Chapitre 35


Subadar


Le Grand Maître du Cercle des Arts Majeurs, Maître Subadar, reçut Julien dans une grande pièce claire aux murs couverts de rayonnages de livres. Le personnage en lui-même n'était guère impressionnant. De taille plutôt modeste, ses cheveux noirs commençaient à de parsemer d'argent et il avait un air bon enfant qui évoquait un oncle bienveillant, prêt à gâter ses neveux à la moindre occasion. De plus, sans être de la première jeunesse, il n'était pas vieux, au contraire de ce qu'attendait Julien, qui pensait devoir rencontrer un vieillard blanchi.

Ne te fie pas à ce que te montrent tes yeux, Julien. Maître Subadar est beaucoup plus ancien qu'il n'y paraît. L'exercice des Arts Majeurs a parfois pour effet de prolonger la vie. Et il est aussi terriblement fort. Xarax le connaît bien. Sa fidélité à l'Empereur a failli lui coûter la vie lors du Grand malheur.

“Ce que nous appelons les Arts Majeurs, Sire, comprend trois catégories. Les Art extérieurs, pratiqués par un très grand nombre de personnes, s'appuient sur des substances et de objets matériels. Les meilleurs artisans les utilisent pour donner à leurs travaux des qualités particulières. Par exemple, un forgeron donnera aux lames qu'il fabrique un tranchant qui durera beaucoup plus longtemps. Ou bien un confiseur créera ainsi une friandise surprenante...

“Je crois que je vois de quoi vous voulez parler, fit Julien avec un sourire au souvenir de la douceneige.

“Malheureusement, tout le monde n'est pas apte à utiliser les Arts Majeurs, il y faut un don. C'est la même chose pour la musique, ou les mathématiques... Viennent ensuite les Arts Intérieurs. Là, il ne s'agit plus seulement de réciter des formules, mélanger des ingrédients ou dessiner des diagrammes. Il est indispensable de comprendre les lois qui régissent le fonctionnement des mécanismes essentiels de l'univers. Les klirks, par exemple, appartiennent à cette catégorie.

“Les Passeurs sont des Maîtres des Arts Majeurs ?

“Seuls les plus grands Maîtres Passeurs, ceux qui tracent les chemins nouveaux, sont des Maîtres des Arts. Les autres ont seulement le don nécessaire pour utiliser un klirk déjà établi et effacer leur trace dans l'esprit de ceux qu'ils transportent.

“Si je comprends bien, Aïn est vraiment un Grand Maître Passeur ?

“Certains disent que c'est le plus Grand, maintenant que Yol l'intrépide n'est plus...

Maître Subadar soupira et détourna le regard. Pas assez vite, toutefois, pour empêcher Julien d'y lire une douleur surprenante.

“Vous le connaissiez bien ?

“C'était... il était mon chenn-da, mon autre-moi. Mais pardonnez-moi Sire, je préfère ne pas parler de cela maintenant.

Julien hocha la tête et Maître Subadar poursuivit :

“La troisième catégorie concerne les Arts Secrets. Très rares sont ceux qui parviennent à les maîtriser car pour cela, il faut d'abord avoir acquis la totale maîtrise de soi-même. Ces Arts permettent, dans une certaine mesure, d'agir directement sur l'esprit d'autres êtres humains et non humains, mais surtout, ils permettent d'entrer en relation avec des créatures qui n'ont que très peu de rapports avec notre monde. Certains de ces êtres peuvent même se montrer des protecteurs efficaces. C'est une des raisons qui font que les Arts Secrets demeurent un domaine réservé aux meilleurs : toutes les entités avec lesquelles ils vous mettent en contact ne sont pas forcément bienveillantes.

“Vous voulez dire que ce sont des démons ?

“Certains sont particulièrement malveillants, oui, et il convient de s'en protéger. Quant à affirmer que ce sont des démons... Il faudrait d'abord savoir d'où ils viennent et ce qu'ils sont réellement. Et cela m'amène, Sire, à évoquer une quatrième catégorie d'Arts. Les Arts Ténébreux n'appartiennent pas aux Arts Majeurs. C'est un ensemble de pratiques fondées sur la souffrance et la terreur, et ce sont justement ces créatures que vous appelez démons qui leur donnent leur puissance. Ceux qui s'y adonnent sont proscrits à jamais. Il va sans dire que Votre Seigneurie a fait serment de n'y jamais toucher. Maintenant, Sire, si votre Seigneurie veut bien me suivre...

