Chapitre 13


L'amour, pas la guerre!


Le peu de vie privée...

Julien tenait plus que tout à ces moments d'intimité où les adultes se retiraient et laissaient les amis se retrouver entre eux. Xarax, bien sûr, était toujours discrètement présent dans un coin mais, outre qu'il était le plus souvent pratiquement invisible, sa relation étrange avec Dillik et Julien faisait qu'il ne semblait pas appartenir vraiment à la catégorie ordinaire des adultes. Par un accord tacite, ils évitaient d'évoquer les questions qui les préoccupaient tout le reste du temps, même si, parfois, une discussion ''sérieuse'' pouvait venir tempérer cette insouciance affichée. Étrangement, ils étaient parfaitement capables de rire et de chahuter quelques heures seulement après avoir échappé à la mort. Ils n'oubliaient pas le danger, mais une sorte d'instinct de préservation les poussait à le mettre entre parenthèses dès qu'il n'était plus nécessaire de s'en préoccuper directement.


Pour l'heure Dillik, partenaire de Niil dans une partie de cartes acharnée qui les opposait à Ambar et Julien, s'efforçait de distraire l'adversaire par des manœuvres d'une loyauté douteuse.

- Dillik, ça n'est pas la peine de prétendre que ton laï est trop court, l'avertit Julien. Assieds-toi correctement ou je t'oblige à porter un caleçon.

- C'est pas moi qui ai commencé. Regarde un peu Ambar. À cause de lui, Niil arrête pas de nous faire perdre des points.

- Ça n'a rien à voir. Ambar a trop chaud, c'est tout. Alors que toi... Et puis Niil ne s'intéresse pas à ces choses-là, c'est bien connu.

- Qu'est-ce qu'y faut pas entendre ! En plus, ça fait cinq jours jours que Karik est parti.

- Je ne vois pas le rapport.

- Ben, ça lui manque.

- Je peux le comprendre. Ce cher Karik a vraiment une conversation tout-à-fait passionnante.

- C'est pas sa conversation, qui lui manque. C'est son...

- Dillik !

- … côté confortable au lit.

- Quand vous aurez fini de parler de moi comme si je n'étais pas là...

Julien ne fit pas mine de l'avoir entendu :

- Justement, tu devrais être content. Comme ça Niil a tout le temps de s'occuper de toi.

- … on pourra peut-être continuer à jouer.

- Oh, mais il s'occupe de moi. Je suis content. C'est lui qui dit qu'y a des choses que je peux pas faire aussi bien.

- Je suis sûr qu'il dit ça uniquement pour te taquiner.

- Non, on a essayé. Il dit que mon sang neh, il est trop petit !

- Dillik !

- Quelle idée ! Il est très bien, ton sang neh.

- Ben, il est quand même plus petit que celui de Karik. Même le tien, il est plus petit, malgré que t'as déjà des poils.

Dillik faisait là une allusion outrageusement flatteuse aux quelques poils translucides, orgueil de leur propriétaire, qui commençaient à pousser timidement à la racine du pénis de Julien et qu'on pouvait effectivement apercevoir, sous un éclairage favorable, pour peu qu'on s'en approche assez pour les toucher presque du bout du nez.

- C'est vrai. Mais tu sais bien que ça n'est pas la taille qui compte.

- Lui, il dit que pour ça, y faut quand même qu'y en ait assez. Enfin... plus, quoi. Karik, il paraît que c'est très bien. Mais je suis sûr que toi aussi...

- Dillik !

- … ça devrait aller. Aïe ! Moi ce que j'en disais, c'était pour te rendre service. C'est vrai ça, je suis même sûr qu'Ambar, ça l'embêterait pas. Hein, que ça t'embêterait pas.

- Qu'est-ce qui ne m'embêterait pas ?

- Dillik !

- Ben, si Julien il essayait, pour voir si... Aïe ! Arrête ! Tu vas faire tomber les cartes.

- Moi, je ne suis pas jaloux. Pourvu qu'il essaie avec moi d'abord, j'ai rien contre.

- Ambar !

