Chapitre 4


À la maison


Lorsqu'ils amarrèrent le bateau au petit embarcadère privé, le soleil était déjà beaucoup plus bas sur l'horizon et la chaleur avait un peu diminué. Julien avait retrouvé une certaine bonne humeur. Il ne s'était pas vraiment résigné à son sort, mais il ne voyait pas de raison d'infliger une tête d'enterrement à des hôtes qui s'efforçaient de tout faire pour rendre agréable son séjour forcé.

Un homme les attendait dans le patio et lorsqu'elle l'aperçut, Izkya se dirigea aussitôt vers lui et il s'écartèrent de quelques pas pour tenir une brève conversation.

“ C'est Alko, un homme de confiance du Premier Sire. Il pilote son volebulle privé.

“ Le Noble Sire Alko m'informe que nous sommes tous les trois invités ce soir à la Tour. J'avais bien sûr fait prévenir mon père de ton arrivée, Julien. Il veut te voir et il pense qu'un des Maîtres de l'Ordre des Passeurs pourra sans doute te renvoyer chez toi. Maintenant, il faut nous préparer.

“ Allez, viens, dit Niil en entraînant Julien, on a juste le temps de se changer. On ne peut pas se présenter à la Tour couverts de poussière. Il faut se faire beaux !

Des vêtements avaient été préparés pour eux. Ils n'avaient rien à voir avec les simples robes auxquelles Julien était maintenant habitué. C'étaient de luxueuses tenues d'apparat. Une tunique d'une sorte de soie d'un vert sombre et mordoré sur un large pantalon noir serré aux chevilles pour Julien, le même costume en bleu nuit et pantalon gris anthracite pour Niil. Ce dernier, déjà tout nu, s'empressa d'aider Julien à se défaire de son abba avec un résultat aussi prévisible que la marée en Bretagne.

“ Dépêche-toi. On va se laver ensemble.

Après la douche du matin, Julien ne pensait pas qu'on pût se laver plus ensemble. Il avait tort. Il ne s'agissait plus de se frotter alternativement le dos, mais de savonner au hasard tout ce qu'on pouvait atteindre du partenaire tout en riant aux éclats. Et Julien soupçonnait fortement Niil d'avoir inventé pour l'occasion ce procédé inorthodoxe, chronophage, d'une efficacité plus que douteuse, mais hautement excitant.

Les choses eussent pu devenir infiniment plus intéressantes si le gong ( trois fois maudit soit l'artisan qui l'a martelé ! ) n'était venu leur rappeler qu'ils n'étaient pas là pour batifoler, mais bien pour se préparer à une entrevue solennelle avec les puissants. Il s'habillèrent donc, ou plutôt Niil les habilla tous les deux avec une efficacité vertueusement professionnelle.

“ Pas mal, le hatik te va très bien. On doit avoir le temps de te couper les cheveux. Ce sera parfait.

“ Non ! Pas question !

“ Mais tu as l'air d'une fille !

“ Et de quoi j'aurai l'air, quand je rentrerai chez moi, avec le crâne rasé ? Ma mère détesterait ça !

“ Excuse-moi, mais quand tu rentreras chez toi, ta mère sera tellement contente de te revoir qu'elle se moquera bien de ta coiffure.

Le visage de Julien s'assombrit. Niil, conscient de sa gaffe, s'excusa :

“ Pardonne-moi, je suis idiot.

“ Non, tu as raison, il y a peu de chances que je sois chez moi ce soir.

Il resta un moment silencieux, puis reprit :

“ Mais quand même, si ça ne te dérange pas trop, j'aimerais attendre un peu avant de me faire tondre à la mode de chez vous. À propos, qu'est-ce qu'on porte comme chaussures avec ça ?

Niil montra du doigt des mocassins qui semblaient tressés d'argent.

“ Des kamdris.

“ Ben dis donc !fit Julien en les enfilant, c'est drôlement souple, on ne les sent pas.

“ Ils sont tressés en poils de tak, ça vient de Tandil.

“ Là où il y a la forêt pleine de choses dangereuses ?

“ En fait, les taks sont très dangereux. Des kamdris comme ça, personne ne peut les acheter. Tu ne peux les avoir que si un Premier Sire t'en fait cadeau.

“ C'est drôlement gentil de nous les prêter.

“ On ne nous les prête pas. Un Premier Sire ne prête pas, il donne.

“ Qu'il te fasse des cadeaux, je comprends, mais moi, il ne me connaît même pas.

“ Tu es avec moi, ça suffit.

“ Mais je ne suis même pas de ton monde !

“ Ça ne change rien, tu es avec moi, on doit te traiter aussi bien qu'on me traite. Ou aussi mal...