Maître Subadar se leva et se dirigea vers un angle de la salle. Dans le dallage du sol était encastrée une plaque ronde de métal gris clair que Julien reconnut aussitôt.

“C'est un klirk.

“Oui Sire, et il mène à un lieu que je souhaite vous faire visiter.

“Vous pouvez le faire fonctionner ?

“Non sire. Lorsque je dois l'utiliser, j'ai recours à un Passeur. Aïn, la plupart du temps. Mais ce ne sera pas nécessaire aujourd'hui. Il suffira à Votre Seigneurie d'y poser le pied. C'est le même type de klirk que les dalles de l'Aire du Palais.

“Alors, je suppose qu'il va falloir que vous me donniez la main.


oo0oo




Chapitre 36


La Chambre-ailleurs


Bien-entendu, il n'y eut pas la moindre transition. Sans même avoir le temps de cligner des yeux, ils se retrouvèrent suspendus au sein d'une immensité d'un azur métallique. On eût dit un ciel d'été sans nuage, mais un ciel d'où le soleil eût été absent. La lumière venait de partout à la fois. Une lumière sans source apparente et qui ne laissait aucune ombre. Il n'y avait pas de sol, aucun point de référence, rien qui donnât une idée du haut et du bas. Et cependant, Julien n'avait ni l'impression de flotter dans l'espace, ni celle de tomber sans fin dans un abîme. Maître Subadar, qui n'avait pas lâché sa main, lui souriait de l'air de celui qui vient de vous faire une aimable plaisanterie.

“Où est-ce qu'on est ?

Sa voix parut à Julien désagréablement plate, sans résonance, comme s'il parlait dans une boîte remplie de coton.

“J'espérais que Votre Seigneurie reconnaîtrait la Chambre-ailleurs. Elle s'y rendait assez souvent.

“Qui ça ''elle'' ?

“Heu... Votre Seigneurie. Votre Seigneurie se rendait assez souvent ici.

“Maître Subadar, soupira Julien, les choses sont assez compliquées comme ça. Soyez gentil et dites-moi vous, tout simplement. Vous pouvez même me tutoyer, si ça vous chante.

“Bien, Sire. Voyez-vous, ce lieu est unique en son genre. En fait, techniquement, ce n'est même pas un lieu. Nous ne sommes ni dans l'Univers Connu, ni dans l'En-Dehors. La Chambre-ailleurs n'a pas vraiment de dimensions. Elle n'a pas non plus de limites. Ici, rien ne peut nous atteindre. Ici, tout est possible.

Soudain, des murs apparurent autour d'eux ainsi qu'un sol dallé de blanc et de vert sombre. Des fenêtres de découpèrent pour laisser voir un paysage vallonné et verdoyant baigné d'une lumière printanière.

“C'est vous qui avez fait ça ?

“Oui, Sire.

“Et... c'est réel ? Je veux dire, le paysage aussi ?

“C'est aussi réel que n'importe quoi d'autre ici. En fait, cela existe tant que mon esprit le maintient.

“C'est de la magie ?

“C'est un exemple de ce que peuvent faire les Arts Intérieurs. Du moins, dans la Chambre-ailleurs. C'est à cela qu'elle sert : à s'entraîner à ce genre de choses. C'est pour cela que vous l'avez créée.

“Vous voulez dire, l'Empereur Yulmir. Moi, je suis Julien.

“C'est vrai, Sire, vous êtes aussi Julien, mais vous ne pouvez pas changer votre nature. Vous êtes et resterez Yulmir, que vous le souhaitiez ou non.

“C'est bizarre, j'ai l'impression...

“Oui ?

“J'ai l'impression d'être déjà venu dans cette salle. Mais c'est impossible, c'est vous qui l'imaginez.

