Chapitre 29


Les marques


Tannder les conduisit jusqu'au sous-sol de la Tour dans une salle circulaire qui semblait extrêmement ancienne. Les murs nus laissaient voir leurs énormes blocs de granit bruts de taille et le sol était pavé de grandes dalles irrégulières de calcaire usé. L'éclairage était fourni par une dizaine de torchères plantées dans des supports de métal noir. Au centre de la salle on avait placé un grand cuveau de bois empli d'un liquide qui semblait être de l'eau. Aucun siège n'était visible.

Trois personnes les attendaient. À la droite du Premier sire Aldegard, se tenait un personnage vêtu de noir que son grand âge désignait sans doute comme étant le Maître des Traditions. À sa gauche, un homme d'une quarantaine d'années, vêtu d'un lakh bordeaux, les regardait de ses yeux bleus. Le Premier Sire annonça :

“Sire, ainsi que Votre Seigneurie en a manifesté le désir, nous voici réunis afin de procéder au Transfert des Marques de la Noble Famille des Ksantiris à son nouveau membre, le Noble Fils Quatrième Ambar. Votre Seigneurie a souhaité être l'un des témoins de cet acte. Le Noble Sire Ajmer, des Bakhtars, mon Honorable Cousin et Premier Conseiller témoignera lui aussi. Je serai, avec la permission de Votre Seigneurie, le troisième et dernier témoin. L'Honorable Maître des Traditions Hildemir, des Hatreas, présidera à l'opération.

Julien hocha la tête alors que Tannder quittait la salle. Maître Hildemir s'adressa alors à Ambar :

“Ambar, des Ksantiris, tu vas maintenant recevoir les Marques de ta Famille. Ainsi qu'un enfançon dans le sein de sa mère, tu vas être immergé dans le Bain Primordial. Approche.

Ambar s'avança vers le vieillard qui lui retira aussitôt son lakh et lui fit signe de se débarrasser aussi de son sous-vêtement. Se tournant vers Julien, Maître Hildemir déclara :

“Il n'est dans les Neuf Mondes personne qui ait la préséance sur Yulmir, Empereur du R'hinz et Gardien de l'Harmonie Ultime. Il revient donc à Votre Seigneurie d'immerger cet enfant.

Julien s'approcha et guidé par l'ancien, il enleva Ambar dans ses bras et le porta vers le cuveau. Un petit escabeau de trois marche lui permit de lui faire franchir le rebord assez haut et il le déposa doucement dans le liquide qui en fait, avait plutôt une couleur blanc-bleuté et la consistance d'une huile. La voix du Maître s'éleva de nouveau :

“N'aies crainte, enfant. Plonge-toi entièrement dans le Bain Primordial. Demeure immergé autant que tu le pourras puis sors et viens à moi.

Bientôt Ambar, ruisselant, vint se tenir à côté d'Hildemir.

“Niil, Fils Troisième des Ksantiris, veuillez approcher et poser votre index sur le front de votre Noble Frère.

Il ne se passa rien pendant quelques instants puis, dans la lumière mouvante des torches, on vit croître peu a peu autour du doigt de Niil un fin réseau argenté. Très rapidement, ces lignes s'épaissirent et se tordirent, s'étendant sur la peau d'Ambar pour former les dessins complexes des Marques des Ksantiris. Après quelques minutes, e Maître des Traditions saisit le poignet de Niil et retira sa main du front d'Ambar. Mais les dessins continuaient de s'étendre sur le corps de l'enfant, pour finalement, au bout d'une demi-heure, achever le dessin complet des Marques qu'il porterait jusqu'à sa mort. Et de nouveau, la voix ancienne s'éleva :

“Ainsi qu'il en a toujours été, les trois témoins doivent maintenant constater que les Marques reçues sont identiques aux Marques d'origine. Noble Fils Niil, veuillez vous dépouiller de vos vêtements.

Niil se déshabilla et les deux frères se tinrent debout côte à cote, uniquement vêtus d'un filet d'argent. Après quelques secondes, Maître Hildemir conclut :

“Qu'il soit consigné dans le Livre des Actes des Ksantiris qu'Ambar, Fils quatrième, jouit de tous les droits et privilèges de sa Maison et qu'il est tenu d'en remplir les devoirs et respecter les serments.

