Chapitre 11


Soupçons


- Julien, pardonnez-moi d'avoir mal réagi tout-à-l'heure. C'était seulement la peur rétrospective. Bien- sûr, vous avez fait ce qu'il fallait. Même si je préférerais que vous vous entraîniez encore un peu avant de recommencer ce genre de chose. Surtout avec des amis. Voyez-vous, il faut se souvenir qu'une erreur de quelques doigts dans le calcul de l'enveloppe de saut peut avoir des résultats fort désagréables, voire mortels. Non, si je semble de mauvaise humeur, c'est que je suis furieux de n'avoir pas été là. C'est moi qui aurais dû me charger du ghorr au lieu de nager dans l'eau tiède.

- Ne vous faites pas de reproches. C'est grâce à votre enseignement que j'ai réussi mon coup. Vous êtes un excellent maître.

- Merci, mais la flatterie ne vous permettra pas de vous débarrasser de moi. À partir de maintenant, je ne vous quitte plus d'une semelle. Je vais immédiatement demander l'affectation d'un autre Passeur pour se charger des déplacements du personnel. À propos, l'idée de l'île sur Zenn R'aal était un trait de génie.

- Ça, je le dois uniquement à Xarax. En plus, il est d'un calme incroyable. Je me demande ce qui pourrait bien l'affoler.

- À votre place, je ne chercherais pas à le découvrir.

- Non, effectivement. Je préfère ne pas le savoir. Par contre, vous pourriez peut-être me dire pourquoi vous n'avez pas fait la même chose quand on a été attaqués sur Nüngen.

- Il y avait plusieurs autres ghorrs qui arrivaient pour la curée. Avec votre aide, il valait mieux évacuer tout le monde.

Julien sourit au souvenir de leur arrivée fracassante sur la terrasse de la Tour des Bakhtars. Mais soudain, son visage s'assombrit.

- Je me demande comment va Tenntchouk. Il était vraiment très mal.

- J'irai prendre de ses nouvelles tout-à-l'heure. Il faut de toute façon que j'aille à Aleth pour recruter les Passeurs dont nous allons avoir besoin. Nos communications sont trop lentes, il nous faut aussi des messagers. D'ailleurs, je préférerais que vous veniez aussi.

Julien réfléchit. Il ne lui plaisait pas d'être ainsi trimbalé comme un colis sous prétexte de sa sécurité. Il avait beaucoup apprécié la liberté que lui donnait sa capacité à voyager sans l'aide de quiconque à part Xarax et il regimbait à l'idée de devoir de nouveau dépendre d'Aïn. Il allait répondre, lorsque Tannder entra dans la pièce qui faisait pour l'instant office de Q.G.

- Julien, il faut que nous parlions.

Aïn fit mine de se retirer, mais Tannder l'arrêta d'un geste.

- Restez, Aïn, s'il vous plaît. Cela vous concerne aussi.

Ayant soigneusement refermé la porte, il poursuivit :

- Il est évident que la sécurité n'est pas ce qu'elle devrait être. Quelqu'un renseigne nos ennemis. Quelqu'un de proche.

- Je vous assure que ce n'est pas moi.

- Il n'y a pas matière à plaisanter, Sire. Peu de personnes étaient au courant de votre visite à Kardenang.

- Il suffit qu'un espion sur place ait remarqué mon arrivée.

- L'attaque s'est produite moins de dix minutes après votre arrivée. Or, Aïn vous confirmera qu'on n'envoie pas un ghorr de cette façon, dans un endroit précis, sans un minimum de préparation.

- C'est vrai, Julien. Il faut être prêt à l'avance pour réussir ce genre d'exploit.

- Bon, dites-moi ce que vous avez sur le cœur.

- Depuis le début de cette histoire, nous nous efforçons de ne rien planifier à l'avance. Cette visite de Dillik à sa famille a été décidée hier soir. Seules quelques personnes étaient au courant. C'est à dire vous, moi, Xarax, Aïn, Dillik, Niil, Ambar et Maître Sandeark.

- Et l'équipe de sécurité.

