Chapitre 7


Si vis pacem...


Sire Aldegard, Sire Tahlil et Maître Subadar arrivèrent alors que Julien et ses compagnons terminaient de s'installer dans la maison de service mise à leur disposition par la Famille d'Aïn et un conseil fut aussitôt organisé auquel assistaient aussi Aïn, Niil, Tannder et bien sûr Julien lui-même. À la demande de ce dernier, Sire Aldegard menait les débats.

- Sire, nous nous trouvons confrontés à une situation qui ne s'est encore jamais produite depuis la fondation du R'hinz. Nous n'avons aucune idée de la nature de notre adversaire. Tout ce que nous en savons se résume à quelques faits et à des suppositions. Je commencerai par les faits. Nous sommes raisonnablement certains qu'on peut attribuer à cet adversaire l'attentat dont vous avez réchappé. Il y a une forte probabilité, étant donné la nature de l'arme utilisée, que cet adversaire soit originaire d'un monde qui n'appartient pas au R'hinz et qui n'est pas non plus la Terre. Cet adversaire a été capable de manipuler sans laisser de trace l'esprit d'un membre du personnel de ma Maison. Il possède aussi une connaissance approfondie du fonctionnement de notre société et semble savoir précisément qui vous êtes et être conscient de votre rôle capital en tant que ciment de l'Empire, sans parler du rôle indispensable que vous êtes appelé à remplir dans la perpétuation des Arts Majeurs. À la lumière de ce qui vient de se produire, on est en droit de se demander si votre disparition récente et celle, plus ancienne, qui nous a privés si longtemps de votre présence ne sont pas aussi l'œuvre de ce même ennemi. L'attaque dont vous avez été victime en volebulle ainsi que celle qui s'est déroulée dans la Rotonde océane ont vraisemblablement la même origine. Voilà pour les faits. En ce qui concerne les suppositions, elles sont sujettes à caution, mais il convient quand même de les mentionner. D'abord, on peut raisonnablement penser que l'ennemi maîtrise l'Art des Passeurs ou, ce qui me paraît hautement improbable, qu'il s'est assuré les services de Passeurs. Le fait que ses attaques sont pour l'instant uniquement dirigées contre vous tend à indiquer qu'il n'a pas l'intention, ou les moyens, de tenter une invasion de nos territoires. Son but est certainement de nous affaiblir en s'attaquant au sommet de la structure des Neuf Mondes. Ce qu'il compte faire une fois qu'il y sera parvenu, nul n'est en mesure, pour l'instant, de l'imaginer vraiment, mais la façon dont il a décidé d'établir le contact n'augure rien de bon. En ce qui me concerne, ma science s'arrête là.

- Merci, Aldegard. Je dois malheureusement compléter votre exposé et vous informer de quelque chose que je préférerais ne pas ébruiter. Les Corps Dormants, au Palais, sont morts. Il n'est pas possible de savoir quand exactement ils ont été tués, mais Xarax m'affirme qu'il sont bien morts.

Aldegard prit une inspiration pour parler, mais Julien l'arrêta d'un geste.

- Je sais à peu près ce que vous allez dire. C'est d'ailleurs pour ça que je ne vous en avais pas encore averti. Je ne pense pas qu'il soit prudent de chercher à me cacher sous prétexte que je n'ai plus de corps de rechange. C'est certainement ce que l'ennemi a prévu que je ferais. Ça lui laisserait le champ libre pour répandre la rumeur que l'Empereur est mort ou qu'il a peur, ou qu'il est trop faible pour se défendre, ou n'importe quoi d'autre qui saperait le moral de tout le monde. En plus, je serais coincé quelque part où il finirait forcément par me trouver. Je préfère, si possible, le trouver d'abord et l'affronter où et quand nous choisirons de le faire.

- Avec votre permission, Sire, intervint Tannder, je voudrais aussi attirer l'attention sur l'emploi de ghorrs lors de la suite de la première attaque. Cela implique soit que l'ennemi a partie liée avec un cercle des Arts Ténébreux, soit qu'il existe un deuxième adversaire qui agit pour son propre compte. Dans l'un et l'autre cas, c'est extrêmement inquiétant.