Sur quoi, le Maître des Traditions ramassa les robes des deux garçons et les leur tendit.

“Les Marques sont le seul vêtement indispensable aux Nobles Fils. Porte-les avec honneur, Ambar des Ksantiris, et suis l'exemple de ton Noble Frère. Vous pouvez maintenant vous vêtir.

Avant cela Niil, muni d'une sorte de grande serviette de bain, essuya soigneusement Ambar, le débarrassant des dernières traces du Bain Primordial.


Alors qu'ils s'apprêtaient a quitter la salle, Le Premier Sire Arrêta Niil :

“Ksantiri, Sire Ylavan, ton Noble Père a été averti de ta décision d'adopter Ambar. Il l'approuve, bien sûr, d'autant plus que mon message signalait que tu avais mon plein accord. Il m'a aussi écrit qu'il espérait voir au plus vite ce nouveau fils et qu'il prenait des dispositions pour qu'il soit éduqué dignement. Je pense donc que tu devrais prévoir de retourner au plus tôt sur Dvârinn. Si cela te convient, je pense qu'un Passeur pourrait vous emmener d'ici deux ou trois jours.


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Chapitre 30


Promotions


“Alors, comme ça, vous allez me quitter ?

Julien était atterré. Le retour vers leur clos s'était déroulé dans un silence sinistre en totale contradiction avec l'ambiance joyeuse qui aurait dû régner après une telle cérémonie.

“On ne peux pas faire autrement. Mon père a donné un ordre et, au cas où tu ne l'aurais pas remarqué, le Premier Sire a lourdement insisté.

“Mais pourquoi !? Et pourquoi si vite !? Ça pouvait bien attendre un petit peu, non ?

“Je n'en sais rien. Et je ne crois pas que le Sire Aldegard me répondrait si je lui demandais.

Julien haussa la voix :

“Tannder ! Voulez-vous venir, s'il vous plaît ?

Tannder apparut aussitôt.

“D'abord, Tannder, voudriez-vous m'expliquer comment vous faites pour être là à chaque fois qu'on a besoin de vous ?

“Il n'y a rien là de mystérieux. Mon clos est voisin du vôtre et un système très simple me permet d'entendre tout ce qui se dit ici. C'est un dispositif tout à fait normal pour un responsable de la sécurité.

“Alors, comme ça, vous m'espionnez en permanence ?

“Je ne formulerais pas la chose de cette façon.

“Et comment est-ce que vous expliqueriez ça ?

“J'ai été chargé par le Premier Sire Aldegard de veiller sur vous et vos amis. J'entends bien sûr tout ce qui se dit ou fait ici et je pourrais même, si besoin était, voir ce qui se passe dans n'importe quelle partie de ce clos.

“Même dans les toilettes ?

“Oui.

“Et je n'ai pas droit à une vie privée ?

“À vrai dire, je ne compte pas et donc, votre vie privée est sauvegardée.

“Quand même ! Vous entendez, et peut-être même que vous voyez tout ce qu'on fait !

“Votre S... Julien, je vais essayer de vous expliquer. Voyez-vous, j'ai subi une éducation et un long entraînement qui me rendent apte à ce genre de tâche. Je suis capable d'entendre tout ce qui se dit dans ce clos, mais j'oublie aussitôt et définitivement tout ce que j'ai entendu. Par contre, je suis capable de reconnaître ce qui pourrait impliquer un danger. C'est pourquoi je suis venu lorsque Xarax s'est réveillé, par exemple. Mais soyez bien certain que rien de ce que je pourrais entendre ou même voir et que vous considérez comme ''privé'' ne serait perçu par moi comme choquant. Jamais il ne me viendrait à l'idée de porter sur Votre S... vous, un quelconque jugement. Exactement comme le miroir de la salle d'eau ne saurait vous juger. Mon seul but est de m'assurer qu'il ne vous arrive rien de fâcheux.

Tannder, vous n'êtes pas le miroir de la salle de bain... Mais dites-moi, vous travaillez pour le Premier Sire, non ? C'est lui qui vous a ordonné de nous protéger.