“Je me suis sans doute mal exprimé, Sire. Ce que vous voyez n'est pas le fruit de mon imagination. C'est une réalité... autre, en quelque sorte.

“Un autre monde ?

“Pas exactement. Ce que vous voyez existe de la même façon pour tout ceux qui sont capables de l'évoquer. Que ce soit ici, dans la Chambre-ailleurs, ou bien dans le secret de leur esprit, ou encore dans leurs rêves... Qui peut vraiment connaître la nature du réel ?

“Je ne vous comprends pas très bien.

“Excusez-moi, Sire, j'oublie parfois que...

“Que je ne suis pas Yulmir, seulement un garçon ignorant.

“Vous êtes Yulmir. Dans le corps et avec l'intelligence d'un garçon particulièrement éveillé. La seule chose qui vous manque encore, c'est une montagne de souvenirs. Et aussi un peu d’entraînement. Mais je suis là pour y remédier. Et pour commencer, je vais vous répéter ce que vous m'avez dit il y a très, très longtemps lorsque vous m'avez amené ici pour la première fois. Je n'étais alors qu'un petit garçon terrorisé, qui n'avait même pas l'âge que vous semblez avoir aujourd'hui : ''Toutes choses sont liées dans l'univers. Une action, si petite soit-elle, peut avoir des conséquences incalculables. Un Maître, c'est d'abord quelqu'un qui sait ce qu'il fait et qui ne se laisse pas facilement distraire''.

La salle disparut et ils se retrouvèrent de nouveau dans l'immensité bleue et déconcertante qui les avait accueillis à leur arrivée.

“Maintenant, Sire, vous allez faire apparaître un objet. Je vous suggère quelque chose de simple. Une sphère fera l'affaire.

“Et comment est-ce que je dois m'y prendre ?

“Pensez-y simplement, essayez de la voir dans votre esprit avec le plus de précision possible. Essayez d'imaginer son poids, sa consistance. Essayez de ne penser à rien d'autre pendant un instant. Dès que vous y serez parvenu, l'objet apparaîtra.

Après quelques secondes, une bille d'acier apparut dans la main tendue de Julien. C'était l'exacte copie d'une bille qu'il avait traînée dans sa poche pendant presque tout le dernier trimestre.

“Remarquable !

Subadar avait l'air ravi. Apparemment, il s'était attendu à ce que son élève ait plus de difficultés. Si Xarax était content, lui aussi, il ne le manifesta pas, se contentant comme d'habitude de demeurer sagement lové et d'avoir l'air profondément endormi.

“Nous pouvons maintenant tenter quelque chose d'un peu plus complexe. Essayez de penser à un lieu qui vous est familier. La chambre que vous occupiez sur votre monde d'origine, par exemple.

Avec un pincement au cœur, Julien s'efforça de s'imaginer dans sa chambre, de revoir le couvre-lit bleu, le papier peint avec ses personnages de dessins animés qui avait bercé sa petite enfance.

“Oh ! Par toutes les...!

L'exclamation étranglée de Maître Subadar tira Julien de ses souvenirs. Ouvrant les yeux, il découvrit un spectacle auquel il ne s'attendait pas plus que son instructeur.

“Qu'est-ce que c'est que ça ? Où sommes-nous ?

“Je ne sais pas, Sire, mais je suis content que vous ne reconnaissiez pas ce que nous voyons.

“Mais qu'est-ce que c'est que cette horreur ?

Dans un paysage désertique, baigné d'une lumière crépusculaire, se dressait un cercle de rochers grossièrement sculptés en figures grimaçantes qui semblaient hurler une haine sans limite. Au centre de ce cercle, une grande pierre à peu près plate devait faire office de table pour on ne savait quels festins impies. Elle était couverte de symboles profondément gravés et l'on pouvait voir immédiatement que ceux-ci étaient encore poisseux de ce qui ne pouvait être que du sang.

“Cette horreur, comme vous dites justement, Sire, est probablement l'autel de sacrifice d'un cercle de sorciers ténébreux.

“Mais je n'ai jamais vu cet endroit !