- Effectivement, et je pense que les choses ne vont pas se régler toutes seules. Je crois qu'il faut faire exactement ce que des conseillers raisonnables n'oseraient pas proposer. Ça aura au moins l'avantage de dérouter un peu l'ennemi. Donc, je ne vais pas me terrer dans un trou. Je pense aussi que des conseillers raisonnables feraient tout leur possible pour que l'affaire ne s'ébruite pas, histoire d'éviter la panique. Je crois donc qu'on devrait, au contraire publier l'information. Les gens auront peut-être peur, mais ça ne facilitera pas le travail de ceux qui tenteraient de faire courir des rumeurs. De plus, si les messages à la population sont bien rédigés, on pourra sans doute arriver à la mobiliser et, au cas où les choses tourneraient vraiment mal et qu'on doive se battre contre un envahisseur, il sera plus facile de résister. Qu'en pensez-vous, Aldegard ?

- J'espère sincèrement que nous n'aurons pas à mener un combat à grande échelle, Sire, mais peut-être vaut-il mieux, effectivement, informer la population alors que les choses n'ont pas encore pris une tournure catastrophique.

- Quelqu'un a d'autres idées ?... Subadar ?

- Oui, Sire. Je vais réunir le Cercle des Arts Majeurs et ordonner une surveillance particulière pour détecter toute activité suspecte dans les domaines interdits. Il y a trop longtemps que la surveillance n'est plus ce qu'elle devrait être. Et si les faits ne sont plus tenus secrets, nous allons pouvoir lancer une étude approfondie et multiplier les enquêtes sans avoir à inventer des prétextes. Je pense aussi que nous allons prendre contact avec tous les Neh kyongs actuellement connus. Il est d'ailleurs probable que nous devrons faire appel a vous dans certains cas.

- Je suis à votre disposition pour tout ce que d'autres ne peuvent pas faire, bien entendu. Mais essayez de vous souvenir que j'aurai certainement beaucoup d'autres choses à faire.

- Cela va de soi.

- Tannder, vous voulez dire quelque chose ?

- Oui, Sire. Je voudrais solliciter de ce conseil la permission pour mon Ordre d'entraîner et d'armer de petites unités de combat partout où cela sera possible dans le R'hinz. J'aimerais aussi avoir l'autorisation de former quelques unités d'élite à l'usage d'armes explosives, aussi bien lourdes que légères.

- Une telle décision, intervint Aldegard, ne peut être prise que par le Conseil des Miroirs.

- Ou par l'Empereur lui-même, s'il le décide, ajouta Tahlil. J'ai dû récemment relire les ''Règles, Traditions et Coutumes des Neuf Mondes'' avant ma nomination, expliqua-t-il.

- Je crois, déclara Julien, que je préfère réunir le Conseil des Miroirs. D'où je viens, on a tendance à se méfier de ceux qui se font donner les pleins pouvoirs. Je pense qu'Aldegard pourra s'occuper d'organiser cette réunion au plus vite. J'appuierai la décision du Conseil quelle qu'elle soit. Je voudrais que Niil soit autorisé à agir en mon nom pour toutes les affaires courantes. Je voudrais aussi qu'il soit habilité à délivrer des Mandats Impériaux. Il ne faut pas que toute la machine soit paralysée si j'ai a disparaître quelques jours pour m'occuper d'une affaire urgente. Tahlil, pouvez-vous préparer ce qui concerne la campagne d'information ?

- Oui, Sire.

- Si qui que ce soit a besoin d'argent, Niil en fournira sur la Cassette Impériale en attendant que des fonds soient votés et débloqués ailleurs. J'aimerais bien que vous l'aidiez tous à recruter le personnel administratif pour gérer tout ça.

- Qui sera chargé de votre sécurité ? demanda Aldegard.

- Xarax m'accompagne partout. Je pense que Tannder peut organiser une équipe de spécialistes pour sécuriser les lieux où nous resterons quelque temps. Ça doit être dans ses cordes.

- Effectivement, Sire. Je m'en charge.