- Ben quoi ! C'est pas parce qu'il est le plus grand qu'il doit tout le temps passer en premier... Tiens ! Ça y est ! On a gagné ! Tu ne trouves pas qu'il est tard ? On devrait aller se coucher... Je suis sûr que tu as envie d'aller au lit.

- Obsédé ! Retire ta main de là ! Qu'est-ce que les gens vont penser ?


Malgré les apparences et le caractère assez leste des plaisanteries, le clos commun n'était pas un lieu de débauches débridées. Les garçons, bien qu'ils consultent de temps à autre les ''Délices'', avaient dans leurs explorations une certaine retenue naturelle née, non pas de quelque timidité ou sentiment de honte, mais de la tendresse qui sous-tendait leurs rapports. Il était entendu, sans qu'on ait à le dire, qu'on pouvait tout faire, tout tenter, rire de tout, pourvu qu'il restât clair qu'on aimait et respectait son ou ses partenaires. Il ne serait pas plus venu à l'idée d'un aîné de forcer un plus jeune à se plier à des choses qui ne l'enchantaient guère, qu'à celui-ci de prétendre qu'on l'avait contraint à faire ce dont il avait envie. Julien avait mis un certain temps à perdre l'habitude de dire parfois ''non'' alors qu'il pensait ''oui'' lorsqu'on lui proposait des choses qui choquaient le petit Français pas vraiment libéré qu'il était encore un peu, tout au fond. Et Ambar était passé maître dans l'art de contourner ses défenses en tournant à la plaisanterie ce qui, autrement, aurait plongé Julien dans l'embarras. Niil se prêtait parfois au jeu, tenant avec délices le rôle du grand frère un peu coincé, outré par les audaces des jeunes dévergondés. Et Dillik, une fois qu'il eut compris le manège, se faisait un plaisir de devenir un petit animal lubrique et prêt à toutes les aventures. Ainsi, la scène qui venait d'avoir lieu avait un sens parfaitement clair pour tous : c'était une proposition adressée à Julien de se livrer à des actes qu'une morale bourgeoise réprouve avec vigueur sur deux partenaires plus que consentants. Mais cette façon de le faire savoir était infiniment plus plaisante qu'une déclaration du genre : ''Niil et Ambar, y veulent que tu leur mettes ta queue dans le derrière. Et Niil y dit que ça presse, parce que la mienne, elle est pas assez grosse'' ; déclaration qui, outre qu'elle eût fait fuir l'intéressé, aurait complètement trahi l'esprit même de la proposition.


Ambar, donc, revendiquait le privilège d'être le premier à partager avec Julien ce plaisir tout neuf. Et Julien, qui avait jusque-là résisté à de nombreuses tentatives pour l'amener à franchir ce qu'il considérait comme un pas un peu trop audacieux, dut reconnaître en son for intérieur que, s'il devait succomber à la tentation, il était logique que ce fût avec, comme dit la chanson, ''Celui que mon cœur aime''. C'est ainsi qu'après un bain du soir d'une sagesse inhabituelle (il n'était pas question de dissiper en vaines agaceries une énergie précieuse), il rejoignit sur son lit un Ambar frémissant d'impatience contenue et qui tenait dans sa main un joli pot de céramique précieuse contenant un onguent au parfum discret de fleur et d'un pouvoir lubrifiant absolument incomparable. Ledit onguent, dont la recette séculaire était très précisément décrite en annexe aux ''Délices'', n'était pas pour Julien une nouveauté en ce sens qu'il était devenu un adjuvant quasi-indispensable à toute pratique impliquant la friction répétée de parties de l'anatomie très sensibles à l'abrasion.