- Non. Je ne l'avais pas informée. Ce n'était pas nécessaire, du fait qu'une autre équipe, connue de moi seul, se tient en permanence à Kardenang et s'assure que rien de suspect ne se produit dans l'auberge ou sur votre bateau, lorsqu'il est à quai. Karik non plus, ne savait rien et il était avec moi sur Zenn R'aal.

- Ça ne nous avance pas beauc... Sandeark !

- J'en ai peur.

Julien se leva brusquement, l'air hagard.

- Mais il est justement avec Ambar, en ce moment !

- Il n'y est plus depuis quelques minutes. J'ai pris la liberté d'anticiper vos ordres. Il est actuellement en compagnie de deux gardiens et de Xarax. Voulez-vous le voir avant que je l'emmène pour qu'il soit sondé ?

- Ça ne servira pas à grand chose, mais oui, je veux voir sa tête, maintenant qu'il est découvert.

- On ne lui a pas encore dit pourquoi il est arrêté, mais il doit commencer à s'en douter.


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Assis sur sur une chaise dans la petite bibliothèque où on l'avait consigné, Maître Sandeark ne semblait pourtant pas aussi inquiet qu'il aurait dû l'être. Il voulut se lever à l'entrée de Julien, mais l'un des Gardes le força à demeurer assis. C'est Tannder qui brisa le silence qui s'installait.

- Savez-vous pourquoi vous êtes ici ?

- Si vous voulez dire, dans la bibliothèque et gardé comme un criminel dangereux par deux hommes et un haptir, j'ai eu le temps d'y réfléchir un peu, et je suis parvenu à la conclusion que vous me soupçonnez d'être pour quelque chose dans ce qui s'est produit à Kardenang. Est-ce que je me trompe ?

- Non.

- Je suppose aussi que vous allez demander à ce que je sois sondé, et compte tenu de la nature du crime en question, mon cerveau risque de ne plus être au mieux de sa forme une fois que les enquêteurs auront constaté mon innocence.

- Ou votre culpabilité.

- Pardonnez-moi mais, à moins qu'ils ne fassent eux-même partie de quelque impossible complot, ils ne peuvent pas me déclarer coupable. Je sais, moi, que je n'ai rien fait de ce que vous imaginez. Aussi, je dois vous mettre en garde. Si ce qu'on murmure est exact, ce genre d'enquête, en plus d'être extrêmement désagréable et dommageable pour le sujet, risque de durer plusieurs jours. Des jours pendant lesquels vous serez persuadé de tenir votre traître. Encore une fois, quelle que soit votre opinion sur la question, je sais que ce n'est pas moi. Et pendant ces quelques jours, vous continuerez d'être à la merci d'un adversaire que vous penserez avoir démasqué. Je ne dirai pas que je n'ai pas peur à l'idée de ce qui m'attend, je suis terrorisé. Mais mon premier devoir est de protéger le Gardien des Neuf Mondes. C'est pourquoi je vous conjure de continuer à chercher ailleurs pendant qu'on m'interroge.

Cette tirade, débitée avec calme impressionna sérieusement Julien. Bien sûr, l'homme pouvait jouer la comédie, mais il ne voyait vraiment pas dans quel but.

- Maintenant, poursuivit Sandeark, peut-être pourriez-vous me dire ce qui vous amène à penser que j'aurais pu tremper dans une telle infamie. À part le fait, bien sûr, que je suis une pièce récemment rapportée à votre équipe.

- En effet, dit Tannder. Eh bien, pour commencer, vous avez fait des pieds et des mains pour être intégré au groupe. Vous êtes même allé jusqu'à proposer de renoncer à votre traitement.

- C'est vrai. Le désintéressement est toujours hautement suspect. Je suppose que c'est lorsque vous l'avez appris que vous avez commencé à vous méfier. Mais cela seul ne suffit pas à m'accuser.

- Pour effectuer une attaque comme celle-ci, poursuivit Tannder, il fallait savoir précisément quand Sa Seigneurie se rendrait à l'auberge. Or, la décision d'aller à Kardenang a été prise hier soir et seules huit personnes en étaient informées.

- Si vous me comptez parmi ces huit personnes, vous faites erreur. Je n'ai appris cette excursion que ce matin, de la bouche de Sire Ambar. En fait, il me l'a dit lorsque Dillik est venu prendre congé. Il s'en souviendra sûrement, nous abordions l'étude du théorème de Dzal Niyang.