- Pour le reste, je pense faire comme on avait prévu : je vais me déplacer constamment sans prévenir de mon itinéraire. Aïn pourra s'occuper d'organiser les équipes de liaison avec les Passeurs. Tout le monde ici doit pouvoir être contacté à tout moment.

- Et que deviennent ceux qui vous accompagnent en ce moment ? s'enquit Aldegard.

- Karik shel Tannder, comme son nom l'indique, est sous la responsabilité de son Maître, qui décidera de son sort. Le fait qu'Ambar des Ksantiris et Dillik fils de Dendjor me sont proches est connu de tous et ils seraient des cibles idéales pour qui cherche à m'atteindre. Ils restent avec moi tant que je ne suis pas directement engagé dans une opération où ils me gêneraient.

- Et vos parents ?

- Quand je leur aurai expliqué la situation, mes parents décideront eux-mêmes de ce qu'ils veulent faire. Maintenant, si personne ne voit autre chose à régler d'urgence, je propose que nous mettions fin à cette réunion.

Maître Subadar émit un toussotement discret :

- Une dernière chose, Sire. J'aimerais qu'une équipe de Maîtres des Sciences de la Vie puisse discuter avec vous de la possibilité de créer de nouveaux Corps Dormants.

- D'accord, l'idée ne m'enchante pas, mais je comprends que ça vous préoccupe. Maintenant, je crois qu'il est largement temps de passer à table et, si ce n'est pas abuser de votre hospitalité, Aïn, Je serais heureux que ceux qui le peuvent restent pour partager ce repas.


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Aldegard et Subadar s'excusèrent, mais Tahlil accepta volontiers l'invitation. La maison de service qui accueillait les hôtes d'Aïn n'offrait certes pas le luxe de la Tour des Bakhtars, mais elle était aménagée confortablement et répondait aux besoins des humains. Contrairement aux résidences des passeurs, elle était construite entièrement au-dessus du niveau du sol et aurait aisément pu passer, sur terre, pour un confortable refuge de montagne, sans les inconvénients de l'altitude. Le personnel humain attaché à la Famille d'Aïn, conscient de l'importance de ses hôtes, avait bien fait les choses et le repas était un exemple d'habileté culinaire. Cependant, l'humeur n'était pas aux agapes et la conversation s'orienta bientôt vers des sujets peu réjouissants.

- Tannder, demanda Julien, je n'ai pas voulu m'étendre sur le sujet tout-à-l'heure, mais où allez-vous prendre les armes dont vous avez parlé ? Il s'agit bien d'armes interdites, n'est-ce pas ?

- Oui. Il est absolument interdit de les utiliser ou même d'en posséder. Le siège de mon Ordre sur les trois mondes humains est autorisé à détenir quelques exemplaires de chacune de ces armes afin que leur usage ne soit pas entièrement perdu. En effet, l'on avait de bonnes raisons de croire qu'il n'existait pas d'autres mondes à portée de communication, et ce qui est en train de se produire n'est jamais arrivé auparavant, mais a toujours été considéré comme une possibilité, si ténue soit-elle, et il aurait été ridicule de se priver délibérément de tout moyen de défense. Par contre, il a été décidé d'un commun accord de ne pas donner aux habitants des Neuf Mondes le moyen de s’entre-tuer plus qu'il n'est indispensable dans des sociétés où l'agressivité va souvent de pair avec la vitalité.

- Mais qu'est-ce que vous comptez faire avec vos quelques armes ? Vous n'en avez certainement pas assez pour repousser une attaque un peu décidée. Vous compter en fabriquer ? Ça risque d'être difficile. Pardonnez-moi, mais à part les volebulles, je n'ai pas vu beaucoup de mécanique dans ce que je connais du R'hinz.

- Dans un premier temps, et à moins que les choses ne tournent vraiment très mal, ce ne sera pas nécessaire. Il existe des dépôts d'armes de ce type.

- Je croyais que tous les dépôts clandestins avaient été détruits à chaque fois qu'on les trouvait.

- Certes, mais il existe d'autres dépôts. Et une seule personne, dans tout l'Empire sait comment y accéder.

- Attendez, laissez-moi deviner. Cette personne, c'est moi, n'est-ce pas ? Et naturellement, il va falloir me sonder pour retrouver ce souvenir.

