Chapitre 37


Karik



Il était encore relativement tôt lorsque Julien revint à son clos. Ambar feuilletait ce qui semblait être un atlas du monde de Nüngen alors que Niil était plongé dans un livre qui n'était certainement pas les ''Délices''.

Tannder n'est pas là ?

Non, répondit Niil. Il est parti vers les quais pour trouver Karik, le garçon que j'avais envoyé chercher Ambar, l'autre soir. Je lui avais promis une récompense. Je voulais y aller, mais on dirait qu'on n'a pas la permission de sortir de la Tour. Peut-être même du clos, pour ce que j'en sais.

Et pourquoi donc ?

Sécurité.

On ne va tout de même pas nous garder prisonniers !?

C'est ce que j'ai demandé à Tannder. Il était très gêné. D'après lui, ce sont les ordres du Premier Sire et ils sont valables pour nous trois.

Je vois. Et qu'en pense mon conseiller privé ?

Qui, ça ?

Qu'est-ce que tu en penses ? Tu es bien mon conseiller privé, non ?

Oui, théoriquement, mais...

Niil, on n'est pas en train de jouer. Si on ne prend pas les choses en main très vite, on n'aura bientôt plus aucune espèce de liberté. J'ai déjà commencé avec Maître Subadar, et j'ai comme l'impression que ça ne lui déplait pas trop. On n'est pas nombreux, mais on peut montrer que l'Empereur n'a pas l'intention de se laisser manipuler comme une marionnette. Pour ça, il faut qu'on commence à agir comme si on avait un pouvoir réel. Alors, je te demande d'être un vrai conseiller : qu'est-ce que tu penses de tout ça ?

Euh... Je pense que c'est vraiment embêtant d'être coincés dans la Tour. Maintenant, il faut aussi reconnaître que quelqu'un cherche à te tuer. Ce n'est peut-être pas le moment d'aller se promener n'importe où. Mais je crois que le Premier Sire devrait discuter de ça avec toi et ne pas donner des ordres comme ça. Il le fait sûrement pour ton bien, mais ça n'est pas... Je trouve que s'il croit vraiment que tu es l'Empereur, alors il ne devrait pas te traiter comme un gamin.

Exactement !

Le carillon d'entrée se fit entendre et Tannder fit son entrée.

Tannder, vous tombez bien. Niil vient de m'annoncer qu'on était prisonniers de Sire Aldegard.

Sire, je ne dirais pas cela.

Vous pouvez dire ce que vous voulez. Le fait est qu'on n'a pas le droit de sortir. Ou est-ce que je me trompe ?

Non, Sire.

Dans mon pays, quand on enferme quelqu'un, ça s'appelle le mettre en prison. Pas chez vous ?

Sire, il s'agit seulement d'une mesure de sécurité.

Oui, c'est ce que Niil m'a dit. Et qui a décrété cette mesure ?

Le Premier Sire Aldegard.

Est-ce qu'il vous a demandé votre avis ?

Je ne fais plus partie du Conseil du Premier Sire.

Bien. Il ne m'a pas non plus demandé mon avis. Ou bien, vous avez peut-être oublié de me transmettre un message ?

Non, Sire.

Bon, nous savons à quoi nous en tenir. Niil m'a dit que vous vous étiez chargé d'une commission pour lui ?

Oui, Sire.

Arrêtez, Tannder. Et ne faites pas cette tête. Je n'ai rien contre vous, et je ne compte pas non plus faire un scandale avec Aldegard. Détendez-vous et racontez-nous votre mission.

Eh bien j'ai vu Karik et sa joie faisait plaisir à voir lorsque je lui ai annoncé que je venais de la part de Sire Niil. Il m'a tout de suite demandé des nouvelles d'Ambar et je l'ai rassuré, sans lui dire bien-entendu qu'il était maintenant un Ksantiri. J'ai pris la liberté de m'enquérir de son histoire. C'est une assez triste affaire. Son père était un artisan sellier. Il a perdu sa femme alors que son fils avait cinq ou six ans. Il a eu le tort de vouloir oublier son chagrin grâce au tchanag . C'est une herbe qu'on fait infuser et qui procure une sorte de paix bienheureuse, expliqua-t-il à Julien. Le problème c'est qu'après un temps, on finit par ne plus pouvoir s'en passer et que cette substance dégrade peu à peu le caractère. Il faut être extrêmement fort pour sortir de cette dépendance, et le père de Karik n'avait rien d'un surhomme. De plus, c'est un produit plutôt onéreux. Après trois ans de lente déchéance, l'homme a fini par louer les services de son fils à Maître Dehart, l'aubergiste. Pour finir, comme sa dette envers cette crapule avait atteint un montant impossible à rembourser, il a fini par signer un acte d'abandon. Il est mort moins d'un an plus tard. Bref, le gamin était pratiquement un esclave. Je préfère ne pas m'étendre sur la nature exacte de son travail, qui ne se bornait pas à porter des chopes aux clients. J'avais dans ma poche la somme généreuse dont nous étions convenus pour sa récompense, mais j'aurais eu l'impression de commettre une infamie si je m'en étais tenu à cela. Aussi, j'ai fait appeler l'aubergiste et exigé de voir l'acte d'abandon que j'ai immédiatement racheté pour la moitié de la somme que Sire Niil m'avait confiée.

