vraiment ton frère. Ils ne sont pas non plus mes copains, tu peux me croire ! Même s'ils font des grands sourires par-devant... Au moins, à Aleth, j'avais des vrais amis.”

“ Et moi ? Je ne suis pas ton ami, peut-être ?”

“ Non ! Tu me caches des choses et tu m'empêches d'aller voir mes amis. Ça n'est pas comme ça qu'on se conduit avec un ami. Et ne me raconte pas que c'est parce que ça coûte cher. Je suis sûr qu'Aïn le fera pour rien, si je lui demande.”

“ Aïn n'est pas ici et, de toute façon, aucun Passeur ne t'emmènera sans mon autorisation.”

“ Et pourquoi ?”

“ Parce que je suis le Premier Sire des Ksantiris et que mon frère ne peut pas ne se promener comme il l'entend dans les Neuf Mondes.”

“ Donne-moi ton autorisation, alors.”

“ Non.”

“ Pourquoi ?!”

“ Parce que je ne vais pas te laisser devenir un enfant gâté.”

“ Tu n'es pas mon père ! Mon père, il vient de mourir assassiné par notre frère ! Tu te souviens ?”

“ Je suis le chef de la Famille. Je suis ton tuteur légal.”

“ Et ça te donne le droit de m'interdire de bouger d'ici ?!”

“ Oui.”

“ Bien. Merci, Noble Sire, je n'ai plus rien à vous demander.”

“ Ne me parle pas sur ce ton !”

“ Noble Sire mon Frère, je vous parle avec le respect qui vous est dû et ainsi que me l'a appris l'Honorable Maître Kenntik, qui m'enseigne les bonnes manières. Et maintenant, je vous prie de bien vouloir m'excuser. Le cours de mathématiques de l'Honorable Maître Sandeark va commencer dans un instant.”

“ Reste ici !”

“ Oui, Noble Sire.”

“ Ambar, tu ne peux pas me parler comme ça.”

“ Noble Sire, vous venez de me rappeler le respect qui vous est naturellement dû. Je vous parle comme j'aurais parlé au Noble sire Ylavan si j'avais eu le bonheur de le rencontrer.”

“ Ça n'est pas vrai, tu me parles comme à un étranger.”

“ Avec le respect que je vous dois, Noble Sire, je vous traite comme celui qui a tout pouvoir sur moi et qui vient de me le faire sentir. Puis-je me retirer ?”

“ Oui. Reviens me voir ce soir.”

“ Noble Sire, je vous déconseille de m'inviter à partager votre couche.”

“ Ce n'était pas mon intention. Mais pourquoi est-ce que tu me le ''déconseilles'', comme tu dis ?”

“ Parce qu'on murmure, en faisant semblant de croire que je n'entends pas, que c'est la seule raison pour laquelle vous m'avez fait entrer dans la famille.”

“ Qui ose dire une chose pareille ?!”

“ Noble Sire, même vous, vous n'avez pas le droit de me demander d'être un mouchard. Puis-je me retirer, maintenant ? Je suis déjà en retard et je vais être puni.”

“ Tu diras que tu étais avec moi.”

“ Certainement pas ! Je ne tiens pas à ce qu'on en rajoute !”


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Chapitre 77


Ambassade


“ Le Premier Sire Niil est actuellement à son Conseil et ne peut recevoir personne. Je suis au regret de devoir vous demander, Honorable Visiteurs, de bien vouloir solliciter une entrevue auprès du Secrétariat Particulier.”

“ Soit, c'est ce que nous ferons. En attendant, le Noble Fils Ambar peut sans doute trouver le temps de nous recevoir ?”

“ Le Noble Frère Ambar ne reçoit personne qui n'ait d'abord été approuvé par le Premier Sire lui-même.”

“ Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?! Nous sommes tous les deux de la Maison Impériale !”

Karik commençait à trouver que la plaisanterie avait assez duré.

“ Certainement, Honorable Jeune Maître, répliqua l'imperturbable appariteur, mais ce trankenn est régi par les règles de la Maison Ksantiri.”

