Chapitre 3


Haute technologie


La partie du Palais où ils évoluaient était encore plus déconcertante même que l'Aire avec ses dalles-klirks. En fait, l'ambiance et le décor rappelaient un peu à Julien l'Inter-monde et sa géométrie aberrante. Xarax, sur son épaule, les guidait dans un dédale aux couleurs changeantes où la gravité jouait parfois d'étranges tours. À ses côtés, Ambar et Dillik s'efforçaient d'avoir l'air brave tout en s'accrochant à ses mains avec une énergie presque suffisante pour lui broyer les phalanges. Juste derrière lui, Tannder marchait d'un pas apparemment décontracté, flanqué d'un Aïn totalement aux aguets. Karik, ravi d'être admis à participer à l'expédition, avait été dépêché auprès de Niil pour organiser leur passage sur Dvârinn et l'aider à préparer la suite du voyage.

“ Vous êtes déjà venu par ici, Tannder ?”

“ Jamais, Sire. Je pense que seuls l'Empereur et quelques Maîtres des Arts Majeurs ont jamais eu accès à cette zone.”

Même leurs voix étaient étrangement déformées.

“ Xarax me dit qu'il est impossible de voyager par klirk jusqu'ici. Il paraît que même un Maître Passeur ne peut pas s'y projeter.”

“ Ni en pawtiw non plus, je peux vous l'assuwer, ajouta Aïn dont la parole, dans cet environnement, était presque incompréhensible.”

Ils poursuivirent pendant encore un long moment dans des corridors translucides constamment parcourus de vagues lumineuses aux modulations curieusement nettes. Personne, si ce n'est Xarax, n'aurait pu espérer se diriger dans un tel tourbillon et même un aveugle se fût perdu, dérouté par la géométrie bizarre et les variation de gravité. Dillik, malgré son habitude de la mer et des bateaux finit par vomir son petit déjeuner en un jet jaunâtre qui - comble d'horreur - tomba en un écœurant ralenti dans une zone où, sans doute, la pesanteur n'était pas ce qu'elle était censée être. Mais malgré sa détresse, il n'eut pas un mot pour se plaindre alors que Julien prenait le temps de lui essuyer les lèvres et le menton avec un pan de son propre abba.


Ils parvinrent finalement à leur but : une salle ronde, un peu moins vaste que la Rotonde océane, mais encore suffisamment grande pour imposer un respect admiratif. Là, l'univers retrouvait sa stabilité coutumière et une lumière semblable à la lumière du jour, véritable rafraîchissement pour les yeux, semblait filtrer à travers le plafond translucide. Un dôme hémisphérique occupait le centre de la salle. D'une trentaine de mètres de diamètre, il semblait fait de verre noir ou d'un métal hautement poli et ne présentait, du moins sur la partie qu'ils pouvaient voir, aucun indice suggérant qu'on pouvait y pénétrer. Extrayant ses doigts de l'emprise des garçons, Julien déclara :

“ Je vais devoir vous laisser tous ici. La bulle ne laisse passer personne, sauf l'Empereur et son haptir.”

“ Soyez prudent, Sire, l'avertit Tannder, l'endroit est peut-être piégé.”

“ Peut-être, mais je ne toucherai à rien.”

“ Je persiste à penser que c'est un risque inutile.”

“ Tannder, ce n'est pas en évitant de prendre le moindre risque que nous arriverons à régler nos problèmes. Je dois absolument voir ce qu'il y a là-dedans.”

C'est l'instant que choisit Xarax pour déployer ses ailes et se précipiter droit sur sur la paroi brillante pour s'y enfoncer sans apparemment rencontrer la moindre résistance.

“ Il semble, Sire, que Xarax n'ait pas besoin qu'on lui rappelle son devoir.”

Le léger sourire qui accompagnait cette remarque paraissait suggérer que Julien aurait dû y songer lui-même. Il était ridicule de ne pas utiliser les talents d'un éclaireur aussi efficace.

