Chapitre 49


Ksantir


L'auberge des ''Trois flèches'', à Ksantir ne ressemblait guère à l'aimable établissement de Maîtresse Nardik. Plus grande, plus bruyante, plus fréquentée elle offrait aussi plus d'anonymat et c'était là une chose précieuse. Julien aurait volontiers établi ses quartiers dans l'estaminet fréquenté par Tenntchouk et Gradik, mais il ne pouvait se permettre d'être soumis à une curiosité sans doute bienveillante, mais peu-être importune. Aussi, après avoir partagé la tournée promise, il prétexta devoir retrouver un ami de son père et les laissa aux joies de la traditionnelle bordée.

Le soir venu, lorsque Xarax vint le rejoindre, ils décidèrent que Julien essaierait dès le lendemain d'obtenir une entrevue du Noble Sire Nekal, second fils de Sire Ylavan et frère aîné de Niil. En effet, Xarax, fort doué pour entendre sans être vu des conversations qui ne lui étaient pas destinées, avait appris que le Premier Sire voguait encore sur son trankenn en compagnie de son Premier fils. Personne ne parlait de Niil et il était difficile de s'enquérir de lui, même lorsqu'on n'était pas un haptir, sans attirer l'attention.

C'est donc vêtu d'un bel habit tout neuf acheté pour l'occasion qu'il se présenta à la porte de la Maison Première des Ksantiris. Il savait que sa démarche n'était pas simple. Toutes les bureaucraties de tous les mondes peuvent sans aucun doute être qualifiées de fléaux, et les bureaucrates de Ksantir s'appliquaient de toute leur âme à maintenir la tradition. Lorsqu'après plusieurs heures il se trouva enfin en présence d'un grand bonhomme maigre qui consentit à s'enquérir du motif de sa demande d'entrevue plutôt que de l'adresser à un énième bureau, il était bien près de se livrer à une violence qui aurait sans doute irrémédiablement compromis sa mission.

“Ainsi, vous affirmez détenir un message pour le Noble Fils Niil... Et vous refusez de m'en fournir la preuve. On vous déjà informé de l'absence du Noble Fils qui se trouve actuellement sur le Trankenn Premier. La seule solution consisterait à ce que vous soyez reçu par le Noble Sire Nekal, mais il est hors de question que je facilite une telle démarche en l'absence de toute preuve de...

“Honorable, savez-vous ce qu'est la Grande Forêt de Tandil ?

“Bien sûr, mais je ne vois pas...

“Eh bien je peux vous jurer que si vous continuez à me barrer la route, vous verrez par vous-même si elle est aussi inhospitalière qu'on le prétend.

“Oh ! Vous osez me menacer !

“Honorable. Je ne vous menace pas. Je ne tente pas de vous manquer de respect. Je vous avertis seulement de ce qui vous attend si le Noble Sire Niil apprend un jour que vous m'avez empêché de remplir ma mission.

“Mais...

“Si vous ne m'obtenez pas cette entrevue immédiatement, je passerai par une autre voie. Bien sûr, j'aurai perdu un temps précieux et, bien sûr, le Noble Sire Niil voudra savoir pourquoi. Il est hors de question que je m'avise de mentir au Noble Sire Niil.

“Je vois.

“Enfin ! Alors, cette entrevue ?

“Un Gardien viendra vous chercher dès que le Noble Sire Nekal décidera de vous recevoir.

“Merci, Honorable, et soyez sûr que le Noble Sire Niil saura récompenser votre zèle.

Il attendit encore deux bonnes heures sur un banc des plus inconfortables avant qu'un Gardien vienne le chercher pour le conduire en présence du Noble Sire Nekal. Celui-ci ne ressemblait que de fort loin à son jeune frère. Il pouvait avoir vingt-cinq ans et son corps puissant portait déjà les signes d'un certain empâtement. Assis derrière un bureau dont la surface était sans doute à la mesure de l'importance que s'accordait le personnage, il fut immédiatement antipathique à Julien.

“Alors, mon garçon. Comme ça, on exige de me voir ?

“Noble Sire, je n'exige rien. J'ai simplement un message à transmettre au Noble Sire Niil, des Ksantiris.

Au Noble Fils, tu veux dire.

“Non, Sire. Vous n'ignorez sans doute pas que votre Noble Frère a été émancipé. C'est donc au Noble Sire Niil que mon message doit s'adresser.