“ Comment ça, aussi mal ?

“ Si j'avais des ennemis et qu'ils nous rencontrent ensemble, tu serais aussi leur ennemi. Mais rassure-toi, s'empressa-t-il d'ajouter avec ce sourire moqueur que Julien commençait à connaître, j'ai bon caractère, je n'ai pas d'ennemis. Viens, il ne faut pas faire attendre le Premier Sire.


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Ils partirent vers le porche voûté ou Alko était en grande conversation avec Niria, l'intendante. Chemin faisant, Julien trouva encore le temps de poser une dernière question à son mentor qui, fort heureusement, se montrait infiniment plus patient que sa cousine.

“ Dis-moi, il s'appelle comment, le père d'Izkya ?

“ C'est le Premier Sire des Bakhtars, bien sûr.

“ Oui, mais... il n'a pas un nom à lui ?

“ Ah, je vois ce que tu veux dire. Naturellement il a un nom , il s'appelle Aldegard. Mais personne ne l'appelle autrement que Premier Sire. À part, ajouta-t-il précipitamment pour devancer la question qu'il pressentait, à part ses parents les plus proches. Izkya l'appelle Père, par exemple.

“ Et toi, tu l'appelles comment ?

“ Premier Sire, ou bien, s'il insiste, mon Oncle.

“ C'est le frère de ton père ou de ta mère ?

“ Ni l'un ni l'autre, c'est simplement que nos Familles sont de même rang.

Sa curiosité satisfaite pour un temps, Julien eut tout loisir d'admirer la tenue d'Izkya. Celle-ci était aussi vêtue du hatik mais, outre qu'elle le portait avec une grâce à vous couper le souffle, le tissu de sa tunique paraissait littéralement fait de nuit. On avait l'impression de regarder un ciel rempli d'étoiles qui scintillaient doucement au gré de ses mouvements. Quant à son pantalon, il semblait fait de la brume du soir et était serré aux chevilles par des cercles d'une sorte de nacre souple. Elle était naturellement chaussée de kamdris et des pierres blanches, dans ses cheveux étaient comme des étoiles échappées du firmament de sa tunique.

Julien n'avait jamais prêté la moindre attention à la tenue des filles. Il avait toujours trouvé ridicule leur obsession de la mode. Pour tout dire, les entendre parler ''chiffons'' lui tapait sur les nerfs presque autant que leurs gloussements lorsqu'elles faisaient mine d'échanger des secrets dans le dos des garçons. Mais là, il venait d'avoir une révélation : Izkya était belle. Dans sa tenue de gala, elle n'avait plus rien de la fille un peu pimbêche et prompte à se fâcher qu'il avait cru connaître. C'était une princesse, et cela se voyait au premier coup d'œil.

“ Alors, tu viens ? fit Niil en le tirant par la manche. Et ferme la bouche, tu as l'air d'un crétin.

Niria jeta un dernier regard à leur tenue, s'assurant qu'ils feraient honneur à leur hôte. La jeune femme eut un sourire satisfait. Apparemment, les ''cheveux longs'' de Julien ne la dérangeaient pas outre mesure car elle ne put s'empêcher d'étendre la main pour remettre en place une mèche rebelle.

Ce geste faillit bien faire perdre la face à Julien, soudain submergé par le souvenir du foyer qu'il avait bien peu de chances de revoir avant longtemps. Il eut grand peine à se retenir, d'abord d'un mouvement instinctif de recul – est-ce que ces fichues bonnes femmes ne peuvent pas s'empêcher de me toucher les cheveux ? - puis d'éclater en sanglots en pensant à sa mère, qui n'avait jamais pu se guérir de cette agaçante manie et s'y livrait chaque matin malgré ses protestations.

“ Allez, ne vous mettez pas en retard, Alko doit déjà vous attendre dans le volebulle.

Les enfants se mirent en route, empruntant un chemin de gravier gris qui serpentait entre les fûts des grands arbres. La lumière avait maintenant des tons d'or chaud et tombait en rayons obliques à travers la ramure. Les oiseaux, qui s'éveillaient de la torpeur de la mi-journée, fusaient en trait violemment colorés et semblaient concourir pour déterminer qui serait le plus bruyant. Le nez en l'air, ils marchaient et les petits cailloux, sous leurs pieds, ajoutaient à ce concert leur murmure crissant.


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Chapitre 5


O Fortuna, velut luna !