“J'ai dû mal me faire comprendre. Le Premier Sire m'a demandé de lui rendre le service de protéger ses hôtes et j'ai accepté avec plaisir de le faire. Mais le Premier Sire n'est nullement mon maître. J'ai dit à Xarax que mon allégeance était à l'Empereur, et à lui seul et c'est la stricte vérité. C'est le statut de tous les Maîtres Guerriers silencieux. Ils peuvent louer leurs services. Ils peuvent combattre pour l'une ou l'autre cause qu'ils jugent juste. Mais tous jurent obéissance à l'Empereur. C'est à dire Votre Seigneurie.

“Et qu'est-ce que ça veut dire, exactement ? Et... interrompant d'un geste la réponse qui s'annonçait, évitez d'employer le Haut Parler et appelez-moi Julien. Du moins ici, dans mon clos. Merci.

“Cela signifie que ma vie est à votre service que je vous protégerai ainsi que vos amis autant qu'il me sera possible. Cela signifie que vous pouvez exiger de moi tout ce que vous jugerez bon. Cela signifie que, si vous me confiez une mission, je l'accomplirai de mon mieux ou bien je mourrai en essayant.

“Vous m'inquiétez, Tannder. Et moi, qu'est-ce que je vous donne en échange ?

“Vous me donnez plus que personne au monde ne pourrait jamais me donner : vous êtes Yulmir et vous préservez l'existence même du R'hinz.

Julien se tut un bon moment, essayant de comprendre un peu quelle était sa situation. De plus, cette histoire d'observation continuelle n'était pas du tout de son goût. Finalement il décida que c'était un bon début pour essayer cette autorité qu'on lui disait couler de source.

“Si je vous donne un ordre direct, Tannder, vous y obéirez ?

“Naturellement.

“Bon, je ne veux pas que vous regardiez dans mon clos.

“Cela peut diminuer mon efficacité. Je dois pouvoir...

“Tannder ! Est-ce que tout ce que vous venez de me raconter sur votre allégeance n'est qu'un conte pour endormir les enfants ?

“Sire !

“Alors soyez gentil et écoutez-moi bien. J'ai absolument besoin d'être tranquille chez moi. Ou alors, est-ce que je suis en prison ?

“Non, Sire !

“Bien. Chez moi, personne ne m'observe en permanence. Ce serait considéré comme très choquant. Alors, je veux bien que vous écoutiez, si c'est absolument nécessaire, mais je veux votre parole que vous n'essaierez pas de voir ce qui se passe ici.

“Mais...

“Ou bien vous me donnez tout de suite votre parole, ou bien je considérerai que vous m'avez menti, comme on ment à un enfant, quitte à lui dire plus tard que c'était pour son bien. On m'a déjà fait le coup, vous savez.

“Je jure à Votre Seigneurie de ne pas observer ce qui se passe dans son clos.

“Merci Tannder. Je suis certain que vous tiendrez votre parole. Maintenant, si j'appelle à l'aide...

“Ne vous inquiétez pas, Sire, je ne suis pas borné. Si je pense qu'il existe le moindre danger immédiat, je ne prendrai même pas le temps d'essayer de regarder, j'accourrai immédiatement.

“Voilà. Comme ça, nous sommes d'accord. Je vous remercie. Mais je vous avais appelé pour vous demander conseil. D'abord, est-ce que vous avez une idée de pourquoi Niil et Ambar doivent s'en aller si vite ?

“Je pense que Le Premier Sire et ses Conseillers souhaitent se débarrasser d'une possible interférence.

“Je ne comprends pas.

“Eh bien, pour être plus direct, je dirais qu'ils veulent vous avoir tout seul, bien en leur pouvoir, sans que vous soyez distrait par des bêtises. Ils veulent que vous redeveniez l'Empereur aussi vite que possible et ils ne veulent pas avoir, pardonnez-moi, deux gamins constamment dans leurs jambes.

“Je vois. Ça veut dire que je suis l'Empereur, mais que je ne peux rien faire d'autre que ce qu'ils me diront, c'est ça ?

“C'est un peu brutal, mais oui, c'est certainement ce qu'ils souhaiteraient, pour le bien des Neuf Mondes.

“C'est ce qu'ils souhaiteraient ? Ça n'est donc pas ce qui se passe ?