“ Bien sûr Tannder. Mais je n'aime pas le voir risquer sa peau à ma place. Même si c'est la chose à faire.”

Xarax réapparut bientôt et revint se percher sur l'épaule de Julien.

“ Je crois qu'il n'y a pas de danger, mais le spectacle n'est pas très réjouissant.

“ Qu'est-ce qui se passe ?

“ Ils sont tous morts.

“ Tous ? Il n'en reste plus un seul ?

“ Non. Tu veux voir quand même?

“ Euh... Ça se présente comment ? C'est des squelettes ? Ou bien... Je ne sais pas... Ça sent mauvais ? Il y a des vers ?

“ Non, rien de tout ça. On ne remarque rien si on ne le sait pas.

“ Alors, je crois que je vais aller voir.

S'adressant au reste de la compagnie, il transmit l'information :

“ On dirait que tous les corps de rechange sont morts. Quand je disais que ce palais est devenu une vraie passoire... Je vais tout-de-même jeter un coup d'œil, mais je ne compte pas rester plus de quelques minutes.”

Comme Xarax, Julien passa sans la moindre difficulté à-travers une paroi apparemment solide pour se retrouver à l'intérieur d'une gigantesque bulle irisée où une vingtaine de socles de métal gris s'alignaient en cercle à la périphérie. Chacun de ces socles supportait une sorte de sphère transparente d'apparence liquide et qui était parcourue de temps à autre d'un frémissement, comme une goutte sur le point de tomber d'un robinet. À l'intérieur de chaque sphère, un adolescent de seize ou dix-sept ans, flottait en apesanteur, nu, les yeux grand ouverts, une crinière de cheveux sombres étalée en halo autour d'un visage d'une froide perfection.

“ S'ils n'avaient pas les yeux ouverts, on pourrait croire qu'ils dorment.

“ Ils sont morts. Ça ne fait pas le moindre doute. J'ai vérifié tous les générateurs. Les indicateurs biométriques ne savent pas mentir.

“ Les générateurs ?

“ Les socles de métal. Ce sont des générateurs de stase. Ils produisent un champ anentropique.

“ Un quoi ?

“ Ces bulles que tu prends pour de l'eau. Ce sont des champs anentropiques. Ça veut dire qu'à l'intérieur, rien ne peut changer. C'est pour ça qu'ils sont parfaitement conservés.

“ Tu parles ! Ils sont morts.

“ Ils sont morts parce que quelqu'un les a tués.

“ Tu sais comment ?

“ Quelqu'un a dû modifier les champs. Il suffit de quelques instants.

“ Mais qui a pu faire ça ?

“ Je n'en ai aucune idée. Théoriquement, ça ne peut être que toi ou moi.

“ Moi ?! Mais je n'ai jamais mis les pieds au P... Tu veux dire, Yulmir ?

“ Ce n'est pas moi.

“ Mais pourquoi il aurait fait ça ?

“ Je n'en ai aucune idée.

“ Ça ne peut pas être une panne des machines ?

“ Les générateurs ne tombent pas plus en panne que les étoiles elles-mêmes. Et la probabilité pour que vingt-trois générateurs aient une défaillance en même temps ne peut même pas être calculée. Et il y a autre chose.

Julien suivit Xarax jusqu'au centre de la salle. Là, sur un générateur de champ qui n'était manifestement pas en fonctionnement, était posé un gros œuf bleu marbré d'or.

“ C'était mon successeur.

“ Le prochain Haptir de l'Empereur ?

“ Oui.

“ Et il est mort aussi ?

“ Oui.

“ Je suis désolé.

Xarax eut l'équivalent mental d'un sourire.

“ Je ne le connaissais pas vraiment, tu sais. Il n'était pas encore né.

“ C'est vrai, je suis idiot.

“ Sans doute, mais ça fait partie de ton charme. Viens, il faut aller retrouver les autres avant qu'ils ne commencent à s'inquiéter.