Nekal lui lança un regard soupçonneux avant de reprendre.

“Et que dit ce message, si tant est que ce secret d'état puisse m'être dévoilé ?

“Il dit simplement ''Julien est à Ksantir''.

“C'est tout ?

“Il n'y a rien d'autre, Sire.

“Et comment veux-tu que je lui fasse parvenir ton précieux message ?

“Un Passeur pourrait s'en charger.

“Un Passeur, rien que ça !

“Ce message est vraiment urgent, Sire.

“Ici, c'est moi qui décide de l'urgence des messages ! Si mon demi-frère veut se faire envoyer des messages par poste privée, il n'a qu'à s'organiser. C'est un homme à présent, n'est-ce pas ? C'est toi-même qui me l'as fait remarquer. Et d'abord, de qui est ce message ?

Julien respira un grand coup.

“C'est un message de l'Empereur, Sire.

Nekal se leva brutalement, renversant son siège.

“Comment oses-tu !

En trois pas, il avait rejoint Julien et sa main s'était abattue en une formidable gifle.

“L'empereur n'a besoin de personne pour envoyer ses messages. Je ne sais pas ce que tu cherches à faire, ou ce que ce bât... , mon frère cherche à faire, mais qu'il ne compte pas que je passe pour un crétin. Encore une fois, je t'ordonne de me répondre. Qui es-tu et qui t'envoie ?

Luttant pour ne pas s'effondrer alors que sa joue commençait à lui faire vraiment mal, il parvint à répondre.

“L'Empereur m'envoie et je m'honore de la confiance du Noble Sire Niil.

“Tu n'as pas ma confiance, à moi.

“Sire, votre Noble Père, si vous le contactez, vous répondra comme il convient.

“Tu refuses de me répondre ?

Julien n'avait guère le choix. Révéler son identité à cet être obtus et probablement rongé par la jalousie eut été une folie. D'ailleurs, il ne l'aurait certainement pas cru.

“Sire, il ne m'est pas permis de vous répondre autrement.

“Bien, nous verrons ça demain. En attendant, je t'offre l'hospitalité.

Il fit sonner un timbre et un Gardien apparut aussitôt.

“Emmenez-moi ça en cellule.


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Chapitre 50


Recrutement


Julien était atterré. Jamais il n'aurait pu imaginer qu'un être aussi stupide et brutal pût être autorisé à exercer une quelconque autorité au sein de la Maison d'un Miroir de l'Empereur. Et la perspective de voir l'intérieur d'un cachot dvârien ne faisait rien pour alléger son angoisse. Le Gardien le poussait devant lui tout au long d'une interminable série de corridors et, sans doute inspiré par les manières de son maître, il lui indiquait, à chaque croisement, la direction à prendre d'une violente tape du plat de la main derrière ou sur le côté approprié du crâne. La chose semblait le réjouir au plus haut degré et Julien pensait que, s'il n'utilisait pas son poing fermé, c'était uniquement pour éviter d'avoir à transporter un prisonnier inconscient.

Bientôt, ils eurent quitté la partie administrative du palais et progressaient dans des couloirs quasi-déserts où le marbre faisait place à une pierre brute de couleur ocre. Ils ne croisaient plus de fonctionnaires affairés ni de solliciteurs détournant pudiquement le regard. Seuls de petits soupiraux fermés par des barreaux, au ras du plafond, laissaient entrer la lumière de la fin d'après-midi. Comme ils arrivaient près d'un escalier qui plongeait, semblait-il, vers les entrailles sinistres du bâtiment, Julien se raidit dans l'attente du coup qui viendrait lui indiquer s'il fallait ou non continuer dans la même direction. La tête lui tournait passablement et il n'osait imaginer de quelle façon il serait traité s'il s'avisait de s'écrouler. Mais le coup qu'il craignait fut remplacé par une sorte d'aboiement étranglé et le bruit écœurant de genoux qui entrent violemment en contact avec la pierre. Il se retourna juste à temps pour assister à la fin de la chute de son tourmenteur. Face contre terre, il portait encore accroché sur son dos Xarax, dont les mâchoires étaient fermement plantées dans sa nuque. Aucune explication n'était nécessaire, mais Xarax se glissa cependant jusqu'à l'épaule de son ami :

Xarax te demande de le pardonner, il ne pouvait pas intervenir avant. Ici, il suffit à son ami de pousser cet individu dans l'escalier. Cela évitera qu'on le découvre trop vite.