Suivant en cela les conseils du manuel le plus consulté par une jeunesse avide de connaissances, Ambar se livra à une préparation minutieuse du Serki dodjeh, le ''Sceptre d'or'', l'enduisant copieusement de l'onguent merveilleux en veillant bien, toutefois, à ne pas dépasser une stimulation de basse intensité, sous peine de précipiter une conclusion qu'on souhaitait la moins prompte possible. Puis, adoptant avec souplesse la posture prescrite, tirant jusqu'à ses épaules ses genoux, il offrit la vision troublante d'une fleur brune au centre rose, et qui s'épanouissait au creux de la vallée largement ouverte entre les orbes dorés de fesses veloutées, appelant les baiser que Julien ne put s'empêcher de donner a ces joues qu'on lui tendait. Un dernier réflexe hérité de son passé pudibond faillit bien l'empêcher de poser aussi sa bouche sur le centre de ses attentions mais, décidé qu'il était à franchir le Rubicon, il surmonta sa réticence et reçut en récompense un choc qu'il n'attendait pas. Qui, au nom de tous les dieux ! aurait pu imaginer qu'on pût éprouver une telle douceur à embrasser un...? Bref, jamais - au grand jamais ! - il n'aurait pu penser qu'ainsi, le nez effleurant d'une caresse l'ourlet infime et tremblé de ce raphé qui relie discrètement les bourses à l'anus, ses lèvres attentives aux plissements délicats et tièdes, il éprouverait cette bouleversante impression d'intimité, cette tendresse absolue pour celui qui s'offrait ainsi sans la moindre réserve. Il dut faire un effort conscient pour ne pas prolonger cet étrange baiser, pour ne pas céder à la tentation de caresses plus audacieuses qu'il sentait confusément possibles. Aussi, revenant aux sages préceptes des ''Délices'', il s'employa à oindre libéralement de baume parfumé le Gawa kortchoung, ''le petit Anneau de plaisir'' et ses alentours, sans oublier d'introduire du bout du doigt une généreuse quantité du produit.


''L'Anneau de plaisir'' d'Ambar n'était pas totalement impréparé à recevoir même un ''Sceptre d'or'' d'un modèle supérieur à celui de son ami. De fréquentes expériences avec des végétaux de forme et de consistance appropriée, menées depuis un âge où l'occidental moyen quitte habituellement le cours préparatoire, garantissaient que la chose pouvait se faire sans dommage et même, avec un considérable plaisir. Mais Julien, soucieux de n'être cause d'aucune souffrance, ou bien surestimant peut-être la taille de son membre, déclina l'invitation à ''entrer comme ça'' et préféra se coucher sur le dos et l'inviter à s'asseoir à sa guise.


Ambar s'assit.


Il s'assit avec une lenteur calculée. Et Julien goûta chaque seconde, chaque sensation de cette entrée dans un royaume encore à découvrir. Il sentit son gland toucher d'abord la surface élastique, glisser un peu et se caler dans un creux bien défini, avant de pousser encore jusqu'à ce qu'enfin le muscle souple commence à s'ouvrir, s'élargir en un anneau glissant peu à peu, sollicitant au passages des milliers de terminaisons sensibles jusqu'à l'emprisonner entièrement. Continuant sa descente, Ambar fut bientôt assis autant qu'il lui était possible. Les yeux fermés, il paraissait absorbé dans un bonheur tranquille, la satisfaction intense du but enfin atteint, son scrotum détendu, translucide, posé sur le pubis de son ami révélant le contour de deux billes oblongues, son phallus de jeune faune montrant sa tête rouge de cyclope. Julien s'en saisit, savourant pour la énième fois la merveille toujours renouvelée de ce contact tiède, à la fois d'une dureté surprenante et d'une infinie douceur. Soudain, crispant ses deux mains sur la sienne, Ambar se laissa emporter vers l'orgasme, à petits coups de reins saccadés pressant à l'intérieur de lui le sexe de Julien en une caresse intense, irrésistible, qui s'acheva dans des spasmes qui l'envoyèrent à son tour sur le toboggan d'un orgasme brutal où, cambrant les reins, il tenta désespérément de s'enfouir encore davantage, de réaliser enfin cette fusion ultime et impossible des amants.


Oo0oo


Chapitre 14


Recrutement


Il faisait, comme toujours, nuit noire lorsqu'ils prirent leur copieux petit déjeuner. Il semblait que les rugissements du blizzard aient baissé d'une octave, signalant peut-être l'espoir d'une accalmie prochaine. Bien que probablement dévorés de curiosité, pas plus Dillik que Niil ne se permirent la moindre allusion à ce qui avait certainement eu lieu dans la chambre habituellement inoccupée qu'avaient choisi les tourtereaux pour abriter leurs ébats. Ils attendraient pour en être informés, s'ils devaient l'être, que le sujet soit abordé par Julien. Il n'y avait absolument aucune chance pour qu'Ambar se laisse aller à une quelconque indiscrétion.