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Chapitre 4


Confidences


Le Trankenn Premier des Ksantiris bourdonnait d'une activité fébrile. Sa Seigneurie l'Empereur avait la bonté de l'honorer de Sa Présence malgré la disgrâce qui avait frappé la Maison du fait de l'infamie de Nandak. Heureusement, Sire Niil était tout le contraire de ses frères - maudits soient-ils - et l'Empereur Yulmir le tenait, affirmait-on, en très haute estime. Sans cela, pourquoi aurait-il voulu pratiquer avec lui l'ancien Rite de Confiance ? Il avait même pris la peine d'insister pour le voir occuper immédiatement son rang légitime de Premier Sire des Ksantiris ! Le vaisseau dans son entier avait été soumis à un nettoyage méticuleux et tout ce qui pouvait être fait pour en rehausser l'éclat dans un délai aussi court avait été entrepris toutes affaires cessantes. Les membres les plus éminents des Nobles Familles du Domaine des Ksantiris s'étaient livrés à une corruption éhontée pour s'assurer les services des quelques Passeurs disponibles afin d'assister à la réception organisée en hâte par l'administration surmenée de Sire Niil et le Trankenn grouillait littéralement de personnages en hatik de grande cérémonie.


À l'écart de toute cette agitation, dans les appartements privés de Niil, les membres de ce qui commençait à devenir une équipe discutaient les implications de la macabre découverte de Julien.

“ Alors comme ça, si jamais s'il t'arrivait malheur, tu n'aurais pas de nouveau corps ?”

“ Tu sais, Niil, ça ne me change pas beaucoup. Avant de débarquer sur Nüngen, j'étais persuadé qu'on ne meurt qu'une fois. Et d'ailleurs, je ne crois pas que j'aimerais me retrouver dans un corps comme ceux que j'ai vus.”

“ Pourquoi, il ne sont pas beaux ?”

“ Ça n'est pas ça. C'est plutôt... Je ne sais pas... Ils ne me ressemblent pas.”

“ Évidemment, ils ne te ressemblent pas, ils ressemblent à celui que tu étais avant.”

“ C'est plus compliqué que ça. Mais ça n'est pas l'important. Ce qui compte, c'est que quelqu'un est parvenu à les tuer et aussi à tuer l'œuf de haptir. Quelqu'un est vraiment décidé à ce qu'il n'y ait plus jamais d'Empereur dans le R'hinz.”

“ Ou quelqu'un est bien décidé à prendre la place de l'Empereur, rectifia Tannder. De toute façon, ceux qui sont derrière tout ça disposent de moyens impressionnants. Ça nous le savions déjà, mais cette dernière découverte...”

“ Une chose me chiffonne. Quand Yulmir a disparu la première fois, Aldegard m'a dit qu'un signe qu'il n'était pas mort était qu'il n'était pas réapparu dans un de ces corps. Comme personne ne peut entrer dans cette salle, je suppose que c'est Xarax qui a vérifié.”

“ Je suppose.”

“ Oui, je suis allé voir immédiatement.

“ Et les corps étaient en bon état ?

“ Oui, j'ai pris la peine de vérifier.

“ Il me dit que les corps étaient en bon état. Ça veut dire qu'ils ont été tués depuis. Il serait peut-être intéressant de retourner voir s'il n'y a pas un système d'enregistrement qui permettrait de savoir quand exactement.”

“ Ce n'est pas la peine de retourner voir, j'ai conservé l'image des indicateurs biométriques.

Julien vit défiler à grande vitesse une série de chiffres et de diagrammes incompréhensibles enregistrés par la mémoire eidétique du haptir.

“ La date de leur mort n'apparaît pas. Les enregistrements ont été falsifiés.

“ Tu disais que les indicateurs biométriques ne savaient pas mentir.

“ Je me trompais.

“ Alors, ils sont peut-être encore vivants.