Xarax avait certes bien choisi son moment, mais tirer ce colosse inanimé sur les quelques mètres qui le séparaient de l'escalier était quand même un rude travail. Lorsqu'il l'eut fait rouler dans l'escalier, Julien était épuisé et couvert de transpiration. D'autant que, contrairement à ce qu'on voit au cinéma, le type n'avait pas tout simplement roulé au bas des marches. Il avait fallu le décoincer plusieurs fois et le pousser encore jusqu'à ce qu'il ait atteint le premier coude qui le dissimulerait à ceux qui passaient dans le couloir. Il avait aussi acquis la certitude que Xarax ne s'était pas contenté d'estourbir le Gardien. Un type qui ne respire pas et garde les yeux grand ouverts pendant qu'on lui fait subir ce genre de traitement a peu de chances de se réveiller un jour. La mesure était peut-être un peu radicale, mais Julien ne parvenait pas à ressentir la moindre compassion pour cet imbécile malfaisant.

Toutefois, il fallait maintenant s'extraire de ce guêpier et l'opération pouvait se révéler délicate. Bien sûr, Xarax était un éclaireur parfait et, l'alerte n'ayant pas été donnée, il était peu probable qu'ils se heurtent à des contrôles ou à des portes hermétiquement fermées. Mais la joue gauche de Julien commençait à enfler et à prendre une teinte violacée d'autant plus suspecte qu'on y lisait nettement l'empreinte d'une main. Il s'efforça donc de marcher toujours aussi près du mur qu'il l'osait, et nombre de ceux qu'il croisait devaient plaindre ce garçon affligé d'une rage de dents si forte qu'elle l'obligeait à se tenir la joue.

Il découvrit aussi que Xarax était loin d'abattre toutes ses cartes d'un seul coup. Le vieux sournois avait des facultés dont il n'avait jamais fait usage en sa présence, et l'une d'entre elles était une aptitude étonnante au mimétisme. Cela devint évident lorsque le haptir, qui s'apprêtait à explorer un couloir latéral, fut confronté à trois personnes débouchant à l'angle du mur. Placé comme il l'était, il ne pouvait manquer d'être aperçu, mais Julien eut la surprise de le voir se fondre littéralement dans le sol de pierre puis réapparaître dès que le danger fut passé. Il commençait à mieux comprendre la terreur que pouvait inspirer un adversaire supérieurement intelligent, venimeux, capable de voler et virtuellement invisible avant qu'il ne soit trop tard.


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C'est avec un immense soulagement que Julien retrouva les rues animées du port et regagna enfin son auberge. L'aventure le laissait vidé de toute son énergie et, lorsque Xarax vint le rejoindre dans son clos, il était au bord du découragement.

Tu savais que ce crétin commandait pendant que son père est en voyage ?

Xarax ne connaissait pas ce Ksantiri en particulier. Mais il faut reconnaître que c'est un imbécile. J'ai vu comment il t'a traité.

Il était inutile de demander comment Xarax avait assisté à l'entrevue.

Xarax aurait pu le tuer, mais ça n'aurait fait que compliquer les choses avec sa Famille. Toutefois, je ne m'attendais pas à ce qu'il te fasse enfermer. Xarax pense que tu n'as pas très bien négocié.

Tu as sans doute raison. Quoique, négocier avec cet homme des cavernes...

Xarax connaît des troglodytes très fréquentables.

Bon. Qu'est-ce qu'on va faire maintenant ? Tu crois que tu peux aller jusqu'au trankenn du Premier Sire ?

Je ne crois pas. Xarax ne peut pas voler indéfiniment. Surtout qu'il ne sait pas vraiment où se trouve le trankenn.

Je ne crois pas qu'il serait prudent de rester ici. Quand on va s'apercevoir que je me suis évadé en tuant un Gardien, on va certainement lancer des recherches. Il va falloir que j'aille me cacher dans les bois, avec Yol.

Tu pourrais peut-être essayer de rejoindre le Premier Trankenn.

Comment ? Je n'ai pas de bateau. Et même, je ne sais pas suffisamment naviguer.

Tu as de l'or. Tu as largement de quoi louer un bateau. Tu peux même en acheter un. Moi, je sais naviguer, même si je ne peux pas manœuvrer moi-même.

Je ne pourrai jamais y arriver tout seul. Même avec un petit bateau, je ne suis pas ass... Attends ! Je peux peut-être trouver deux marins de confiance.