- Vous avez pu l'apprendre de quelqu'un d'autre.

- Vous savez que je ne l'ai pas appris de vous. Sa Seigneurie confirmera qu'elle ne m'en a rien dit. L'Honorable Maître Aïn, ici présent, vous dira la même chose, tout comme Sire Niil si vous prenez la peine de le lui demander. Quant à l'honorable Xarax, je suis certain que son sens du secret est plus absolu encore que le vôtre. Mais, encore une fois, je sais que vous ne pouvez vous en tenir à ma parole et que je devrai, de toute façon, subir un sondage mental. Je vous demande seulement de ne pas vous laisser aller à l'illusion que vous tenez votre traître.

- Votre logique est imparable, Maître Sandeark. Mais, comme vous le dites si bien, mon devoir me dicte...

- Votre devoir, intervint Julien, vous dicte de me demander mon avis avant de remettre en liberté quelqu'un qui nous a peut-être, ou peut-être pas, trahis. C'est bien ce que vous alliez faire, n'est-ce pas ?

Tannder dut faire un effort visible pour se contenir. Il n'avait pas pour habitude de tolérer que l'on interfère avec ce qu'il estimait être son domaine de compétence et il n'avait par ailleurs, comme Julien le savait fort bien, aucune intention de relâcher Sandeark. Il parvint cependant à ne rien dire et se contenta de hocher la tête.

- Maître Sandeark, je vous ai écouté, et je dois dire que vous avez des arguments très convaincants. S'il ne s'agissait que de moi, je crois que je vous laisserais aller. Mais l'enjeu me dépasse. Il s'agit de l'Empire lui-même. Normalement, je devrais demander à l'Honorable Tannder de vous emmener sur Nüngen pour y être sondé. Pourtant, je ne voudrais pas être comme ces gens qui se cachent derrière la ''Raison d'État'' pour faire des choses pas très jolies, mais qu'ils disent être absolument nécessaires. Je vais donc vous faire une proposition. Il y a ici quelqu'un en qui j'ai une confiance absolue. Je lui dois plusieurs fois la vie et, d'une certaine façon, il est le gardien de ce que je considère comme mon honneur. Si vous êtes prêt à vous en remettre au jugement de l'Honorable Xarax, je m'estimerai satisfait de sa décision. Je dois aussi vous prévenir qu'il peut très bien décider de vous tuer tout-de-suite, même s'il n'a que l'ombre d'un doute vous concernant. Ce dont je suis certain, c'est qu'il est vraiment difficile de le tromper et que tous vos arguments n'auront aucune influence sur son jugement. Vous pouvez aussi tenter votre chance auprès des Maîtres des Arts Majeurs.

- Si vous confiez votre vie à l'Honorable Xarax, Sire, pourquoi devrais-je craindre d'en faire autant? Qu'il soit mon juge, et s'il doit me tuer, je saurai qu'au moins il le fait pour protéger l'Empire ainsi que son honneur l'y oblige.

- Fort bien. Xarax !

Xarax bondit sur les épaules de Sandeark et enroula sa queue autour de son cou. Aussitôt, le regard du mathématicien devint vacant et tout son corps, qui s'était crispé au contact soudain du haptir, se détendit au point qu'on put craindre un instant qu'il ne glisse de son siège. Quelques secondes plus tard, l'homme revint à lui et Xarax, déployant à-demi ses ailes, rejoignit Julien.

- Cet homme est loyal. Il n'a rien fait pour te nuire. Ou alors, il n'en a aucun souvenir. Mais je ne crois pas qu'il ait été manipulé, même à son insu. Il mourrait sans hésiter pour te défendre, comme c'est d'ailleurs son devoir. Je suis certain qu'il n'est pour rien dans tout ça.

Julien s'approcha de Sandeark et lui tendit la main.

- Levez-vous, Sandeark. J'espère maintenant que vous allez nous faire profiter de votre remarquable logique pour nous aider à découvrir par qui, et comment, nos ennemis sont renseignés. Tannder, cet homme est innocent et je serais heureux que vous fassiez confiance à Xarax sur ce point. Sandeark, allez retrouver votre élève et expliquez-lui ce qui s'est passé, s'il vous plaît.