“ Non. J'en suis certain. Simplement, celui qui a fait ça ne voulait pas laisser le moindre indice.

Julien informa ses compagnons.

“ Voilà, conclut-il, on n'en saura pas plus pour l'instant. Maintenant je vous conseille de vous faire beaux, la réception va bientôt commencer.”

“ Je peux pas rester ici avec Xarax ?”

“ Je crains que ça ne soit pas possible. Xarax va assister à la réception, lui aussi. Simplement, personne ne le verra. Même pas toi, Dillik.”

“ Euh... Sire.”

“ Oui, Tannder ?”

“ Euh... Je ne voudrais pas vous importuner mais... vos cheveux...”

“ Qu'est-ce qu'ils ont, mes cheveux ?”

“ Ils sont vraiment très longs.”

“ Mais non. Vous vous faites des idées. Et j'ai décidé de lancer la mode. Sire Niil, j'apprécierais que vous n'utilisiez pas aussi souvent votre poutri.”

“ Bien, Sire.”

“ Et c'est aussi valable pour vous, Noble Frère Ambar.”

“ Votre Seigneurie sait que je suis prêt à tout pour Lui plaire.”

“ Quant à vous, Dillik, je m'en remets au jugement de l'Honorable Xarax. Bien-entendu, l'Honorable Maître Tannder décidera pour lui-même et son élève. Je ne suis pas un tyran. Pour ce qui est de Maître Aïn, je trouve que sa fourrure bleue lui sied à merveille. Il serait dommage d'en changer la teinte.”


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Dans un somptueux hatik vert bronze, Julien était on ne peut plus digne de l'admiration de l'assistance. Son visage, orné des sinuosités blanches des Marques Impériales et encadré de boucles d'un brun-rouge profond exprimait l'assurance noble et tranquille que procure la certitude du pouvoir. Ses yeux verts se posaient tour à tour sur chacun des personnages qui se pressaient dans l'espoir de lui être présentés, exprimant une bienveillance courtoise sans rien révéler de son malaise. Niil, près de lui, débitait d'un air à la fois grave et aimable un flot de banalités de circonstance alors qu'Ambar s'efforçait d'échapper aux attentions des dames de tous âges qui le trouvaient ''tout simplement adorâââble, ma chère'' et ajoutaient parfois en aparté ''on ne croirait jamais qu'il l'a ramassé sur un quai d'Aleth''.


Dillik, lui, avait eu l'heureuse surprise d'être pris en charge par sa mère, Maîtresse Nardik, invitée et transportée tout spécialement par ordre de Julien lui-même avec le conseil pressant de choisir sa tenue parmi les cinq modèles des meilleurs faiseurs d'Aleth qui se trouvaient dans la malle du messager. Il était en effet hors de question que la mère de l'ami de Xarax ait a subir l'humiliation de se voir considérée comme une provinciale invitée par erreur. Par ailleurs, parfaitement consciente de son nouveau statut d'épouse du Premier Capitaine du Miroir de l'Empereur, elle naviguait dans les eaux dangereuses de la Haute Société comme si elle n'avait fait que cela toute sa vie. Nirchenn, la petite sœur de Dillik avait été bien près de faire une colère des plus malséantes en apprenant que sa présence n'était pas indispensable, mais son humeur s'était bientôt radoucie lorsqu'elle découvrit qu'un petit coffret aux Marques de l'Empereur lui était spécialement adressé et contenait - merveille ! - la réplique exacte, à la taille de sa poupée, des tenues somptueuses proposées à sa mère. Toute l'opération, réalisée en un temps aussi ridiculement insuffisant, avait certainement eu un coût faramineux, mais Julien estimait que son absence forcée du R'hinz pendant treize ans avait considérablement réduit ses dépenses et qu'il pouvait sans aucun doute se permettre ce genre de folie une fois de temps en temps.