Tannder posa sur la table un document maculé de graisse et poursuivit :

Je l'ai rapporté afin que vous ayez la satisfaction de le détruire vous-même. Ensuite, j'ai demandé à Karik s'il lui restait de la famille ou des amis proches. En fait, il logeait à l'auberge et Dehart l'a empêché de se lier avec qui que ce soit. J'ai pensé que lui donner de l'argent, même s'il est maintenant techniquement libre, ne suffirait pas à le tirer d'affaire. Le peu de temps que j'ai passé avec lui m'a convaincu que c'est fondamentalement un bon garçon, même si le malheur et les mauvais traitements l'ont certainement abîmé. Aussi, je l'ai emmené dans une maison de bains et, quand il a été débarrassé de sa crasse, je lui ai donné un abba acheté en chemin et je l'ai ramené avec moi. Il est actuellement dans mon clos. J'espère, termina-t-il en se tournant vers Niil, que je n'ai pas trop excédé vos instructions.

Vous avez eu raison Tannder, et j'espère que nous allons trouver une solution définitive à ses problèmes.

J'ai pensé qu'avec votre permission, Sire, fit Tannder en s'inclinant brièvement vers Julien, je pourrais le prendre à mon service.

Je ne vois pas pourquoi je vous en empêcherais.

Eh bien, pour commencer, la chose risque de ne pas plaire au Premier Sire.

Peut-être mais, comme vous me l'avez fait remarquer, vous n'êtes plus à son service. Je vois bien pourquoi la chose pourrait lui déplaire, mais si vous en prenez la responsabilité, j'estimerai que la Sainte Sécurité n'y perd rien. Après tout, ce garçon vous doit tout, à vous et à Niil. À moins de ne pas savoir ce qu'est la reconnaissance, c'est une bonne base pour être loyal.

En plus, intervint Ambar, je ne le connais pas beaucoup, mais il a toujours été gentil avec moi.

Si Ambar aussi parle pour lui, il n'y a plus à hésiter. Dites-moi Tannder, en qualité de quoi allez-vous l'employer ?

Au départ, il pourra me servir d'ordonnance. Ensuite, je verrai s'il peut développer d'autres talents. De toute façon, je compte bien lui donner les bases d'une éducation modeste.

Eh bien, je pense qu'il serait temps de nous l'amener. Inutile de le laisser se morfondre plus longtemps.


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Tannder revint bientôt, accompagné de Karik. Niil et Ambar, qui ne l'avaient jamais vu que crasseux et couvert des haillons misérables de l'auberge, purent apprécier la métamorphose qu'un bain prolongé et un abba vert pâle tout neuf pouvaient opérer. Ses cheveux brun foncé, un peu moins courts que ne l'exigeait la coutume, avaient un lustre surprenant et mettaient en valeur des yeux d'un gris sombre et bleuté. Fluet, mal nourri pendant plusieurs années, il paraissait douze ans alors qu'il en avait quatorze, mais l'ensemble de sa personne était de proportions harmonieuses et, malgré un bleu jaunissant sur sa pommette gauche, on pouvait le trouver beau.

Ambar !

Le cri lui avait échappé et il ne put retenir un mouvement réflexe de crainte, comme pour éviter un coup de Tannder. Celui-ci ne montra pas qu'il l'ait remarqué et, souriant, reprit doucement le garçon :

C'est ''Noble Fils Ambar'', si tu veux bien. Il est maintenant le frère du Noble Sire Niil, des Ksantiris.

Ça ne fait rien, intervint Ambar, rougissant jusqu'aux oreilles, tu peux m'appeler Ambar, comme avant.

Mais Tannder insista :

Qu'il en soit selon votre volonté, Noble Fils, mais hors de ce clos, j'insiste pour que Karik se conforme à la règle.

