Chapitre 65


Le Conseil des Miroirs


Le Conseil des Miroirs de l'Empereur ne se réunissait que très rarement au grand complet, aussi l'atmosphère était-elle particulièrement solennelle lorsque Julien fit son entrée dans la Rotonde du Conseil. Un système de klirks avait été installé et sécurisé spécialement pour l'occasion et le Palais inspecté durant des jours afin de déjouer toute tentative d'intrusion ou de sabotage, mais il n'était qu'à-demi convaincu de l'opportunité de tenir cette réunion dans un Palais où s'était déjà produite une attaque pourtant impensable. Selon les normes du palais, la salle n'était pas très grande. Entièrement couverte d'une coupole qui semblait taillée dans une énorme opale, elle comportait en son centre un cercle de dix sièges manifestement destinés à recevoir les membres du Conseil et l'Empereur lui-même. Sans marques de rang ni ornements particuliers, ces sièges étaient cependant adaptés à la morphologie de chacun. Derrière ou à côté de chaque siège se tenait éventuellement un assistant debout, immobile.


Julien avait absolument refusé de se laisser affubler d'une robe de cérémonie fuchsia et or, mais avait au contraire insisté pour porter le hatik de cérémonie ksantiri dont Niil l'avait revêtu lors de son apparition sur le Trankenn Premier, arguant qu'ainsi le fait que Nandak ne soit pas investi comme Miroir ne pourrait être interprété comme une marque de désaffection pour les Ksantiris. L'argument était spécieux et Aldegard, en particulier, savait bien que le seul motif de ce refus était l'aversion de Julien pour un vêtement qui jurait horriblement avec ses cheveux roux, si courts soient-ils. Mais les apparences étaient sauves et, à la réflexion, Julien n'était pas mécontent de montrer une fois de plus le prix qu'il attachait à Niil. La seule concession qu'il fit aux couleurs impériales fut un liseré au bas de sa tunique. Xarax, sur son épaule, se tenait prêt à lui fournir instantanément toutes les informations dont il pourrait avoir besoin, mais il avait été longuement renseigné par Maître Subadar sur chacun des participants aussi parvint-il sans trop de difficulté à éviter de manifester la moindre surprise et à saluer chacun par son nom et le compliment traditionnel que prévoyait le protocole.

“ Dame Déhandar, d'Yrcadia, puissent les troupeaux des Plateaux d'Arkhanth prospérer à jamais.”

La Noble Dame au teint d'acajou qu'ornaient des Marques d'ocre jaune inclina son imposante personne et fit la réponse rituelle :

“ Puisse Votre Seigneurie Protéger à Jamais notre R'hinz.”

“ Sire Wahaï, de Yiaï Ho, les Voyageurs courent-ils librement ? Les Poètes chantent-ils sans crainte ?”

Le Passeur au pelage rouge vif s'inclina avec grâce et l'humain qui l'accompagnait, posant sa main sur sa nuque déclara :

“ Il en sera ainsi tant que se posera sur le monde le regard bienveillant de Yulmir.”

“ Dame Tahaxlaïl, de Kreztlal, puissent vos ennemis trembler et vos amis dormir en paix.”

La haptir aux dessins à dominante bleu-vert s'exprima, elle aussi, par l'intermédiaire de son traducteur humain :

“ Tremblent les ennemis de l'Empereur !”

“ Mère Première, d'Emm Talak, que le couvain demeure en sûreté et les réserves abondantes.

L'insectoïde, qui ne ressemblait à rien même de vaguement familier, était enclose dans une sorte de prothèse mécanique étanche qui émit une voix synthétique :

“ La race des Boutchenns prospère sur les ruines et prie Yulmir de veiller à ce que nul n'intervienne.

“ Sire Yinn Yeliann, de Tandil, que votre chant fasse à jamais se lever le soleil.

L'oiseau vril déploya ses immenses ailes d'un bleu électrique et émit un trille cristallin aussitôt traduit par son assistant :

“ Puisse la Parole de Yulmir chanter la paix et la justice.”

“ Dame Wii Talatt, de Zenn R'aal, puissent les noces éternelles du feu et de la glace toujours réjouir votre cœur.”

La frêle dame aux cheveux blancs sourit avec douceur.

“ Puisse l'Éternelle Jeunesse nous garder Yulmir à jamais.”

“ Sire Shigyal, de Der Mang, que jamais ne décline le sang de vos montures.”

“ Puissent nos montures, répondit le sévère cavalier aux Marques bleues, avoir longtemps l'honneur de porter l'Empereur.”