Le repas, une petite affaire presque confidentielle de cent vingt-huit couverts, fut un franc succès auquel contribuèrent pour une part non négligeable les réserves exceptionnelles de la Cave Impériale. Et si Julien ne but qu'un peu de raal inoffensif et de l'eau claire, certains parmi les nombreux et éminents marins présents trouvèrent de quoi se réjouir au point, alors qu'approchait le dessert, d'entonner en cœur des chansons de mer pas toujours dépourvues d'allusions grivoises.


Dame Alexia, la mère de Niil et d'Ambar, qui partageait avec un très petit nombre d'intimes la table de l'Empereur, le charma littéralement par une conversation légère et spirituelle qui évitait avec un art consommé tout sujet grave ou trop personnel. Elle trouva cependant l'occasion de glisser, juste assez fort pour que l'intéressé les entende aussi, quelques remarques judicieuses et pleines d'une admiration sincère sur les talents de chanteur de son tout nouveau et très cher fils, gagnant ainsi définitivement une place de choix dans le cœur de Julien.

“ Il me faut aussi, Sire, vous faire part du désarroi d'un humble professeur de mathématiques. Maître Sandeark s'est vu priver d'un élève paraît-il extrêmement prometteur lorsque la décision a été prise de transférer Ambar sur Nüngen. Il m'a supplié d'obtenir de vous sa mutation là où il pourrait continuer d'aider à développer un talent aussi rare. Ne pas le faire, m'a-t-il juré, serait comme refuser de tailler une gemme brute. Le pauvre homme était véritablement au bord des larmes.”

Julien n'avait au mieux pour les mathématiques qu'une sympathie extrêmement tiède. Il n'ignorait cependant pas que cette discipline aride était, pour certains, une sorte d'Art Majeur et si Ambar était vraiment doué...

“ Noble Dame, vous savez certainement que je suis prêt à tout faire pour le bien d'Ambar. Dites à Maître Sandeark qu'il a d'ores et déjà sa place assurée auprès de lui, mais qu'il devra attendre un peu pour parfaire son instruction. Pour certaines raisons que vous soupçonnez sans doute, je ne peux pas laisser Ambar loin de la protection dont je bénéficie moi-même. Comme son frère, il doit me suivre, et je dois voyager pendant quelque temps. Mais Maître Sandeark aura carte blanche dès que ce sera de nouveau possible.”

“ Je lui en ferai part. Je suis certaine qu'il en sera soulagé.”

Puis vint l'heure du bal, événement majeur de la soirée. Julien avait refusé tout net d'ouvrir la danse. Il avait dû prendre, à son corps défendant, quelques cours auprès de Tannder, mais il était au plus haut point conscient qu'il ne parviendrait jamais dans cette vie à maîtriser avec un minimum de grâce les pas compliqués que Niil effectuait avec un plaisir évident. Aussi le premier Sire des Ksantiris se vit-il accorder la faveur exorbitante d'emmener sa mère pour quelques figures aériennes et virevoltantes sous le regard envieux du gratin de Ksantir. Puis, après un délai raisonnable, Julien s'éclipsa vers son clos alors que la foule continuait de s'amuser et d'intriguer de son mieux. Karik l'y attendait et l'aida à se débarrasser de sa tenue d'apparat.

“ Tannder t'a consigné ici ?”

“ Non, je suis en service. Il voulait être sûr que personne ne viendrait ici pendant la fête.”

“ Si tu veux aller t'amuser un peu, tu as ma permission. Et je sais que tu as une tenue de sortie, toi aussi. Vas-y, étrenne ton beau hatik et profite des réjouissances. Je ne risque rien, je suis sûr que Xarax est ici.”

“ Merci, mais à part le fait que Tannder m'arracherait la peau des fesses pour avoir quitté mon poste, je n'en ai pas envie. Il m'a fait apporter un véritable festin et je ne saurais pas quoi dire à tous ces gens importants. Si ça ne t'ennuie pas, je préfère te tenir compagnie.”