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- Sire, je dois protester.

- Je sais Tannder. Et je m'excuse d'être intervenu comme ça, mais vous alliez envoyer Sandeark se faire sonder. Ce n'est pas moi qui vous reprocherai d'être méfiant, c'est votre rôle, mais ne le prenez pas mal si je ne suis pas toujours de votre avis. Et là, j'avais vraiment l'impression qu'il nous disait la vérité. Je sais bien que vous n'êtes pas convaincu, mais ce qu'il a dit est juste. Si nous avions cessé de chercher un traître parce que nous croyions l'avoir déjà trouvé, sans la moindre preuve solide, nous nous mettions à la merci du véritable coupable. Maintenant, dites-moi, est-ce que vous vous sentez capable de mentir à Xarax ?

- Je n'en sais rien. Mais là n'est pas la qu...

- Eh bien je ne vous conseille pas d'essayer un jour. Moi, je ne m'y risquerais pas. J'ai plus confiance en sa capacité de détecter un traître que dans tout le Conseil des Arts Majeurs réuni.

- Il n'empêche que...

- Tannder, nous perdons du temps. Si vous continuez à vous sentir offensé par ce qui vient de se passer, je crains que nous n'ayons de graves ennuis dans pas longtemps. Je suis d'avis que vous devriez essayer de vous servir de l'intelligence de Sandeark. Revoyez les événements avec lui, il y a certainement un indice qui nous a échappé.

- Bien, Sire.

- Et appelez-moi Julien. Ça n'est pas parce que vous êtes fâché qu'il faut me faire la gueule.

- Je ne suis pas fâché. Je suis vexé parce que je sais bien que vous n'avez pas tort. Je m'en vais trouver Sandeark. À tout-à-l'heure... Julien.


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Chapitre 12


Prophylaxie


Le Maître de Santé ne rayonnait vraiment pas l'optimisme. Julien n'avait pas encore vu Tenntchouk, mais un regard sur la face grave de l'homme grisonnant suffit à l'avertir que les nouvelles n'étaient pas bonnes.

- Pour l'instant, Sire, il est impossible de prévoir comment les choses vont tourner. L'homme est résistant, et en excellente condition, mais plusieurs organes sont touchés. Il a perdu une énorme quantité de sang, et cela seul est déjà très préoccupant, mais c'est un ghorr qui lui a infligé cette blessure et elle avait déjà commencé à noircir avant son arrivée ici. Je suis extrêmement inquiet. Je vais devoir préparer son ami pour le pire.

- Je suis son ami.

Le médecin parut s'enfoncer d'un cran supplémentaire dans la consternation.

- Oh ! Pardonnez ma maladresse, Sire. J'ignorais...

- Ça ne fait rien. Vous ne pouviez pas savoir. Je suis sûr que vous et vos collègues faites tout votre possible, mais sachez que je serais vraiment heureux qu'il s'en sorte. Et si vous avez besoin de quoi que ce soit...

- Nous avons déjà tout ce dont nous avons besoin. Il ne nous manque que des pouvoirs vraiment surnaturels que même l'Empereur des Neuf Mondes ne possède sans doute pas.

- Voulez-vous que je parle à son ami ? Je le connais bien, lui aussi.

- Si Votre Seigneurie pense qu'Elle pourra adoucir son malheur, j'en serais heureux, oui.

Julien se rendit dans la chambre où Tenntchouk était maintenu dans un sommeil profond où, au moins, il ne souffrait pas. Gradik dormait, lui aussi, épuisé par le choc et l'angoisse, dans un fauteuil installé à son chevet. Il était vêtu du laï bleu clair du personnel de la Maison de Santé. Comme Julien hésitait à s'approcher, il ouvrit des yeux encore rougis d'avoir pleuré.

- Ne bougez pas, Gradik. Je suis venu prendre de ses nouvelles et m'assurer que vous ne manquiez de rien.

Le marin se leva quand même. Il semblait avoir vieilli d'un coup d'une dizaine d'années.

- C'est bien gentil à toi, gamin. Mais t'as certainement mieux à faire.

- Gradik, Tenntchouk et vous, vous faites partie de ma famille.