“Non Julien. Vous êtes l'Empereur. Je sais que cela ne vous plaît pas, mais il y a aussi des bons côtés. Vous avez le pouvoir de modifier un certain nombre de choses.

“Vous pouvez être plus précis ?

“Tout d'abord, désirez-vous garder les Sires Niil et Ambar auprès de vous ?

“Bien sûr !... S'ils sont d'accord, je veux dire.

Ils étaient d'accord, et plutôt deux fois,qu'une.

“Eh bien, reprit Tannder, il me semble qu'avec la confusion des derniers événements, Sa Seigneurie Yulmir, Empereur du R'hinz ka aun li Nügen n'a pas encore trouvé le loisir de récompenser le Noble Fils Niil, des Ksantiris pour la vaillance dont il a fait preuve en défendant son Empereur. Aussi...

Mais avant que Tannder ait pu préciser ce qu'il jugeait bon de faire pour réparer cet oubli, Niil s'était levé et, la main sur le cœur, se lançait dans une tirade chevaleresque :

“Sire ! Un Ksantiri ne saurait espérer récompense plus haute que la conscience d'avoir servi son Empereur et gardé l'Honneur de sa Famille. Je...

“Arrête, s'il te plaît, intervint Julien avec autant de gentillesse qu'il pouvait en exprimer en si peu de mots. Tout le monde ici sait que tu n'as pas agi par intérêt. Et c'est vrai, je me sens vraiment coupable de ne pas t'avoir encore dit merci.

“Mais je ne l'ai pas fait pour toi ! Je l'ai fait parce que je croyais qu'ils étaient dans le palais pour attaquer l'Emp...

“Oui, ils étaient là pour ça. Et c'est ce qu'ils étaient en train de faire, même si tu ne le savais pas. Et puis, réponds-moi franchement, tu les aurais laissé faire, même s'ils n'avaient menacé qu'un Julien sans importance ?

Niil rougit. Il est parfois difficile d'admettre qu'on a agi en héros.

“Donc, poursuivit Julien, Tannder parlait de récompense...

“En fait il ne s'agit nullement de récompenser un acte de bravoure parfaitement naturel, mais d'honorer une Noble Famille en accordant à l'un de ses membres le titre, disons... de Conseiller Privé.

“Qu'est-ce que ça lui apporterait ?

“En tant que Fils Troisième, Le Sire Niil a peu d'espoir de jamais faire autre chose que ce que lui dicteront son père ou ses frères aînés. En tant que Conseiller Privé de l'Empereur, il serait libre de vivre comme il l'entend. En dehors de ses devoirs naturels envers son père et sa Famille, il ne dépendrait que de votre seule autorité.

“Ça voudrait dire qu'il serait toujours avec moi ?

“Si vous le désirez, oui.

“Ça te plairait, Niil ?

“Bien sûr que ça me plairait !

“Et qu'est-ce qu'il faut que je fasse ?

“Que Votre Seigneurie pose sa main sur la tête du Noble Sire Niil et lui demande s'il accepte la charge de Conseiller Privé. Je suis habilité à témoigner auprès du Premier Sire Aldegard qui fera enregistrer la chose. L'administration s'occupera des détails et de l'attribution des revenus attachés à la charge.

Julien se leva et posa sa main sur la tête de Niil qui avait mis un genou en terre.

“Niil, tu veux bien être mon Conseiller Privé ?

“Oui, Votre Seigneurie.

Aucun des deux garçons n'avait vraiment conscience de la façon dont ces quelques mots allaient influer sur la suite des événements, mais ils étaient l'un et l'autre profondément satisfaits.

Comme ils se regardaient, ne sachant pas trop quoi faire après cela, Ambar étouffa un bâillement.

“Je pense qu'il est temps d'aller au lit, dit Julien. Moi, en tout cas, j'ai sommeil. Tannder, il vous arrive aussi de dormir ?

“Oui, Votr... Julien, mais j'ai le sommeil léger et Xarax, là, sur son coffre, est le meilleur gardien qui soit. Et... J'espère que je n'ai pas outrepassé mes fonctions, mais je me suis permis de placer près de votre lit un petit livre que tous les garçons reçoivent de leurs parents lorsqu'ils le jugent nécessaire. Cela vous aidera sans doute à mieux comprendre nos coutumes.


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