“ Sire Aldegard, de Nüngen, puissent les Tours d'Aleth toujours luire au couchant.”

“ Puisse Yulmir, parfois, les honorer de Sa Présence.”

“ Honorables Membres du Conseil, nous sommes réunis pour recevoir et accréditer un nouveau Miroir pour Dvârinn. Conformément à la Tradition, je n'ai en rien participé à sa sélection et mon seul pouvoir en ce domaine est d'opposer mon veto si je le juge nécessaire. Que le Conseil ait maintenant l'obligeance de me présenter son candidat.”

Sire Shigyal s'avança jusqu'au centre du cercle et se tourna vers Julien :

“ Votre Seigneurie a certainement été informée que le Noble Sire Nandak, Premier des Ksantiris, a décliné la charge qui lui avait été proposée. Il supplie le Conseil de ne voir en ce refus aucun affront. Il jure que seule une conscience aiguë de son inadéquation le contraint à rejeter ce fardeau sur des épaules plus dignes.”

Julien, gravement, inclina la tête.

“ Le Conseil, poursuivit le Mangien, a donc dû faire face à la tâche délicate de choisir un autre candidat.”

De nouveau, Julien hocha la tête.”

“ Après en avoir longuement débattu, les membres du Conseil sont parvenus à cette conclusion qu'aucun des Grands Premiers Sires des Nobles Familles de Dvârinn ne pouvait en ce moment convenir pour ce rôle. En effet, sur les quinze qui pourraient prétendre détenir une puissance suffisante pour représenter dignement le Gardien des Neuf Mondes, seuls trois ont semble-t-il la sagesse et l'autorité nécessaire. Ils sont aussi, hélas, trop vieux pour être d'une efficacité suffisante et leur descendance directe ne semble pas avoir hérité de certaines de leurs qualités les plus indispensables. Considérant cependant la nécessité de doter au plus tôt le monde de Dvârinn d'un Miroir de votre Seigneurie, le Conseil suggère d'investir le Noble Sire Tahlil, des Rent'haliks et de lui fournir toute l'assistance dont il pourrait avoir besoin dans l'exercice de ses fonctions. La Cassette Impériale pourrait ainsi prendre en charge la construction d'un Trankenn Premier digne de ce nom et l'entretien de son équipage, et le budget de l'administration et des services afférents pourrait être équitablement prélevé sur toutes les Nobles Familles de Dvârinn.”

“ La Cassette Impériale fournira sans doute ce qu'on lui demande, mais un impôt, même équitable, prélevé sur des concurrents malheureux ou des Nobles Familles qui ne verront en lui qu'un parvenu favori de l'Empereur, risque de ne pas faire grand bien à la popularité de Sire Tahlil. La dernière chose que nous souhaitons est une situation de conflit qui pourrait s'envenimer. La cassette Impériale pourrait peut-être faire un effort supplémentaire et financer tout cela jusqu'à ce que de nouveaux revenus puissent être développés par la Maison des Rent'haliks.”

Cette suggestion venait en fait d'être soufflée à Julien par Xarax dont la mémoire gardait le souvenir de plusieurs cas semblables qui devaient d'ailleurs être parfaitement connus des membres du Conseil. Mais le fait qu'il fasse cette proposition, basée à l'évidence sur ces cas anciens, renforçait sa position et signifiait clairement à tous que son apparence juvénile ne faisait pas de lui un enfant qu'on pouvait manipuler aisément.

“ Bien sûr, poursuivit-il, cela impliquerait une participation minime de chacun des autres mondes, mais je ne doute pas que, pour le bien du R'hinz, l'on parvienne rapidement à un accord chiffré. Qu'en pense le Conseil ?”

Le Conseil ne mit pas dix minutes à se déclarer d'accord et l'on put faire entrer Sire Tahlil, un homme d'une petite quarantaine d'années au visage tanné de marin et qui portait les Marques bistres de sa Maison.

“ Noble Sire, je n'ai pas encore eu l'honneur de vous rencontrer, mais la recommandation de ce Conseil suffit à me déclarer prêt à vous accorder ma confiance. Je suis certain que vous vous efforcerez d'être le digne successeur de Sire Ylavan. Il me reste à vous demander, Tahlil, des Rent'haliks, si vous désirez toujours devenir le Miroir de l'Empereur sur Dvârinn.”

Comme Tahlil allait s'agenouiller, Julien l'arrêta.