“ Avec plaisir ! Euh... qu'est-ce que tu entends exactement par là ?”

Karik eut un sourire torve de conspirateur d'opérette.

“ Ben... Comme on est tout seuls, tu es pratiquement à ma merci. J'avais pensé abuser honteusement de ton corps...”

“ Oui !!!”

“ Mais...”

“ Je vois, encore une promesse en l'air.”

“ Maîtresse Nardik est venue me prévenir tout-à-l'heure qu'elle allait ramener Dillik dès qu'il aurait fini de vomir le ratchouk qu'il a bu en cachette. Elle voulait s'assurer que ça ne dérangeait pas.”

“ Le pauvre. Deux fois dans la même journée. Il n'a vraiment pas de chance.”

“ Tu es incroyable ! Ce matin, dans le Palais, d'accord, il n'y était pour rien. Mais là, il l'a bien cherché. Vider des fonds de verres ! Sa mère tient une auberge, il devrait savoir où ça mène.”

“ Tu as sans doute raison, mais...”

Le carillon l'interrompit. Un instant plus tard Maîtresse Nardik, le visage absolument dépourvu de toute compassion superflue, propulsait dans la pièce un Dillik verdâtre et humide avant de remarquer la présence de Julien.

“ Sire, pardonnez-moi... Je croyais...”

“ Ne vous excusez-pas, Maîtresse Nardik. Retournez profiter de la fête. Nous nous chargeons de ce jeune voyou.”

“ Ce petit imbécile a vidé des fonds de verres ! Vous vous rendez compte !? Alors qu'il est né dans une auberge !”

Julien éclata de rire.”

“ Ne vous offensez pas. Karik vient de me dire exactement la même chose. Soyez tranquille, je veillerai personnellement à ce qu'il n'ait pas l'occasion de recommencer.”

“ Qu'il ne s'avise pas de toucher à un verre d'alcool avant d'avoir du poil au... au menton ! Ou je vous garantis que même son ami haptir ne m'empêchera pas de lui donner une correction. J'ai vu trop d'ivrognes pour en vouloir un dans ma famille.”

Karik avait discrètement emmené Dillik dans la salle d'eau. Malgré ce qu'il avait dit, il avait le cœur trop tendre pour laisser le malheureux subir plus longtemps les foudres maternelles. Maîtresse Nardik, quant à elle, réalisa subitement l'incongruité de la scène.

“ Mais pardonnez-moi, Sire. Je suis vraiment confuse...”

“ Dame Nardik, il n'y a pas de quoi. Je comprends votre émotion. Et ne croyez pas que je prends la chose à la légère. Mais si je connais un peu Dillik, cela lui servira de leçon. D'ailleurs, je parierais que la seule vue d'un verre d'alcool suffira à lui lever le cœur pendant un bon bout de temps.”

“ Que les Puissances du R'hinz vous entendent, Sire.”

“ Retournez vous distraire, maintenant. Et oubliez cet incident. Votre fils ira vous dire au revoir demain matin.”


Dans la salle de bain, Karik achevait de déshabiller Dillik et s'apprêtait à le transporter sous la douche. Julien proposa ses services :

“ Tu veux un coup de main ?”

“ Non, merci, ça ira.”

“ Tu es sûr ?”

“ Toi, tu cherches un prétexte pour me détourner de mon devoir.”

“ Je ne ferais pas une chose pareille. Non. D'abord, on s'occupe de Dillik et puis...

Le carillon de l'entrée coupa court à l'exposé d'un programme certainement passionnant. C'était Tannder.”

“ Tout va bien, Sire ?”

“ Mais oui. Dillik a eu un petit accident, mais tout est en train de rentrer dans l'ordre. Comment se passe la soirée ?”

“ C'est un succès. Et Sire Niil paie vraiment de sa personne. Il a déjà fait danser la moitié des héritières présentes et quelques unes de leurs mères. Personne ne se plaint vraiment de votre absence : vous n'êtes pas un époux potentiel.”