Suite aux décisions de la veille, Julien transporta Tannder sur Zenn R'aal, dans un paysage chaotique où d'énormes blocs de granit semblaient avoir été jetés au hasard dans une vallée à la végétation rase, jusqu'à la demeure d'un vieux monsieur dont les cheveux d'argent avaient depuis longtemps passé la date de coupe. Il portait aussi, chose assez rare pour être remarquée, une moustache et un petit bouc gris fer bien entretenus qui accentuaient encore la netteté de toute sa personne. Des yeux sombres, d'une étonnante vivacité donnaient à ses traits marqués par l'âge une vigueur étonnante. S'il fut surpris par la vision des Marques Impériales de Julien, sont expression n'en laissa rien paraître et il ne manifesta, alors que Tannder faisait les présentations, qu'une attention empreinte de courtoisie :

- Sire, voici Maître Dennkar, de Meh Tchenn. Maître, vous avez bien-sûr reconnu votre hôte.

- Je me réjouis, Sire de voir de mes yeux la confirmation de ce qu'on m'avait rapporté. Votre absence a été trop longue.

- On a dû vous dire aussi, Maître, que je n'ai pas grand chose à voir avec ce Yulmir que vous avez peut-être connu. J'ai vu de quoi il avait l'air et je ne pense pas que je lui ressemble. De plus, je ne me souviens absolument pas de ce qu'il a pu vivre. Je tenais à vous le dire, pour vous éviter d'être déçu.

- Je ne pense pas que je serai déçu, Sire. Si votre haptir, là-bas, fit-il en désignant un coin sombre de la pièce, vous est toujours fidèle, je suis certain que je n'aurai aucun mal à vous servir.

Julien fut impressionné, c'était bien la première fois, à sa connaissance, que quelqu'un parvenait à déjouer les ruses de Xarax et à prendre en défaut son incroyable furtivité.

- L'Honorable Tannder va vous expliquer le but de notre visite et j'espère que vous voudrez bien nous aider.

Et, alors qu'ils buvaient une infusion brûlante et parfumée, Tannder expliqua pendant une trentaine de minutes, en phrases courtes et précises, l'ensemble de la situation. Lorsqu'il eut terminé, leur hôte déclara :

- Si je vous ai bien compris, Tannder, vous venez me tirer de ma retraite pour servir de professeur à deux gamins.

- On peut voir les choses sous cet angle, oui.

- Et qu'est-ce qui vous a fait penser que j'accepterais ? Hors le fait, bien sûr, qu'il est difficile de refuser un service à l'Empereur...

- Eh bien, je crois qu'il serait dommage de vous laisser vous dessécher ici, dans cet exil que le Conseil vous a imposé.

- Tiens, vous savez cela ?

- Ce n'était pas difficile à deviner. En bonne logique, c'est vous qui devriez être à la tête de l'Ordre si la politique et ses intrigues ne vous en avaient écarté. Pourquoi croyez-vous que j'ai préféré louer mes services à Aldegard plutôt que de briguer une fonction au Siège ? Vous n'êtes pas trop vieux ou trop usé pour servir. Vous êtes seulement trop probe et indifférent au pouvoir. La vertu peut parfois être insupportable à qui ne la pratique pas assidûment.

- Et vous avez dit tout cela à Sa Seigneurie ?

- Non. J'aurais dû entrer dans les détails d'une histoire qui n'est pas la mienne. Venez avec nous, Dennkar. Vous aimerez vos élèves, j'en suis sûr, et vous pourrez conseiller l'Empereur sans que l'Ordre puisse en prendre ombrage puisqu'il ne sera pas averti de votre participation.

- Quelqu'un bavardera.

- Notre conseil est très restreint. Nous ne pouvons pas nous permettre de partager nos secrets avec tout un gouvernement.