Niil s'avança et, ramassant sur la table l'acte d'abandon de Karik, il le déchira lentement en tout petits morceaux.

Te voici libre Karik. Tu peux maintenant choisir ce que tu veux faire de ta vie. Me tiens-tu quitte de ma dette envers toi ?

Noble Sire, vous vous êtes occupé d'Ambar comme vous l'aviez promis, vous n'avez jamais eu aucune dette envers moi.

Voici qui est noblement dit, Karik. Je veux maintenant te présenter à celui qui est notre Maître à tous, le Noble Sire Julien.

Karik s'efforça sans trop de succès de ne pas montrer son étonnement à la vue de ce garçon sans Marques et aux cheveux d'une longueur extravagante qui lui souriait avec l'air de s'excuser. Niil poursuivit :

Ne te laisse pas tromper par les apparences. Nous lui devons tous respect et obéissance.

Sois le bienvenu, Karik, dit Julien, tu m'as rendu service, à moi aussi, bien que tu ne l'aies pas su. Je suis heureux que tes malheurs s'achèvent. Je crois que l'Honorable Tannder a une proposition à te faire.

Le Noble Sire Julien m'autorise à te garder à mon service. Si cela te convient, je t'enseignerai ce que tu dois savoir et m'efforcerai d'être un maître juste. Ou bien, si tu préfères, je te donnerai une somme qui te permettra de t'installer modestement comme il te plaira. Si tu choisis de me servir, il te faudra d'abord faire serment de fidélité à mon Seigneur et jurer de ne jamais rien révéler à quiconque de ce que tu verras ou entendras à mon service.

Est-ce que ça veut dire que vous serez mon maître ?

Oui.

Et mon travail, ce sera de vous servir. Comme un domestique personnel ?

Dans un premier temps, oui. Jusqu'à ce que nous trouvions quels sont tes vrais talents.

Alors, je suis d'accord.

Il reste une dernière formalité avant de conclure, intervint Julien. Tannder, je veux prendre l'avis de Xarax. De toute façon, si Karik doit vivre près de nous, il doit lui être présenté.

Vous avez bien sûr raison, Sire.

Et se tournant vers Karik :

Mon garçon, tu vas avoir l'occasion de faire connaissance avec un haptir.

Le garçon pâlit et on l'entendit nettement déglutir.

N'aie pas peur, poursuivit Tannder, c'est effectivement un combattant redoutable, mais c'est aussi l'ami de mon Maître. Il ne te fera aucun mal.

Julien appela et Xarax sortit de la chambre où il se dissimulait pour venir se percher sur son épaule. Karik eut un mouvement de recul. Certes, il n'avait jamais rencontré de haptir, mais sa réputation universelle de férocité en faisait un épouvantail pour tous les enfants.

Que le garçon approche sa main. Xarax va le goûter.

Tends ta main vers lui, dit Julien. Il ne t'arrivera rien de mal.

Franchir les deux pas qui le séparaient de Julien et du haptir fut certainement une épreuve. Tendre sa main tremblante vers la gueule entrouverte donnait toute la mesure de la confiance qu'il accordait à ceux qui l'accueillaient. Lorsque la langue bleu vif s'enroula autour de son doigt, il était au bord de la terreur.

Tu n'as rien à craindre de Xarax si ton esprit n'abrite aucune traîtrise.

En même temps que ces paroles résonnaient dans sa tête, sa peur disparut d'un coup, remplacée par un sentiment d'intimité confiante. Induire des émotions ne présentait pas de difficulté pour le haptir.

Sache que Xarax te protégera de son mieux tant que tu seras fidèle à son ami. Sache aussi qu'il te tuerait si tu tentais de le trahir. As-tu bien compris ?

Oui, Honorable... haptir.

Quel est ton nom ?

Karik, fils d'Aldrik le Sellier, du Quartier des Corroyeurs, Honorable.

Eh bien Karik, fils d'Aldrik, tu comptes désormais parmi les protégés de Xarax.

Je vous remercie, Honorable.

Le contact fut rompu. La langue bleue disparut entre les dents pointues et Xarax, sautant à terre, retourna se dissimuler. À part Julien, les autres n'avaient perçu qu'un côté de l'échange. Mais le sens général était évident.

Je pense, Tannder, qu'aucun serment supplémentaire ne sera nécessaire. Si vous êtes tous d'accord, on pourrait fêter l’événement avec du raal glacé et quelques douceurs. Croyez-vous que ce soit possible, Tannder ?

Certainement, Sire, je m'en occupe immédiatement.