“ Tant mieux ! Et vous Tannder, vous ne dansez pas ? C'est pourtant vous qui m'avez appris le peu que je sais. Vous n'êtes pas non plus un époux potentiel ?”

“ Théoriquement, si. Quoique je soin loin d'être un parti aussi avantageux que Sire Niil.”

“ Allons, ne soyez pas modeste. Je suis certain que beaucoup seraient ravies d'épouser l'homme de confiance de l'Empereur. D'ailleurs, vous êtes plutôt pas mal, dans le genre dangereux.”

Julien eut l'impression de voir passer l'ombre d'une rougeur sur les joues du fier Guerrier.

“ Merci, Sire, mais je n'ai pas l'intention de prendre épouse.”

“ Pardonnez-moi, si j'ai été indiscret.”

“ Absolument pas, Sire. De toute façon, nous allons être amenés à vivre un moment pratiquement ensemble. Vous finirez certainement par savoir presque tout de moi.”

“ Vous en savez déjà pas mal sur mon compte. Ça rétablira l'équilibre. Et il me semble vous avoir demandé une bonne centaine de fois de m'appeler Julien quand nous sommes entre nous. Je sais bien que vous n'aimez pas trop ça, mais ça me permet de me sentir à l'aise.”

“ Je vous promets de faire un effort.”

“ Vous restez un moment pour nous tenir compagnie, ou vous préférez retourner à la fête ?”

“ Je peux rester un moment, si vous le voulez. De toute façon , il va falloir que vous replongiez dans la foule. Les invités se sentiraient insultés si vous les laissiez quitter le vaisseau sans leur donner l'occasion de prendre congé de vous.”

“ Je suppose qu'il va falloir que je me remette en grande tenue.”

“ Oui, mais vous avez encore un peu de temps.”

“ Tannder, est-ce que vous avez une famille ? Vous n'en parlez jamais et je n'ai pas demandé à Karik. Je suis certain qu'il ne me dirait rien et je ne veux pas le mettre en position de refuser de me répondre.”

“ Je n'ai pas de famille. J'ai perdu mes parents et le reste des miens alors que j'étais encore un bébé. C'est le résultat d'une de ces vilaines petites querelles entre clans qui éclatent de temps en temps. On a beau essayer de supprimer ce genre de coutumes, elles reviennent toujours. Je suppose que c'est le prix à payer pour éviter le retour de la violence à grande échelle... J'ai échappé au massacre parce que ma mère était malade et que le Maître de Santé avait recommandé qu'on me place quelque temps chez une nourrice. Comme c'est assez souvent le cas dans ce genre d'affaire, j'ai fini par être adopté par une petite communauté de Guerrier Silencieux et, quand j'ai eu l'âge, Maître Habderim d'Aleth m'a jugé apte à recevoir son enseignement. Voilà. Et pour répondre à la question que vous ne posez pas : oui, il arrive que des membres de l'Ordre se marient ou, à tout le moins, prennent une compagne. La chasteté est rarement une bonne chose. Il arrive aussi, plus souvent qu'on ne le croit en général, que l'on ait pas de goût pour l'autre sexe. C'est mon cas.”

“ Comme Tenntchouk et Gradik ?”

“ Oui, je suppose.”

“ Ils m'ont dit que ça n'était pas toujours bien vu.”

“ C'est vrai. Mais en général, si on reste relativement discret et correct, les gens vous laissent en paix. De toute façon, je n'en connais pas beaucoup qui ne réfléchiraient pas à deux fois avant d'insulter un Guerrier.”

“ En tout cas, moi je trouve que tout le monde a le droit d'aimer qui il veut.”

“ Je sais, Julien. Même si j'ai cru comprendre que ça n'est pas toujours le cas dans le monde d'où vous venez.”