- Et qu'en pense Sa Seigneurie ?

- Ma Seigneurie en pense que, comme me l'a dit un de nos amis, on ne connaît un homme qu'après avoir mangé un sac de sel avec lui. Je suppose que vous partagez son avis. Mais si Tannder vous recommande, je suis prêt à essayer de vous connaître.

- C'est une proposition honnête.

- Autre chose, Ma Seigneurie s'appelle Julien quand on n'est pas en représentation officielle. Je veux bien faire tout ce qu'on veut pour aider à rétablir la situation, mais je veux aussi qu'on me laisse être ce que je suis.

- Et... Puis-je me permettre de vous demander ce que vous êtes ?

- Je suis un garçon de treize ans dans un monde qui n'est pas le sien et que tout le monde cherche, soit à utiliser, soit à tuer. Enfin, quand je dis tout le monde, j'exagère un peu. J'ai quand même quelques amis.

- Si tel est le cas, c'est plus que la plupart des personnages qui détiennent un réel pouvoir ne peuvent espérer avoir. Vous êtes fortuné.

- Je commence à m'en rendre compte. Je ne sais pas comment Yulmir faisait pour vivre en se méfiant de tout le monde. Moi, je ne pourrais pas.

- C'est pourquoi il est heureux que d'autre puissent se charger d'exercer cette méfiance à votre place. Je suis certain que Tannder s'y emploie avec le plus grand zèle.

- Sans doute, je ne sais pas vraiment ce qu'il fait. Tout ce que je sais, c'est que Xarax lui fait confiance, et je fais confiance à Xarax. Xarax, c'est le Haptir de l'Empereur. C'est aussi mon ami. Mais maintenant que je commence à vraiment connaître Tannder, je pense qu'il ne m'aide pas seulement parce que je suis l'Empereur.

- Et pourriez-vous me dire ce qui vous fait penser cela ?

- Mon père dit souvent : ''Il n'y a pas de grand homme pour son valet de chambre''. Tannder n'est pas mon serviteur, mais il me connaît certainement mieux que mes parents. Il connaît mes défauts. Il sait que je ne suis pas ce que les gens croient. Il sait aussi que je ne suis pas toujours d'accord avec ce qu'on voudrait que je fasse. Il n'a jamais cherché à me manipuler, comme d'autres. Il m'a toujours dit les choses franchement, comme à un ami. Et il s'est toujours arrangé pour que j'aie mes amis avec moi. Et je me rends bien compte que ça lui complique terriblement la vie. Pourtant, il ne s'est jamais plaint. Simplement, il essaie que ça ne gêne pas trop ou même, comme aujourd'hui, il en profite pour améliorer notre équipe.

- Vous me flattez.

- Passer de la pommade, ça n'est pas mon genre. Mais si je ne suis pas vraiment l'Empereur du R'hinz, je ne suis pas non plus complètement idiot. Vous êtes sans doute un bon professeur, mais on n'a pas besoin de vous pour enseigner la grammaire ou l'histoire à deux ou trois gamins. Même si Tannder dit que c'est important pour la sécurité.

- Et d'après vous, pourquoi a-t-on besoin de moi ?

- Peut-être que Yulmir l'aurait su. Moi, je ne sais pas encore. Je peux juste penser que c'est parce que, avec ce qui risque d'arriver, plein de gens vont essayer de marcher sur la tête des autres et que Tannder pense que ça ne vous intéresse pas. De toute façon, il y a plein de choses que je ne sais pas... Que je n'ai pas vraiment envie de savoir, peut-être. Mais maintenant que j'y pense... Voyez-vous, jusqu'ici, Tannder ne s'est encore jamais trompé. Du moins pas au point de provoquer une catastrophe. Mais je crois qu'il a un peu peur que ça ne lui arrive. Je crois qu'il cherche quelqu'un qui pourrait l'aider à voir clair. Mais il a peut-être une autre idée derrière la tête, je ne sais pas. De toute façon, je dois vous avertir que c'est un emploi qui risque d'être dangereux. Des fois, j'ai un peu l'impression de vivre juste au centre d'une cible.