De toute façon, en pleine mer, ils ne risquent pas de bavarder et avec moi à proximité, ils n'auront pas l'occasion de te trahir.

Xarax, je sais que tu prends soin de ma sécurité, mais des fois, ta façon de raisonner me fait froid dans le dos.

Peut-être, mais si Xarax raisonnait autrement, Julien servirait de distraction aux prisonniers du palais.

Tu as raison, et je te suis vraiment reconnaissant. Mais je crois que ceux à qui je pense sont dignes de confiance.

Xarax est tout prêt à le croire. Mais ça n'empêche pas de prendre des précautions. Maintenant, si tu dois t'embarquer, le mieux est de commencer à bouger tout-de-suite, pendant que les choses sont encore à peu près calmes.

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L'auberge des ''Iles d'or'' était certes minable, mais elle offrait un minimum de confort à des matelots peu argentés qui préféraient dépenser une paie durement gagnée en plaisirs divers plutôt qu'en luxe inutile. Tenntchouk et Gradik, lorsque Julien les rejoignit à la table où ils s'apprêtaient à reprendre des libations interrompues au petit matin par un sommeil proche du coma, n'étaient pas de la première fraîcheur. De plus, ils puaient horriblement l'alcool, le vomi et nombre d'autres choses plus ou moins inavouables qu'il valait mieux ne pas chercher à découvrir. Cependant, si tôt dans la soirée, ils étaient encore tout-à-fait lucides et capables de reconnaître un ami quand il venait leur rendre visite.

“Salut gamin ! Tes affaires vont bien ?

“C'est y qu't'as pas encore dessoûlé, Tenntchouk ? Regarde sa figure. Qu'on dirait qu'on y a filé une baffe à lui décoller la tête.

“Mais c'est vrai, ça ! Nom de... Bon sang, gamin ! Qui c'est qui t'a fait ça ? Qu'on va lui z'y montrer, nous, si qu'on peut faire des choses pareilles à not' matelot.

“Merci les gars. Mais je ne suis pas venu pour ça.

“Pt'êt' ben, mais n'empêche...

“Calmez vous. Je suis venu vous demander un service.

“Tout c'que tu veux, gamin.

“Attendez avant de répondre. Il s'agit d'un vrai service. Et c'est sûrement dangereux.

Tenntchouk interrompit d'un geste son camarade prêt à se lancer dans une tirade héroïque.

“On t'écoute, gamin.

“J'ai besoin de deux vrais marins pour une expédition. Je ne peux pas vous donner tous les détails maintenant, mais voilà. En gros, il faut acheter, ou bien louer, si ça n'est pas possible, un petit bateau pour partir à la recherche du Premier Trankenn. Je vous jure que c'est pour un bon motif. En fait, j'ai un message à transmettre au Sire Niil, des Ksantiris. Et c'est très urgent.

Tenntchouk siffla entre ses dents.

“Ben dis donc, tu fais pas les choses à moitié. Bon, en admettant que t'essayes pas de nous faire cavaler, pourquoi que tu vas pas demander au Palais de le porter, ton message ? Y z'ont tout ce qu'y faut, eux. Y z'ont même des Passeurs, y paraît.

“Vous savez qui commande au Palais, en ce moment ?

“L'autre enf... Le Noble Sire Nekal. Pourquoi ?

“Parce que je suis allé lui demander de le transmettre, mon message.

“Et il a pas voulu ?

“C'est lui qui m'a fait ça. Il voulait même me faire enfermer. Mais... je me suis sauvé.

“Et ceux du Palais y te courent après ?

“Pas encore, mais ça ne va sûrement pas tarder.

“Et tu t'es dit, comme ça que tes matelots, y z'allaient risquer leur peau pour tes beaux yeux ?

Julien baissa les yeux vers ses mains croisées sur la table encombrée de vaisselle sale. Vue comme ça, l'affaire se présentait mal.

“Ben...

“Eh ben, t'as eu raison, mon gars. Nous, l'autre enflure, on peut pas le blairer. Et toi, on sait bien qu't'es un bon gars. Maintenant, tu parles d'acheter un bateau. C'est'y que t'as des sous, en plus d'avoir des ennemis ? Passque nous... C'est pas qu'on est pauvres, mais on n'est pas comme qui dirait, riches.

“J'ai de l'argent. Vous me direz si c'est suffisant. Mais on pourrait peut-être aller ailleurs, non ? Vous avez un clos ?