Le volebulle en question était un dirigeable vert et bleu, pourvu d'au moins une douzaine d'hélices de toile bariolées de spirales d'un rouge vermillon si vif qu'il semblait hurler dans la lumière. La nacelle dans laquelle ils embarquèrent était à ciel ouvert, mais des arceaux de métal suggéraient qu'il devait être possible d'y déployer une bâche. Le Sire Alko s'affairait à l'avant sur un ensemble de roues et de leviers qui constituaient le panneau de commandes.

Le dirigeable s'éleva bientôt doucement, en silence. Puis les grandes hélices se mirent en mouvement avec un bruissement soyeux et le vaisseau, s'orientant vers son but, commença de glisser dans l'air tiède. Julien était ravi. Il retrouvait cet ineffable bonheur de ses rêves. Ce vol lent, silencieux, à l'air libre et non pas enfermé dans la carlingue exiguë d'un jet rugissant. Comment avait-on pu abandonner quelque chose d'aussi pleinement satisfaisant ? Il sursauta lorsqu'une espèce d'énorme scarabée bleu à pattes rouges se posa sur près de lui sur le bordé. Grand comme la main, on aurait dit un énorme bijou.

Devant eux, s'étendait la ville blanche, qui paraissait maintenant d'or et de cuivre dans la lumière chaude du soleil déclinant. Au loin, les tours orgueilleuses flamboyaient sur le fond du ciel indigo. Puis, comme ils approchaient de leur destination, le soleil disparut et la nuit s'installa rapidement.

Julien ne put retenir un cri d'étonnement : toutes ensemble, les tours s'illuminèrent. Elles ne s'allumèrent pas comme des bâtiments dont les fenêtres se seraient tout à coup éclairées. Elles se mirent à luire, envahies par une sorte de luminescence qui semblait naturelle et se répandait depuis leurs fondations pour gagner progressivement jusqu'au sommet. Chacune avait une nuance qui lui était propre et s'harmonisait avec ses voisines. Le résultat était à la fois merveilleux et déconcertant, comme si quelque géant avait déversé sur elles la lumière d'un énorme arc-en-ciel. Le reste de la ville brillait aussi, mais d'une façon plus familière, par les milliers d'ouvertures des maisons qui répandaient un éclat doré. Par-dessus, les étoiles commençaient de s'allumer et, dans l'air remarquablement clair, semblaient à Julien plus proches que jamais.

“ C'est beau !”

“ C'est la plus belle cité des Neuf Mondes, tu ne trouveras rien de plus beau nulle part, même sur Dvârinn, confirma Niil.”

Ils approchaient maintenant du port où la rivière s'élargissait en un lac que les quais illuminés entouraient d'un collier de feu. Julien s'était penché pour tenter d'apercevoir l'endroit où ils avaient débarqué l'après-midi, lorsqu'il entendit une sorte de râle étouffé qui venait de l'avant. Il se redressa juste à temps pour voir le pilote, Alko, s'écrouler en portant ses deux mains à sa gorge. Puis il fut brutalement poussé sur le plancher par Niil qui criait à l'intention d'Izkya qui se tenait à l'arrière :

“ Couche-toi, on nous tire dessus !”

Confirmant ses dires, deux impacts résonnèrent sur le plat-bord, comme si quelque chose s'y était planté avec force. Il ne fallait pas une grande dose d'imagination pour deviner qu'il s'agissait de flèches ou, plus certainement, de carreaux d'arbalète. Julien avait heurté durement du front le plancher de bois, mais la douleur était le moindre de ses soucis. Il se disait que ceux qui les attaquaient n'avaient sûrement pas l'intention de s'en tenir à un seul meurtre et que le ballon était une cible bien facile. Une chute de plusieurs centaines de mètres risquait d'être tout aussi radicale qu'une flèche bien placée. Il se tourna vers Niil :

“ Il faut faire descendre le ballon. Tu sais le conduire ?”

“ Moi, je sais un peu, intervint Izkya, Alko m'a montré.”

Sa voix tremblait. On sentait que seule la nécessité d'agir immédiatement l'empêchait de céder à la panique. Alko continuait d'émettre d'horribles gargouillement liquides qui allaient en s'affaiblissant. Il était entrain de mourir et nul ne pouvait plus rien pour lui. Faisant appel à tout son courage, Izkya se dirigea, à quatre pattes, vers l'avant. Niil l'avertit :

“ Fais attention ! Reste à couvert.”

Dans le même temps, ils entendirent au-dessus de leurs têtes le bruit caractéristique d'un gaz qui s'échappait.

“ Ça y est, commenta Julien, ils ont crevé l'enveloppe.”

“ Elle est solide, elle ne va pas se déchirer tout de suite.”