“ Restez debout, je vous en prie, et écoutez-moi jusqu'au bout. Le rituel, que vous connaissez sans doute aussi bien que quiconque ici, prévoit des questions et leurs réponses. Je n'ai rien contre le Rituel et le Grand Livre des Traditions est certainement un guide sûr. Mais pour cette occasion j'ai décidé, si ce Conseil m'en accorde la permission, de laisser de côté la forme et les serment traditionnels.”

Julien balaya du regard le cercle entier des Conseillers. Personne ne faisant la moindre objection, il poursuivit :

“ Voulez-vous donc, Tahlil, être mon miroir ?”

“ Oui, Votre Seigneurie.”

“ La chose risque d'être plus difficile et dangereuse qu'on ne le croit généralement. Vous y risquez votre vie et sans doute celle de votre Famille. Pouvez-vous me dire pourquoi vous êtes volontaire pour une telle tâche ?”

“ J'y ai longuement réfléchi, Votre Seigneurie. Je n'ai ni la puissance, ni la fortune, ni l'influence de Sire Ylavan. Si un émissaire du Conseil a été dépêché sur mon île perdue, ce ne peut être que parce que personne d'autre ne pouvait ou ne voulait remplir cette charge. Les rumeurs qui courent sur la mort d'Ylavan sont certainement sans fondement, mais le seul fait que ces rumeurs existent interdit en fait à son héritier de devenir à son tour Miroir de l'Empereur. Cela ne signifie pas pour autant qu'il accepte sans arrière pensée de se retirer. De plus, il a des partisans qui espèrent recevoir ses faveurs en tant que Premier des Ksantiris, bien sûr, mais qui seront déçus de ne pouvoir compter sur le Miroir qu'il devait être. À la place de ce Conseil, j'aurais cherché le chef d'une maison suffisamment insignifiante pour ne porter ombrage à personne, pour peu qu'il soit honnête et d'une intelligence moyenne. Il devrait aussi avoir un ou plusieurs héritiers, au cas où il s'acquitterait correctement de son emploi. Et enfin, son éventuel assassinat ne devrait pas engendrer une suite interminable de rétributions entre des maisons majeures. Il se trouve que je réponds, dans une certaine mesure, à ces conditions. Il se trouve aussi que ceux qu'il est de mon devoir de protéger m'accordent une confiance que je m'efforce de mériter. Et ce serait trahir cette confiance que de refuser de servir, pour le bien de Dvârinn, là où l'on juge que je serai le plus utile. Mes administrés me font confiance et moi, je fais confiance au Conseil des Miroirs pour la simple raison que Sire Ylavan s'est toujours montré digne de cette confiance. En ce qui concerne Votre Seigneurie puisque, si j'ai bien compris, c'est maintenant l'heure de parler sans détour, un dicton affirme que ''l'on ne connaît un homme qu'après avoir partagé un sac de sel avec lui''. Je n'ai pas encore eu l'occasion de partager le sel avec Votre Seigneurie et je ne puis l'assurer que de mon complet dévouement à l'Empire et au devoir d'honneur qui m'impose de placer ma personne et ma vie entre mon Empereur et ses ennemis.”

“ Sire Tahlil, je ne demande rien de plus, et cette assurance vaut pour moi tous les serments. Si le Conseil en est d'accord, nous vous accueillons dès cet instant en son sein et je vous invite à occuper maintenant le siège laissé vacant par Ylavan.”


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Chapitre 66


Un grain de sel


Niil et Ambar, dûment avertis du retour de Julien accompagné du nouveau Miroir, étaient impeccablement vêtus pour l'occasion d'un hatik ksantiri des plus seyants et Julien dut se retenir de leur en faire compliment. Tannder avait veillé aux détails et la vaste table basse était abondamment garnie de choses à boire et à manger en attendant le repas. Car Julien avait pris au mot Sire Tahlil et lui avait proposé d'entamer le proverbial sac de sel.

Une fois les présentations faites - ''Niil, des Ksantiris, mon Conseiller privé et son frère Ambar, qui est aussi mon pupille'' - et les condoléances de de Tahlil présentées et acceptées, Ambar offrit à leur hôte, qui souffrait visiblement du climat chaud de Nüngen, une grande chope de bière glacée, et Julien fit appeler Tannder qu'il convia à se joindre à la compagnie.

“ Tahlil, Tannder, ici présent, vous racontera tout-à-l'heure une histoire des plus intéressantes et qui me concerne directement. Puisque nous devons travailler ensemble, il faut que vous disposiez de tous les renseignements utiles. Si vous êtes toujours décidé à occuper cette place au Conseil, je me tiendrai à votre disposition pour répondre à vos questions. En attendant, j'aimerais que vous me parliez un peu de vous et des vôtres. Et j'aimerais aussi que vous évitiez autant que possible le haut-parler dans toutes les circonstances privées. C'est la règle ici et l'on m'appelle Julien ou, à la rigueur, Sire.