“Vous ne vous souvenez pas de l'avoir jamais vu, Sire.

“Mais vous m'avez dit que jamais l'Empereur ne s'était mêlé de ce genre de magie !

“C'est vrai, Sire, et j'en reste persuadé. Mais moi non plus, je ne me suis jamais compromis avec ces abominations, pourtant, je suis capable de reconnaître ce que je vois ici. Tout simplement parce qu'il m'est arrivé de percer à jour un de ces cercles maudits. Et je crois que si ce genre de souvenir apparaît malgré vous en ce moment, c'est peut-être parce qu'une partie de vous-même à laquelle vous n'avez plus accès essaie de nous avertir. Je suggère que nous arrêtions l'entraînement pour aujourd'hui, Sire, et que vous nous rameniez dans ma bibliothèque.

Immédiatement, le paysage disparut alors qu'en face d'eux, dans l'azur, un klirk apparaissait. Subadar s'empara sans plus de cérémonie de la main de Julien.

“Sire, si vous voulez bien...

“C'est quand même incroyable, vous pouvez faire apparaître un klirk d'un simple claquement de doigts, mais vous ne pouvez pas vous en servir.

“C'est incroyable, mais c'est ainsi. D'ailleurs, à ce propos, votre prochain professeur doit vous apprendre à maîtriser cet art.

“Oui, et j'ai demandé à ce que ce soit Aïn. J'espère que ce sera possible.

“En effet, le Premier Sire Aldegard m'a informé de votre requête. Il m'a aussi fait part de votre désir qu'on ne prenne aucune sanction contre ceux qui ont participé à cette désastreuse expérience de sondage de votre esprit. C'est une requête très inhabituelle.

“J'espère bien ! Je ne crois quand même pas qu'on s'amuse à ce genre de chose tous les jours !

“Je veux dire qu'il n'est pas dans la coutume d'intervenir dans les décis...

“J'avais compris, merci. Mais j'espère quand même qu'on tiendra compte de ma demande. Sans quoi, je pourrais m'imaginer des choses.

“Sire ?

“Je pourrais penser... Je ne sais pas, moi... Qu'on me prend pour un imbécile, par exemple.

“Sire ! Personne n'oserait penser une telle chose !

“Maître Subadar, je suis tout prêt à faire tout mon possible pour vous aider, vous, Sire Aldegard et tous ceux qui me répètent que les Neuf Mondes ont besoin de moi. Mais je crois que ça doit fonctionner dans les deux sens et que si je demande quelque chose de raisonnable, il est normal qu'on me l'accorde. Sans quoi, dans mon pays, en France, on fait une chose qu'on appelle ''la grève''. On arrête de travailler jusqu'à ce qu'on obtienne ce qu'on veut. Je ne sais pas s'il y a la même chose dans le Grand livre des Traditions, mais je peux vous montrer comment ça marche.

“Je ne pense pas que ce sera nécessaire, Sire, répondit Maître Subadar avec, dans le regard, comme une lueur amusée. Et m'autorisez-vous à... disons... faire connaître votre disposition d'esprit à ceux qui pourraient avoir compté sur une... comment dire ?... une excessive docilité de votre part ?

“Je vous en prie, Maître. On y va, maintenant ?

Quand vous voudrez, Sire.

Ils firent un pas et se retrouvèrent dans la bibliothèque.

“Vous savez, Maître, il faudra quand même que vous m'expliquiez pourquoi je n'ai pas besoin d'un Passeur alors que, si j'ai bien compris, personne d'autre ne peut se servir d'un klirk.

“Je pense, Sire, que Maître Aïn vous dira cela mieux que moi. Après tout, c'est là son domaine.


oo0oo


Pour tout contact : engor@laposte.net

Je réponds aux louanges (méritées ou non) comme aux critiques pourvus qu'elles demeurent courtoises.

« Il n'est pas d'éloge flatteur sans la liberté de blâmer » (Beaumarchais)


Souvenez-vous aussi que les temps sont difficiles et que Nifty a besoin de vos dons pour continuer à jouer son rôle et publier les œuvres de ses très talentueux auteurs.

http://donate.nifty.org/donate.html