Les deux compères se regardèrent d'un air penaud. L'endroit était de toute évidence un bordel et leur ''clos'', une chambre de passe.

“Ben... C'est pas vraiment un endroit où qu'on voudrait emmener un Jeune Maître, et pis... on a pas trop fait le ménage.

“Bon. Voilà ce que je vous propose. Vous payez ce que vous devez ici et on va s'installer dans un endroit décent où on pourra tous prendre un bain. Ensuite, je vous présenterai à un ami et vous me direz si j'ai assez d'argent pour ce que je veux faire. Ça va comme ça ?

“Ça va.

“Voici ma bourse. Vous pouvez prendre ce dont vous avez besoin. Ne perdez pas de temps à marchander avec le patron.

“T'es sûr ? On peut payer notre...

“Ne perdez pas de temps. À partir de maintenant, c'est moi qui régale.


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En fait, ils visitèrent une maison de bains avant de louer un clos, Tenntchouk ayant fait judicieusement remarquer qu'ils risquaient, dans leur état de crasse crapuleuse, de se voir refuser l'accès d'une auberge respectable. C'est donc avec deux compagnons dûment récurés, rasés, sentant bon la fleur nouvelle et vêtus de frais que Julien s'installa dans une suite pour quatre d'un prix qui scandalisa les marins, mais qu'il paya sans sourciller avec un argent qu'il n'avait pas gagné.

“Ben dis donc, c'était pas la peine de prendre un clos aussi cher.

“Rassurez-vous, on n'aura pas le temps de prendre des goûts de luxe. Il faut qu'on soit partis le plus vite possible. Un peu de confort nous permettra de récupérer, moi de ma rencontre avec le Noble Sire, vous, de votre nuit de débauche. En attendant, je propose qu'on passe aux choses sérieuses. Gradik, si vous voulez bien vider mon sac, vous trouverez un paquet plat, tout au fond.

Gradik fit ce qu'on lui demandait, disposant, avec le sens de l'ordre propre aux marins, chaque objet bien rangé sur un lit.

“Oh, ben, alors ! Quèque c'est'y qu't'as là ?

“C'est un couteau, Gradik, mais ne le dégainez pas, s'il vous plaît.

Tenntchouk se leva pour aller examiner l'objet.

“Ben, mon gars, t'es vraiment plein de surprises.

“J'espère que c'est une bonne surprise.

“Ben, ça dépend... Ce couteau, c'est bien ce que je crois ?

“Je ne sais pas ce que vous croyez, Tenntchouk.

“Je crois que c'est un nagtri. J'en avais encore jamais vu. Mais j'en ai entendu causer. Y a pas beaucoup de couteaux avec une gaine en corne de tak.

“Vous avez raison, c'est un nagtri. Ça vous pose un problème ?

“Tout dépend comment qu'tu l'as eu. On dit qu'ceux qui s'avisent d'en voler un vivent pas longtemps. Tu l'aurais pas... emprunté au palais ? Comme ça, par hasard...

Julien rit de bon cœur.

“Non Tenntchouk, ce nagtri est a moi. Et je vais vous le prouver.

Julien s'approcha, se saisit du couteau et le tira de sa gaine. Les deux marins eurent un mouvement instinctif de recul. La seule vue de cette lame qui semblait boire la lumière douce des lampes suggérait le danger. Il saisit un gros fruit dans la coupe qui ornait la table centrale et le trancha d'un coup violent. La peau épaisse du fruit de fendit comme si elle avait été déjà coupée et les deux moitiés tombèrent à terre, révélant la lame posée sur la paume d'une main qui ne portait pas la moindre égratignure.

“Voilà. Je ne vous conseille pas d'essayer.

“Mais...

“Comment j'ai eu ce nagtri ? Quelqu'un m'en a fait cadeau.

“Ben dis donc !

“Bien, on pourrait peut-être regarder si je suis vraiment riche ou si je me faisais des illusions.

Il était vraiment riche. Pas au point de pouvoir s'offrit un trankenn, ni même l’Étoile de Kenndril, mais un petit voilier robuste fait pour la pêche ou la plaisance était tout à fait dans ses moyens.

“Je suppose que vous savez où vous adresser pour trouver ce qu'on cherche. Achetez le bateau à votre nom. Et encore une fois, il est inutile d'essayer d'économiser quelques pièces. Je suis sûr que vous pourrez trouver un vendeur discret et il faut parfois payer un peu plus cher pour la discrétion. Maintenant, avant qu'on aille se coucher, j'aimerais vous présenter un ami. Xarax !