“ Vous pouvez au moins le prévenir que nous sommes là. Je suis sûr qu'il s'arrangera pour qu'on nous laisse le voir.”

“ Je ne puis rien faire de la sorte. Mais je puis transmettre un billet de votre main au Premier Sire lorsque son Conseil aura pris fin.”

Le sourire et le ton subtilement teintés de mépris de l'homme indiquaient clairement l'idée qu'il se faisait de la capacité de Karik à rédiger trois lignes sans offenser gravement l'orthographe, la grammaire et la syntaxe complexes du Tünnkeh honorifique. Et le garçon, brutalement rappelé au souvenir de sa condition encore récente de quasi-esclave, ne put s'empêcher de rougir. Mais Dillik, qui n'avait jusque là pas prononcé une parole, intervint soudain, employant le dialecte particulier de l'île de Djannak.

“ Honorable, je vais l'écrire moi-même. Je suis sûr que le Premier Sire Niil sera content de lire quelques mots dans la langue de son Domaine d'origine.”

Dillik ne connaissait certes pas le subtil langage de cour suffisamment pour se hasarder à l'écrire - ce que bien peu de nobles eux-mêmes étaient capables de faire sans l'aide d'un secrétaire spécialisé - mais il était allé suffisamment à l'école pour rédiger une lettre passable en dialecte. L'air d'incompréhension ahurie du fonctionnaire était en soi une récompense suffisante, mais Dillik avait encore un atout dans son jeu. Il reprit, en Tünnkeh, cette fois.

“ Pardon Honorable, je croyais que sur le Trankenn Premier des Ksantiris tous les Fonctionnaires importants comprenaient la langue maternelle de Sire Niil. Je disais que j'allais écrire le billet moi-même, dans sa langue d'origine, pour lui montrer notre respect.”

“ À la réflexion, je cois que nous pourrons vous éviter cette peine. Je vais envoyer un coursier spécial avertir le Premier sire de votre présence.

“ Non, j'y tiens. C'est une excellente idée. Je peux emprunter de quoi écrire, là, sur le bureau ?

L'homme avait perdu sa supériorité morale. Il s'inclina et laissa Dillik écrire le plus soigneusement qu'il pouvait au dos d'un formulaire administratif :


Cher Niil,

Karik et moi on est venus te voir ainsi qu'Ambar. Un Garde dit que tu es trop occupé pour ça et que si on veut voir Ambar il faut te demander la permission. Je sais bien que c'est complètement idiot et que tu nous empêcheras pas de le voir, mais voilà, c'est fait.

J'espère que tu vas bien. Nous, ça va aussi. Julien, il travaille tout le temps et ça pourrait aller mieux. Tu devrais t'arranger pour venir un petit peu.

Bon, peut-être que tu trouveras un peu de temps pour nous voir. En attendant, Karik et moi on t'embrasse, si on a encore le droit !


Il plia le billet, le scella, et le remit au coursier arrivé entre temps. Puis, se tournant vers l'appariteur :

“ Voilà. Vous croyez que la réponse va mettre longtemps à venir ?

“ Je ne puis dire, mais si vous avez l'obligeance d'accepter un siège, je vais faire apporter des rafraîchissements.

Les rafraîchissements n'eurent pas le temps de faire leur apparition. Niil lui-même entra dans la pièce et congédia l'homme d'un signe de tête. Il ne souriait pas, mais son visage reflétait plutôt les soucis qui semblaient l'accabler. Il s'arrêta, comme indécis, à deux pas des garçons. Mais juste avant qu'une certaine gêne ne s'installe, Dillik se précipita et se serra contre lui. Karik les rejoignit aussitôt, augmentant encore l'émotion de l'instant au point que Niil, fragilisé par toutes les tensions des derniers jours, finit par éclater en sanglots. Lorsqu'il put de nouveau parler, ce fut pour dire :

“ Venez, on va chercher Ambar.