- C'est ce que j'ai cru comprendre mais, tout compte fait, la vie ici est un peu monotone.

- Est-ce que ça veut dire que vous acceptez de venir avec nous ?

- Bien sûr. Dois-je prêter serment ?

- Oh, non ! Je préfère que les gens se sentent libres. Et puis, entre nous, je ne crois pas qu'un serment ait jamais empêché un traître de vous planter un couteau dans le dos. Par contre, il va falloir que vous laissiez Xarax vous goûter. Je ne sais pas bien à quoi ça lui sert, mais il y tient beaucoup.

Xarax, d'un bond silencieux vint se percher sur l'épaule de Julien.

- C'est inutile, je connais Maître Dennkar, bien qu'il ait un peu vieilli depuis que nous nous sommes rencontrés pour la dernière fois.

- Eh bien, il semble que ce ne soit pas la peine. Bienvenue dans notre équipe, Maître. Je pense que vous devez avoir quelques affaires à régler. Quand voulez-vous qu'on revienne vous chercher ?

- Je vis seul. Quelques mots au vieux compagnon qui s'occupe de ma maison suffiront. Nous pouvons partir immédiatement. J'ai toujours un coffre prêt avec quelques vêtements et affaires indispensables. Nous pourrons partir dès que vous le voudrez.


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Une fois à Djang Kang, Dennkar manifesta son étonnement :

- J'avoue, Sire, que je ne m'attendais pas à être transporté par l'Empereur lui-même. Les Passeurs vous refuseraient-ils leurs services ?

- Certainement pas, mais nous avons décidé de ne révéler le lieu où nous nous tenons qu'à un minimum de personnes et seul mon ami Aïn sait où nous trouver. Il est très occupé et, pour des voyages simples comme celui-ci, qui ne demandent pas un grand talent, je peux me débrouiller. Je n'ai perdu qu'un voyageur... jusqu'à présent.

Malgré son impassibilité, Maître Dennkar ne parvint pas à masquer complètement sa stupéfaction. Visiblement pris à contre-pied, il se demandait s'il devait prendre au sérieux une affirmation aussi froidement monstrueuse. Julien éclata de rire.

- Ne faites pas cette tête-là ! C'était un ghorr. Celui qui nous est tombé dessus à Kardenang. Xarax m'a dit où l'emmener. À propos, c'était sur Zenn R'aal, une sorte de pic au milieu d'un lac volcanique rempli d'acide. Tannder n'a pas pu me dire qui avait eu l'idée d'installer un klirk dans un endroit pareil. Vous ne seriez pas au courant, par hasard ?

- Eh bien, je pense qu'il ne peut s'agir que de Douktchenn Kortso. Le pic au milieu du lac est tout ce qui reste d'une sorte de belvédère, un observatoire pour les amoureux de ce genre paysage.

Comme Julien ouvrait des yeux ronds, ce fut au tour de Dennkar d'avoir un petit rire.

- Oh ! il sont plus nombreux que vous ne pourriez le penser. Comme vous le savez certainement, Zenn R'aal est un monde encore relativement jeune au volcanisme très actif. Les gens aiment les volcans, bien que d'autres peuples les craignent, et il y a eu de tout temps des pèlerinages ou même de simples circuits touristiques pour amateurs d'impressions grandioses. On s'approche ainsi de lieux d'une beauté parfois terrifiante. L'âme s'y fortifie et retrouve aussi une saine humilité. Autrefois, le pic, qui est probablement tout ce qui reste d'une ancienne cheminée éruptive, était relié au bord du cratère par un isthme étroit qui a été peu à peu rongé par les éléments et les vapeurs du lac. La plate-forme elle-même était beaucoup plus large. Plus personne ne s'y aventure depuis des siècles. On se contente de contempler le lac depuis le bord du cratère. J'ignorais qu'il s'y trouvait encore un klirk.

- Eh bien, c'est tout ce qu'il y a : un klirk. Il n'y a vraiment pas la place pour deux personnes. Je ne peux pas vous proposer de vous emmener faire une visite.

- Je crois que je pourrai m'en consoler. Merci. Et permettez-moi de vous féliciter pour cet exploit.