À l'évidence, Niil essayait de se rassurer lui-même au moins autant qu'il tentait d'apaiser son compagnon. Les garçons avaient maintenant rejoint Izkya au poste de pilotage. Accroupis tous les trois, ils hésitaient à repousser le pilote qui gisait, effondré, totalement silencieux maintenant et empêchait d'accéder aux commandes. Puis un projectile vint ricocher bruyamment contre un panneau de métal, leur rappelant l'urgence de la situation. Ce fut Julien qui se décida le premier. Il agrippa l'épaule du mort et tira de toutes ses forces. Le corps du Noble Sire Alko bascula en arrière, révélant sa poitrine inondée d'un sang qui paraissait noir dans la pénombre. La flèche qui lui avait déchiré la gorge avait dû continuer sa course et se perdre dans la nature. À tâtons, Izkya s'empara d'un levier, juste au-dessus de sa tête et tira. Le ballon amorça un lent virage vers la droite. Elle en saisit un autre et le ballon piqua du nez. On entendait des impacts de plus en plus nombreux, multipliant les orifices par où le gaz s'échappait de l'enveloppe. On sentait maintenant que l'appareil perdait de l'altitude.

“ Il faut aller au-dessus de l'eau ! Vite ! S'écria Niil.”

Izkya, à genoux, s'efforçait de reconnaître les commandes. Le ballon zigzaguait et ne paraissait plus vouloir mériter son nom de dirigeable. Les hélices de toile tournaient en tous sens alors que la descente se faisait de plus en plus rapide. Enfin, la jeune fille parut avoir trouvé les bons leviers et l'aéronef et perdition commença de glisser, avec des embardées qui soulevaient le cœur, vers l'étendue noire du bassin.

Les mains crispées sur le bordé, Julien s'efforçait de voir leur assaillant. Il se doutait qu'il ne pouvait s'agir que d'un autre ballon mais, comme ces engins étaient presque parfaitement silencieux, il n'avait aucune idée de la direction où chercher. À côté de lui, Niil tentait, en passant brièvement la tête par-dessus le bord de la nacelle, de se faire une idée de leur route et donnait des indications à Izkya qui, placée comme elle l'était, ne pouvait rien voir du tout à moins de s'exposer au tir de leur ennemi et risquer de subir le même sort que le pilote.

Ils étaient maintenant beaucoup plus près des toits et Julien avait l'impression d'être dans un ascenseur en pleine accélération. Le bruit des battements de la toile détendue de l'enveloppe couvrait presque le sifflement inquiétant du gaz qui fuyait.

“ Ça y est, on est au-dessus du port !”

Au moins, ils n'allaient pas périr écrasés.

“ Il va falloir sauter !”

Julien venait de réaliser que leur sort ne serait guère meilleur s'ils étaient pris sous la toile et les armatures d'un dirigeable en train de couler. Un coup d'œil par-dessus bord ne lui permit pas de juger la distance qui les séparait de la surface. L'eau était trop lisse et il faisait maintenant trop sombre. Cependant, d'après les lumières des quais, ils n'étaient plus très haut.

“ On va bientôt toucher !”

“ On va se suspendre par les mains à l'extérieur et on lâchera dès qu'on sera assez près.”

“ Et les autres ? s'inquiéta Izkya, ils vont nous voir !”

“ On n'a pas le choix. C'est ça ou se noyer sous le volebulle, coupa Niil. Julien, tu sais nager j'espère.”

“ Oui.”

“ Alors, on y va !”

L'un après l'autre, ils enjambèrent le bastingage et se suspendirent tant bien que mal en souhaitant que l'attente ne soit pas trop longue. Julien, pour sa part, doutait de pouvoir tenir bien longtemps. Ils allaient vite. La course du dirigeable n'était plus qu'une longue glissade dont la pente augmentait d'instant en instant. Puis la voix de Niil se fit entendre :

“ Attention !... Maintenant !”

Julien lâcha prise. Il eut le temps d'apercevoir le miroitement indistinct de l'eau vers laquelle il se précipitait, puis il sentit dans son dos un choc violent suivi d'une douleur aiguë qui se mêla à la sensation de l'eau qui le cinglait alors qu'il roulait en frappant de biais la surface. En même temps qu'il s'enfonçait, il se dit que c'était vraiment trop bête d'avoir été touché comme ça, à la dernière seconde. L'eau n'était pas froide, elle était agréablement fraîche et il aurait aimé y nager, en d'autres circonstances. Mais là, avec une flèche probablement logée dans son poumon droit, il aurait bien de la chance s'il parvenait seulement à refaire surface. Par-dessus le marché, dans l'obscurité totale, il n'avait pas la moindre idée du haut et du bas. S'il essayait de nager dans ces conditions, il pouvait tout aussi bien s'enfoncer plus encore au lieu de remonter à l'air libre.


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