- T'as sûrement vu les Maîtres de Santé. Qu'est-ce qu'y disent ? À toi, y vont sûrement pas raconter des histoires.

- Ils ne savent pas encore.

- Y va mourir, hein ?

- C'est possible. Mais ils disent qu'il y a encore un peu d'espoir.

- C'est grâce a toi qu'on s'est pas tous fait bouffer. Je t'ai même pas encore dit merci.

- Non, c'est grâce à lui. Sans lui, je serais mort avant d'avoir pu faire quoi que ce soit. Je vous jure que c'est la vérité. Il ne savait pas que je pourrais peut-être tenter quelque chose, mais il s'est quand même jeté sur le ghorr pour que je puisse au moins m'enfuir. Et je voudrais aussi vous remercier d'avoir empêché Niil d'en faire autant.

- Un moment, j'ai bien cru qu'il allait me tuer, avec son drôle de p'tit machin. Mais quand t'as disparu avec le ghorr, y s'est calmé tout de suite et on s'est précipités pour aider Tenntchouk.

- Gradik, je sais que vous êtes terriblement inquiet, mais ne perdez pas espoir. J'ai demandé à ce qu'on me tienne informé de son état. Je viendrai aussitôt qu'il se réveillera. Insistez pour qu'on me prévienne tout-de-suite.

- Et... s'y se réveille pas ?

- S'il ne se réveille pas, je viendrai aussi, pour être avec vous et faire ce qui doit être fait. Mais on n'en est pas là.

- Et comment qu'y z'ont su que t'étais là ?

- C'est que qu'on cherche à découvrir. Quelqu'un les a sans doute renseignés, mais pour l'instant, on ne voit pas encore qui.


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Tannder avait suggéré qu'ils changent de résidence, mais il avait dû reconnaître que tant qu'on n'aurait pas colmaté la brèche dans la sécurité, c'était un peu vouloir se rassurer à bon compte. Aussi, c'est avec le bruit de fond maintenant familier des hurlements assourdis d'une tempête polaire que se tint la réunion du soir.

- Maître Sandeark a développé une théorie intéressante, annonça Tannder, mais j'avoue que s'il a raison, cela va considérablement modifier notre tâche.

Julien se tourna vers le mathématicien.

- Je suis sûr que Niil et Aïn sont aussi impatients que moi de vous entendre.

- Eh bien voilà. Les éléments du problème sont relativement simples et peu nombreux. Nous avons une information : le fait que vous vous rendrez à Kardenang à une date précise. Nous savons que pour être utile, cette information doit être connue plusieurs heures au moins à l'avance. Cela exclut qu'elle ait été transmise depuis Kardenang par quelqu'un qui aurait constaté votre arrivée.

- On peut aussi imaginer qu'ils se soient tenus prêts, en alerte permanente, et que l'action ait été déclenchée par l'arrivée de Julien, intervint Niil.

- Sans doute, mais on parle ici de ghorrs. Et Maître Subadar, dit-il avec un mouvement de la tête en direction de celui-ci, nous a affirmé qu'il était impossible, à sa connaissance, de faire une telle chose. Ceux qui les utilisent les gardent dans un sommeil artificiel et les réveillent deux ou trois heures à l'avance. Ce genre d'opération est totalement incompatible avec une action au pied levé.

- De plus, ajouta Subadar, s'ils ne disposent pas de la complicité d'un passeur, cela implique qu'ils aient recours à une entité du genre Neh kyong, et cela ne s'improvise pas.

- Bref, poursuivit Sandeark, l'ennemi a eu connaissance de cette information au minimum deux heures avant l'attaque. Et ce délai est sans doute largement sous-estimé. Or, cette décision a été prise ici, alors que deux personnes seulement avaient la possibilité de quitter la maison. Ces deux personnes: Sire Julien et Maître Aïn doivent être mises hors de cause pour des raisons évidentes.

Tout le monde semblant être d'accord, il continua :

- La question qui se pose se résume à ceci : comment une information a-t-elle pu quitter cette maison et voyager suffisamment vite pour atteindre notre ennemi à temps pour lui être utile puisque que les deux seuls Passeurs ayant eu connaissance de cette information sont hors de cause ?

- Une radio !