“ Vous savez, on n'en parle pas beaucoup, c'est comme tout ce qui touche au... au sexe, quoi. Moi, des gens comme Gradik et Tenntchouk, je ne savais même pas que ça existait. Les... types qui aimaient les hommes, pour moi et mes copains, c'étaient des gens qui allaient à Pigalle, dans des cabarets louches et qui ''faisaient le tapin''. En tout cas, ça n'était pas des hommes. Je n'aurais jamais voulu être comme eux.”

“ Et votre opinion a changé ?”

Julien rougit.

“ Ben... Il faut être honnête. Gradik et Tenntchouk, ça n'est pas des mauviettes. Et vous non plus. Et puis... bon... quand même, avec Ambar...”

“ Vous, savez, ce qu'on fait de son corps quand on a votre âge ne veut pas dire grand chose sur ce qu'on aimera un peu plus tard.”

“ Je sais. C'est répété tout le temps dans les ''Délices''. Mais j'ai l'impression qu'avec Ambar, c'est autre chose. Il n'y a pas que ça. Et je m'en fiche de ne pas être comme la plupart des gens.”

Tannder eut un petit rire :

“ Ça, on peut difficilement faire mieux dans le genre !”

“ Ça n'est pas ce que je voulais dire.”

“ Non, ce que vous essayez de me dire, c'est que vous aimez les garçons et que vous n'avez pas envie que ça change. Et aussi, si je vous suis bien, que vous aimez un garçon en particulier et qu'il vous le rend bien. J'en suis vraiment heureux, croyez-moi. Même si ce n'est pas vraiment une nouvelle. Tout ce qui peut contribuer à votre bonheur est bienvenu.”

“ Merci, Tannder.”

Karik avait eu le tact d'attendre une pause dans la conversation avant de faire son entrée :

“ Voilà, Dillik est au lit. Je lui ai donné un bonbon contre le mal de mer, ça marche aussi pour l'alcool, mais il faut faire attention de ne pas en prendre trop, sans ça, c'est pire. Il dort.”

“ C'est bien.”

Tannder se leva.

“ Maintenant que Karik est de nouveau disponible, je vais aller faire un tour et m'assurer que personne ne cause de trouble. Je reviendrai vous chercher dans un moment.”

Dans le silence qui suivit le départ de Tannder, Julien fit signe à Karik de venir s'asseoir près de lui. Il était certain qu'il avait entendu une bonne partie de la conversation, aussi il ne s'embarrassa pas de circonlocutions :

“ Et toi, tu comptes te marier, un jour ?”

“ Certainement pas !”

“ Tu as l'air bien sûr de toi.”

“ Ça oui. Les filles, ça n'est pas mon genre.”

“ Allons bon ! Toi aussi ? Et c'est quoi, ton genre ?”

“ Ben, ça serait plutôt Tannder.”

“ Tannder !”

“ Ben, oui. Le malheur, c'est qu'il m'a viré de son lit quand j'ai voulu... Il m'a dit gentiment que je ne pouvais pas être à la fois son ami et son élève. Il fallait que je choisisse. Je trouve que c'est complètement idiot, mais...”

“ Tu as choisi d'être son élève.”

“ Oui. Mais comme il n'a personne dans sa vie, j'ai toujours mes chances.”

“ Tu n'es peut-être pas son genre.”

“ Si c'était le cas, il me l'aurait dit carrément, au lieu de me laisser le choix.”

“ Tu risques d'attendre un bon moment.”

“ J'ai le temps.”

“ Il rencontrera peut-être quelqu'un.”

“ Peut-être.”

“ Et puis, il est quand même beaucoup plus vieux que toi.”

“ Ça, je m'en fiche complètement. Ça n'a rien à voir.”

“ Je crois que j'ai encore beaucoup de choses à apprendre sur les coutumes du R'hinz.”

“ Ben... Si tu veux, comme on a un peu de temps à perdre, je pourrais te montrer quelques trucs.”

“ Comme celui qui fait une bosse sous ton laï ?”

“ Par exemple.”


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