Et... poursuivit Julien, pensez-vous qu'on pourrait trouver de la douceneige quelque part dans cette tour ?


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Chapitre 38


Musique


La nuit était tombée depuis un moment. La Lune se levait, énorme et rousse à l'horizon, masquant de sa lumière la plupart des étoiles les moins brillantes. Elle était presque pleine et ses dessins étranges rappelaient, s'il en était besoin, qu'on était bien loin de la Terre. Quelques nuages effilochés passaient lentement, très haut, et l'on voyait ça et là dériver l'orbe de lumière colorée d'un volebulle. L'air tiède apportait un parfum indéfinissable, où le végétal se mêlait à des relents d'encens. Julien secoua la mélancolie qui menaçait de l'envahir.

Niil, qu'est-ce qu'on fait le soir, ici ? Quand on ne relit pas les ''Délices'', bien sûr.

Je ne les relis pas. J'admire les miniatures de ton édition.

Tu as raison, il ne faut jamais perdre une occasion d'approfondir sa culture. Mais à part ça, qu'est-ce qu'on peut faire si on n'a pas sommeil ? Parce que je ne crois pas que vous ayez quelque chose comme la télévision.

Non, qu'est-ce que c'est ?

C'est une boîte avec des images qui bougent. On peut voir des films, des spectacles qui racontent des histoires... Je t'expliquerai un autre jour. Ce soir, je n'ai vraiment pas envie.

On peut jouer aux cartes. Il faudrait que je t'apprenne. Ou bien aux territoires, c'est un jeu qui se joue sur une table spéciale, avec des cases.

On a aussi quelque chose dans ce genre, chez nous. Ça s'appelle les échecs. Mais c'est pareil, ça ne s'apprend pas en cinq minutes.

Si tu veux, dit Ambar, je peux chanter. Et peut-être que quelqu'un peut jouer du yangchen. Tu sais jouer, Niil ?

Bien sûr ! Je vais demander à Tannder de nous en procurer un.

Tannder revint bientôt avec une sorte de luth. C'était manifestement un instrument de grand prix dont la caisse de résonance était incrustée d'une merveilleuse marqueterie de dessins complexes qui rappelaient des Marques. Niil s'en saisit avec respect et l'examina attentivement un moment avant de parfaire, avec l'aisance d'une longue habitude, l'accord d'un nombre impressionnant de cordes. Tannder, voyant que tout était pour le mieux, se retira sans bruit.

Niil dit quelques mot à voix basse à Ambar et entama un lent prélude, égrenant les notes d'une gamme étrange. Il jouait bien, pour autant que Julien pût en juger. À l'évidence, la musique devait faire partie de l'éducation des jeunes nobles, au même titre que le maniement des armes. Dans la lumière douce de la seule lampe laissée allumée, les sons s'étiraient en longues volutes ornées d'infimes modulations, plongeant l'auditeur dans une rêverie heureuse. Puis, en un murmure d'abord presque imperceptible, la voix d'Ambar s'insinua dans la mélodie. D'abord portée par le yangchen comme un bois flotté abandonné aux vagues, elle s'affermit progressivement dans une série de mélismes pareils à des sanglots pour émerger enfin, cristalline dans les images bouleversantes d'un poème où l'enfant était une fleur juste éclose, mourant avec bonheur dans la main du garçon qui la cueillait pour son ami.

Il était impossible d'entendre sans pleurer la voix fraîche d'Ambar qui donnait vie aux mots tout simples de cette histoire universelle d'amour, de mort et de beauté. Et de nouveau, Julien se sentit submerger par la douloureuse et bienheureuse révélation d'une perfection absolue et fragile, impossible à retenir, perdue à l'instant même où on l'éprouve, et qui s'incarnait totalement dans la grâce inconsciente de l'enfant.


Ambar chanta longtemps, assis sur un coussin. Lorsqu'il se tut et vint s'asseoir sur les genoux de Julien, Niil continua de jouer doucement, improvisant sur un mode lent, fait pour la nuit, laissant chaque note s'épandre et se dissiper comme les rides à la surface d'un étang. La peau d'Ambar dégageait un parfum léger, qui rappelait vaguement l'odeur du bois de cèdre. Julien se dit qu'il serait facile de mourir là, comme ça, ou bien de vivre éternellement cet instant parfait. Incapable de nommer cette tendresse qui menaçait de l'étouffer, il resta ainsi, tenant dans ses bras un elfe tiède et délicat, effleurant de temps en temps de ses lèvre une joue indiciblement douce.


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