Tout le monde se tourna vers Julien.

- Sur Terre, on a un moyen d'envoyer des messages instantanément, et très loin. On peut même envoyer des images.

- Exactement, Sire, confirma Sandeark avec un grand sourire. Je n'avais pas connaissance d'une telle technologie, mais L'Honorable Tannder, quand je lui ai fait part de mes réflexions, m'a dit qu'une telle chose existait et que certaines des armes interdites y avaient recours pour leur guidage à distance. Si vous le voulez bien, ne nous préoccupons pas pour l'instant de la façon de procéder et considérons maintenant qu'il est possible d'envoyer cette information dont nous parlons. Il nous reste à déterminer qui a pu le faire. Dans l'absolu, n'importe lequel de ceux qui connaissaient le projet de visite à Kardenang aurait pu transmettre un tel message. Mais je suppose que tout le monde ici sera d'accord pour affirmer que c'est hautement improbable.

Personne ne profita des quelques secondes de silence qu'il laissa s'écouler pour le contredire.

- Donc, quelqu'un ici a fait une action qu'il ne peut pas avoir commise. Du moins, pas consciemment.

- On peut avoir posé des micros.

- Pardon, sire ?

- Euh... Des microphones. Des petits appareils qui entendent ce que vous dites. Chez nous, les espions installent des trucs comme ça dans les téléphones ou les prises de courant... Pardon. Continuez, je vous en prie.

- Je ne connais pas les appareils dont vous parlez, mais nous avons examiné avec l'Honorable Tannder la possibilité qu'on ait installé quelque chose de ce genre ici, dans la maison. Cela peut difficilement avoir été réalisé avant notre arrivée, qui s'est faite totalement à l'improviste. Si l'on veut bien écarter pour le moment l'hypothèse d'un traître parmi les membres de l'équipe de sécurité, il existe peu de solutions à notre problème. Si l'ennemi a choisi d'attaquer à l'auberge, c'est parce que les conditions y sont meilleures que dans un lieu à destination officielle ou militaire. La surveillance n'y est pas aussi stricte et, de plus, n'importe qui, ou presque, peut s'y rendre et même y séjourner sans attirer l'attention. D'autre part, pour savoir quand frapper, il suffit de connaître l'emploi du temps de Dillik. Si j'étais à la place de notre adversaire, je concentrerais mes efforts sur Dillik. Et c'est à ce point de la réflexion que l'Honorable Tannder a fait merveille. Mais, je pense qu'il vous expliquera mieux que moi comment il a procédé.

-Je suis parti du principe que des capteurs d'informations suffisamment petits pour être dissimulés dans les affaires ou les vêtements de Dillik existaient. En effet, il était la cible la plus évidente et celui dont il était le plus facile de modifier les possessions. J'ai fait examiner tous ses effets par une équipe de scientifiques actuellement en train d'étudier les armes interdites. Ils n'ont pas tardé à découvrir ce qui pourrait bien être ce que nous cherchons. Ce sont de minuscules grains de métal introduits dans les ourlets de certains de ses vêtements. Examinés sous un fort grossissement, ils révèlent leur nature d'artefacts et il y a fort à parier qu'il s'agit bien des transmetteurs dont nous soupçonnons l'existence. Malheureusement, ils ne sont pas originaires des Neuf Mondes et leur principe de fonctionnement nous échappe encore. On est en train vérifier les vêtements de tout le monde, y compris ceux qui vous étaient destinés et l'on n'y a encore rien découvert. Ils seront cependant détruits par simple précaution. Le principal problème réside dans le fait que nous n'avons aucune idée du principe utilisé. Ces choses n'émettent pas le type d'énergie qu'utilisent les transmetteurs de nos armes. S'ils émettent quelque chose, nous sommes pour l'instant incapables de le détecter. Nous ne pouvons même pas être certains qu'il s'agit vraiment de ce que nous supposons. Pourtant, nous pouvons être raisonnablement sûrs que ces transmetteurs ne permettent pas de nous localiser avec suffisamment de précision pour permettre un transport, sans quoi, il aurait été plus efficace, par exemple, de lâcher le ghorr ici, dans votre clos, en pleine nuit.

Julien frémit à cette idée.