Julien était certain que le haptir était quelque part dans la pièce et il ne fut pas déçu. Celui-ci surgit de sous le lit où étaient assis les deux compères qui poussèrent ensemble un cri étranglé.

“N'ayez pas peur. C'est un haptir, bien sûr, mais c'est aussi un ami. Il s'appelle Xarax et il me protège des mauvaises rencontres. C'est grâce à lui que je suis sorti du Palais.

“Miséricorde ! Y a dû y avoir des morts !

“Je crains qu'un Gardien n'ait plus jamais mal aux dents. Il me tapait dessus. Ça n'a pas plu à Xarax. Si vous voulez toujours m'aider, il faudra vous habituer à lui. Si ça vous paraît trop dangereux, je vous propose qu'on se quitte maintenant. Je comprendrai. Vous avez peut-être une femme qui vous attend. Des enfants...

“Ben... Non, on a pas d'femme, pour ça non. Ni l'un, ni l'autre. On aimerait bien naviguer un bout avec toi, c'est sûr, mais...

“De toute façon, même si vous ne voulez pas venir, vous pouvez peut-être m'aider à trouver un bateau. Je vous donnerai une bonne prime et il n'y aura pas d'offense. Je vous promets que Xarax ne vous fera aucun mal pourvu que vous gardiez votre langue.

“Ecoute, mon gars. Si qu'on doit naviguer ensemble, faut qu'on soye honnêtes avec toi. Tu vois, Gradik et moi, on est ensemble depuis qu'on est gamins. Si tu vois c'que j'veux dire...

“Oui, vous êtes amis depuis toujours. Vous avez toujours navigué ensemble. C'est ça ?

“Ca... et aut'chose. On préfère te prévenir, passque y'en a qu'aiment pas ça. Et vu que t'as l'air de fréquenter du beau monde...

Julien était complètement perdu, il ne voyait absolument pas ce que Tenntchouk essayait de lui faire comprendre.

“Tenntchouk, je ne comprends rien à ce que vous me racontez. Dites-moi clairement ce que vous avez sur le cœur.

“Ben voilà. Gradik et moi, on a pas de femme passqu'on en a pas besoin. On s'a l'un l'autre.

Julien commençait à entrevoir la lumière.

“Vous voulez dire que vous vous aimez comme si vous étiez mariés ? Que vous goûtez les délices ensemble ? Que vous aimez les garçons?

“Voilà, c'est ça.

“Mais l'auberge où vous étiez, c'est bien... Enfin, j'ai cru que c'était...

“Oh !... C'est bien c'que tu penses. Mais c'est pas des femmes qu'on y rencontre.

“Je comprends, mais pourquoi est-ce que vous voulez que ça me gêne ?

“Ben, sur l'Etoile, y en a plein qui t'ont, comme qui dirait fait des invites et toi, tu les as même pas r'merciés. On s'est dit qu't'étais un ptit gars bien poli et tout, mais qu't'aimais vraiment pas les gens comme nous.

Julien se dit qu'il avait dû sauter un chapitre des ''Délices''.

“Je suis désolé si j'ai vexé quelqu'un, je ne savais pas. Là d'où je viens, si on n'est pas intéressé, on fait simplement semblant de ne rien voir. Et ça ne me dérange pas du tout, que vous soyez ensemble.

Ni l'un ni l'autre n'était dans la fleur de l'âge, c'étaient des matelots tannés par le sel et le soleil durant bien des campagnes, et ce qui leur restait de cheveux grisonnait quelque peu, mais le sourire qui illumina leurs faces ridées les fit, pendant un instant, ressembler de façon saisissante aux deux gamins espiègles qu'ils avaient été.

“Ben alors, si c'est comme ça, Gradik et moi on te suit, mon gars. Et si tu nous dis que le haptir là, y nous fera pas de mal, on te croit.

“Et même, si tu nous dis qu'y t'a sauvé la mise, on lui a bien de la reconnaissance. Mais y a encore une chose. Tu vois, nous, on est des matelots et ton bateau, c'est sûr qu'on l'fera marcher comme personne, mais on est pas des officiers. La navigation, nous, on connaît pas trop.

“Justement, Xarax est un excellent navigateur. C'est lui qui nous guidera.


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