- Vous savez, je n'y suis pas pour grand chose. C'est Xarax qui m'a dit quoi faire. Sans lui, je me serais sans doute fait dévorer tout cru. Maintenant, j'aimerais vous présenter vos élèves, et puis je vous laisserai vous installer. Mais ne vous installez pas trop quand même, je crois qu'on se prépare à déménager dans pas longtemps.

- Merci de me prévenir, j'éviterai de repeindre mon clos.


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- Julien, avec votre permission, j'aimerais inviter une autre personne à se joindre à nous.

- Tannder, vous êtes seul juge dans ce domaine. Et comme c'est aussi vous qui devez vous charger d'organiser l'intendance... À qui pensez-vous ?

- À Maître Subadar.

Julien émit un petit sifflement.

- J'en connais au moins un à qui ça ne va pas plaire : Subadar lui-même.

- Il ne sera pas le seul, croyez-moi.

- Et il est d'accord ?

- Eh bien, je comptais un peu sur vous pour le persuader.

- Ben voyons ! Et qu'est-ce que je devrai lui promettre pour qu'il accepte ?

- Je ne pense pas que la perspective d'une récompense quelle qu'elle soit puisse l'influencer sérieusement. Mais un poste d'enseignant...

- Très drôle ! Je le vois très bien donner des leçons à Dil... Attendez ! L'élève, ce serait moi, hein ?

- Oui, en quelque sorte. Maître Subadar a beaucoup de choses à vous apprendre et je suis sûr qu'il sautera sur l'occasion que vous lui offrirez.

- Mais pourquoi est-ce qu'il faut qu'il reste avec nous ? Je pourrais très bien aller le voir tous les jours si c'est nécessaire.

- Parce qu'il sera de plus en plus en danger. Même s'il ne veut pas l'admettre. Et aussi parce qu'il m'est beaucoup plus difficile de veiller à votre sécurité si vous demeurez longtemps ailleurs que là où nous aurons décidé de nous établir. Je suis à peu près certain que le Siège de l'Ordre des Maîtres des Arts majeurs est, avec la Tour des Bakhtars, l'un des endroits où l'on vous attend en permanence.

- Alors, il vaudrait peut-être mieux que je n'aille pas lui rendre visite.

- Non, en effet. C'est pourquoi je vous propose d'envoyer Aïn pour le ramener ici, où vous pourrez lui parler en toute sécurité.

- Mais quand même, il doit avoir pas mal d'autres choses à faire. Il ne peut certainement pas rester tout le temps absent. C'est quand même le Grand Maître de l'Ordre, non ?

- Ce sera à lui d'en juger, biens sûr, mais je crains que les affaires courantes ne perdent beaucoup de leur importance en regard de la situation présente. Je pense que son devoir est d'être auprès de vous et de s'assurer que vous recevez toute l'instruction nécessaire à l'exercice de votre charge. Tout le reste est secondaire.

- Merci, je me sens beaucoup mieux. Cette absence de pression, c'est vraiment décontractant.

- Ce n'est pas ce que j'avais voulu dire.

- Je sais. Allez, demandez à Aïn d'aller chercher Subadar.


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- Maître Subadar, ça n'est pas mon idée, mais je dois reconnaître que c'est logique.

- C'est tout-à-fait logique. Je m'étonne seulement que vous acceptiez de vous voir imposer la présence continuelle de quelqu'un qui va vous priver de la plupart de ce qui vous reste de temps libre.

- Si je dois passer mon temps libre à me débarrasser de ghorrs ou a éviter de me faire trucider, je préfère éviter les loisirs.

- J'aimerais quand même formuler une requête.

- Je vous écoute.

- Je serais vraiment contrarié de devoir me séparer de Yol. Même s'il n'est plus tout-à-fait ce qu'il a été, c'est toujours mon chenn da. Je crois que vous pouvez comprendre.

- C'est aussi mon ami, vous savez. Je ne pense pas que Tannder protestera, si c'est tout ce que vous demandez pour accepter de vous joindre à nous.


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Je réponds aux louanges (méritées ou non) comme aux critiques pourvus qu'elles demeurent courtoises.

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