- Nos Maîtres des Arts Majeurs, poursuivit Tannder sont bien décidés à percer le mystère de cette technologie ou, à tout le moins, à avoir une idée précise de ce qu'elle accomplit. Mais maintenant, nous avons une piste : quelqu'un à Kardenang a implanté les transmetteurs et nous finirons bien par trouver comment. Aussi, nous avons décidé d'en laisser deux en activité. Ils étaient vraiment très bien dissimulés. Nous nous en servirons pour désinformer l'adversaire. Nous lui ferons croire que nous avons détecté les autres et que nous sommes certains d'être débarrassés de tous les appareils. Je m'occuperai personnellement de laisser filtrer quelques informations justes, mais sans utilité réelle, pour pouvoir au besoin en fournir de fausses ou subtilement déformées lorsque nous en saurons plus sur l'ennemi.

- Et vous êtes sûr qu'il n'y a pas de ces engins cachés ailleurs ?

- Nous en sommes à peu près persuadés, mais nous ne pouvons avoir de certitude tant que nous ne tenons pas celui qui les a implantés. Toutefois, il me semble extrêmement peu probable que qui que ce soit ait pu venir ici, en cette saison, et installer quoi que ce soit alors que notre équipe de sécurité veille en permanence. Mais puisque vous soulevez le problème, voilà ce que je propose : nous nous comporterons normalement dans cette maison pour tout ce qui concerne nos activités courantes, mais tout ce qui concerne notre stratégie et les sujets sensibles comme le genre de réunion que nous tenons actuellement pourra être déplacé vers un lieu choisi au hasard parmi quelques uns que je vais m'employer à faire sécuriser à cet effet. Je vais aussi faire préparer une autre résidence où nous nous transporterons dès que possible. Il reste un dernier point. Les professeurs des enfants constituent un risque majeur. Non pas que leur loyauté puisse être mise en doute, mais il est toujours possible qu'ils laissent échapper un indice concernant le lieu où ils sont transportés. De plus, ils sont tout aussi susceptibles d'être, à leur insu, porteurs de transmetteurs. Nous nous trouvons donc devant une alternative : soit ils se voient consignés à la résidence, soit il faudra se passer de leurs services. Or je crains que tous ne partagent pas le sens aigu du devoir de Maître Sandeark...

- Les chers petits vont avoir des vacances, murmura Julien, ça va leur plaire...

- Ils risquent surtout de s'ennuyer horriblement. Aussi, j'ai pensé que l'on pourrait, pendant un temps, leur trouver des professeurs parmi les membres de mon Ordre. Certains sont trop âgés pour prendre part à des opérations de terrain, mais ils sont suffisamment érudits pour dispenser un enseignement de grande qualité. Si nous les choisissons veufs ou célibataires, ils ne seront pas rebutés par le fait de ne pas pouvoir rentrer chez eux. De plus, ils veilleraient au respect des règles de sécurité.

- Il ne faudrait quand même pas que Dillik et Ambar se retrouvent avec trois ou quatre vieux briscards constamment sur le dos !

- Ce sont en général des gens respectueux des règles, et si on leur précise que leur autorité ne s'exerce que dans le cadre précis de leurs cours, ils ne harcèleront pas les garçons. J'ai en tête quelques noms qui pourraient convenir.

- Je suis d'accord, mais vous conservez la haute main sur leur éducation. Ils vous respectent suffisamment pour ne pas être tentés de faire quoi que ce soit qui pourrait vous déplaire. À propos, Karik fait aussi partie de l'opération. Où est-il ?

- Il a pris pension à Kardenang comme aide cuisinier de l'auberge. Maîtresse Nardik est ravie de l'avoir près d'elle et il peut être mes yeux et mes oreilles sur place. Il est assez peu probable que l'ennemi essaie de nouveau la même tactique et tente d'implanter des transmetteurs dans les vêtements de Dillik, mais il voudra certainement garder un œil sur l'auberge dans l'espoir d'y découvrir un renseignement utile.

- Bien. Maintenant, si Niil ne voit pas d'objection à ce que son petit frère soit confié à des brutes militaires, je pense que nous pouvons approuver vos propositions et nous retirer pour profiter du peu de vie privée qui nous reste.


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