L'irruption du Premier Sire en personne accompagné de deux garçons en abba de la Maison Impériale causa une légère perturbation dans le cours de Maître Sandeark qui s'efforçait d'initier ses élèves aux joies des Éléments de Géométrie Sphérique, si pratiques pour déterminer une position sur les étendues infinies de l'océan. Il s'abstint cependant de manifester son déplaisir et libéra sans mot dire, quoique non sans regret, un Ambar curieusement prometteur, surtout si l'on tenait compte de ses lacunes abyssales dans d'autres matières.

Cinq minutes plus tard, ils étaient assis dans le clos luxueux du Premier Sire, les rafraîchissements étaient servis, et l'heure des explications avait sonné. Contrairement au speech attendu de Niil, ce fut Ambar qui rompit le silence :

“ Niil, je m'excuse pour ce que je t'ai dit ce matin. Je ne le pensais pas vraiment.

Niil eut un sourire ambigu :

“ Qu'est-ce que tu ne pensais pas vraiment, que j'avais tout pouvoir sur toi ou que je te cachais des choses ?

“ Tu sais ce que je veux dire.

“ Oui. Je ne t'en veux pas. Mais tu avais raison, je t'ai caché des choses. Et d'abord, je dois t'avouer que j'ai fait intercepter tes deux lettres.

Personne ne réagit à l'annonce de cet acte proprement scandaleux, chacun s'efforçant de garder un visage relativement neutre en attendant la suite.

“ C'est mal, je sais. Même si je ne les ai pas lues. J'étais furieux après Julien. On s'est disputés.

“ Disputés ! Mais pourquoi ?

“ Parce qu'il m'a obligé à être Premier Sire. Je n'ai jamais voulu le devenir. Et ça ne m'intéresse toujours pas.

“ Mais ça n'est pas sa faute si Nandak, en plus d'être un assassin, a fait des conneries qui auraient pu détruire complètement la Maison des Ksantiris ! Et si Nekal était encore vivant, il vaudrait mieux pour tout le monde qu'il ne soit pas Premier Sire.

“ Il y en a plein d'autres, dans la Famille, qui seraient ravis d'être à ma place.

“ Oui, mais toi, tu es vraiment digne d'y être, c'est ce qu'il a dit devant tout le monde. Et je peux te jurer qu'il le pensait. Il le pense encore, sans doute. Et moi aussi. Et la preuve que c'est vrai, c'est qu'on est là, à discuter.

“ Et qu'est-ce qui te fait croire que tu sais pourquoi Julien a fait ça ? Tu n'es pas Sa Seigneurie, que je sache.

“ Non, mais Julien, je le comprends mieux que tu ne penses. Il n'a pas toujours été l'Empereur. Ses parents n'étaient pas des nobles et je crois que quand il est revenu - uniquement parce qu'on avait besoin de lui ici, je te rappelle - il a vu ce que les gens pensaient des Nobles Sires dans ton île. Sire Ylavan était quelqu'un de respecté, mais il était souvent loin et Nandak et Nekal ont presque réussi à faire détester les Ksantiris. Il s'est certainement dit que c'était une bonne chose qu'ils soient morts ! Et là, il a eu l'occasion de faire ce qu'il pensait qui était vraiment bien.

“ Il ne m'en a pas parlé avant. Il ne m'a rien dit ! Rien !

“ C'est vrai. Et je ne sais pas pourquoi. Il faudra que tu lui demandes.

“ Pour ça, il faudrait encore qu'on se voie.

“ C'est facile. On rentre avec Karik et Dillik. En plus, ça ne te coûtera rien et moi, je garderai mon argent de poche.

“ Oui. Bon. Ça va, n'en rajoute pas. Je vais faire prévenir Sire Tahlil. Je pense qu'il voudra bien quitter son cher chantier pour me remplacer un moment ici.

“ Aïn est ici. Intervint Karik. Il a refusé de partir et il nous attend. Si tu le lui demandes poliment, il s'occupera certainement de ramener Sire Tahlil.


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