“ Il y a peu de chose à dire, Sire. Les Rent'haliks administrent un petit archipel de huit îles. Nos ressources sont adéquates et nous exportons une partie de nos récoltes de balang. Nous avons quelques armuriers réputés et nos céramistes sont célèbres dans les Neuf Mondes. D'ailleurs, une coupe à fruits de Tsang Niyeh orne votre table ici même. Dame Wang Tcho, mon épouse m'a donné deux fils et trois filles. Mon aîné, Tengtehal, aura bientôt quinze cycles et son précepteur se dit satisfait de sa capacité à apprendre. Le trankenn de ma Famille n'a rien de comparable avec celui du regretté Sire Ylavan, mais il affronte avec honneur la mer et le vent. Sire Aldegard m'a informé du projet de faire construire un nouveau trankenn aux frais de la Cassette impériale. Je suis bien-sûr reconnaissant au Conseil, mais peut-être ces fonds considérables pourraient-ils être affectés à des besoins plus urgents.

“ Par exemple ?

“ De nombreuses petites îles sont trop pauvres pour offrir un soutien suffisant aux familles de ceux qui périssent en mer. Et cela se produit aussi dans certains endroits reculés des domaines de certaines grandes Maisons. Il existe bien des sociétés d'entraide, mais elles sont parfois désespérément inadéquates devant l'importance des besoins. Faute d'être décemment rémunérés, les éducateurs et les petits Maîtres de Santé sont parfois contraints de déserter des archipels entiers.

“ Il n'est pas possible de renoncer à vous fournir un trankenn digne de votre rang de Miroir. Mais je vous propose une chose qui relève justement de votre responsabilité. Renseignez-vous sur les besoins dont vous me parlez. Voyez ce qu'il faudrait faire pour régler ce problème et je m'engage à faire mon possible pour vous aider.

“ Oh, la solution n'est pas bien compliquée. Une compagnie marchande d'importance moyenne, bien gérée, rapporterait suffisamment pour couvrir l'essentiel des besoins les plus urgents. Mais les fonds nécessaires pour la fondation et la gestion d'une telle compagnie représentent une somme considérable.

“ Je pense avoir une petite idée de la façon de trouver l'argent. L'Empereur n'a pas à intervenir dans la politique des Neuf Mondes. Mais je crois qu'il ne m'est pas interdit de donner un coup de main là où ça me paraît utile.

“ Si je dois disposer bientôt d'un nouveau Trankenn, mon vaisseau actuel pourrait facilement être converti et ferait un magnifique vaisseau amiral pour une flottille de commerce. Ce ne serait que justice.

“ C'est une excellente idée. Mais dites-moi, si vous êtes au courant de ce problème, comment se fait-il que Sire Ylavan n'y ait pas déjà apporté une solution ?

Tahlil garda le silence quelques secondes, pesant ses mots, puis répondit :

“ Il semble qu'il se soit écoulé un temps considérable durant lequel Sire Ylavan a éprouvé quelques difficultés à recevoir vos conseils.

“ Vous voulez sans doute dire qu'il était impossible de me rencontrer ?

“ C'est du moins ce que la rumeur suggérait, Sire.

“ La rumeur avait raison. Mais Ylavan n'avait pas besoin de moi, au moins pour commencer à faire quelque chose.

“ Eh bien... Je crains que Sire Ylavan, dans les derniers temps, n'ait plus été aussi bien informé qu'il l'aurait dû. Sans vouloir froisser Sire Niil, je crains que son Noble Frère n'ait eu tendance à interférer quelque peu avec l'administration des domaines Ksantiris et certains bruits font mention de l'emploi de sommes considérables à des préparatifs plus ou moins belliqueux.

“ Si vous voulez dire que mon frère rêvait de faire une guerre de conquête, j'ai bien peur que vous ayez raison. Mais je crois qu'il devrait se calmer pendant au moins un moment. Et je tiens à ce que vous sachiez que je ne suis pas du tout d'accord avec ses projets.

“ Je n'en doute pas, Sire Niil. Vous ne seriez certainement pas ici, à cette table aujourd'hui si ce n'était pas le cas.

“ Je pense, intervint Julien, qu'il est temps que Tannder vous explique en détail pourquoi il était impossible de joindre l'Empereur ces derniers temps. Après quoi, il sera temps de vous faire apprécier l'excellente cuisine de la Maison Première des Bakhtars.


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