Tannder sourit.

- Eh bien, Julien, pour une fois vous vous trompez. Pas de beaucoup, mais ce n'est pas vous.

- C'est Xarax ?

- Lui-même. Et il va devoir nous y conduire dès que le Conseil des Miroirs aura donné son accord.

- Si, le Conseil donne son accord. Je n'ai pas l'intention de lui forcer la main, ni même d'intervenir.

- Je ne vous comprends pas.

- Je pense qu'une décision comme celle-là ne doit pas être prise par moi. On m'appelle peut-être l'Empereur, mais je n'ai pas envie de devenir un dictateur. Quelqu'un qui gouverne sans tenir compte des autres, ajouta-t-il devant l'air perplexe de Tannder. De plus, j'ai lu, il n'y a pas très longtemps, une légende d'un peuple de la Terre qu'on appelle les Grecs. Dans cette histoire, une jeune fille, Pandore, ouvrait une boîte qu'elle aurait dû laisser fermée et tout les maux et les maladies en sont sortis et se sont répandus sur la Terre. Elle avait bien essayé de la refermer, mais elle n'a pas pu le faire assez vite. La seule chose qui est restée dans la boîte, c'est l'espérance. Eh bien, j'ai peur que ces dépôts d'armes soient un peu comme cette maudite boîte de Pandore. Je viens d'un monde littéralement empoisonné par les armes. Il y en a partout. Il y a même suffisamment d'armes atomiques, comme celles de Tchiwa Ri Kor, pour détruire plusieurs fois la planète. Alors ce n'est pas moi qui prendrai la décision d'ouvrir la boîte parce que je ne sais pas si je pourrai la refermer avant qu'il soit trop tard.


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Chapitre 8


Élémentaire...


Julien décida d'aller voir ses parents dès la fin du repas. Il craignait que l'entrevue ne soit difficile et il décida de se débarrasser au plus vite de l'épreuve. Il les trouva à leur nouvelle maison, alors qu'ils s'apprêtaient à se rendre à Aleth. Ainsi qu'il le redoutait, sa mère prit très mal l'annonce d'une menace de guerre.

- On n'en finira donc jamais !? Nous avons déjà dû subir les Boches. Tes grands parents sont morts sous les bombardement des Américains. Et voilà que ça recommence ici !

- Maman, on n'en est pas là. Simplement, il faut qu'on prenne des précautions. Ce serait idiot de...

- Ce serait idiot de rester ! Rentre à la maison. Tu ne leur dois rien, après tout ! Ils ne t'ont pas demandé ton avis pour t'envoyer ici.

- On a déjà discuté de ça. Tu sais bien que ça n'est pas aussi simple. Mais si vous voulez rentrer sur Terre, je suis certain qu'Aïn trouvera un moyen de vous transporter.

- Tu ne t'imagines tout de même pas qu'on va te laisser ici !?

- Franchement, je ne sais pas ce qui est le mieux. Vous n'avez pas besoin d'être ici. Je serais certainement plus tranquille de vous savoir hors de danger.

- Si tu viens avec nous, toi aussi, tu seras hors de danger. Qu'est-ce qui te prend de vouloir jouer au général ? Toute ton expérience de la guerre, c'est les jeux des scouts !

- Isabelle, s'il te plaît, arrête. Il n'est pas responsable de la situation. Tout ce qu'il veut, c'est nous aider à y faire face. Ne lui rendons pas la tâche plus difficile qu'elle ne l'est déjà. Il nous a déjà expliqué pourquoi il ne servirait à rien qu'il retourne sur Terre. Ceux qui veulent le tuer finiraient par le retrouver et ça ne servirait sans doute qu'à leur donner l'idée d'envahir la Terre, par dessus le marché !

- Alors quoi ?! Qu'est-ce qu'on doit faire d'après toi ?! Rester ici à attendre que les bombes commencent à tomber ?!

- Si tu veux rentrer, je suis d'accord. On pourra certainement régler les détails pratiques sans trop de difficulté.

- Tu sais bien que je rentrerai pas sans Julien.

- Maman, je ne peux pas partir d'ici. Mais vous allez avoir un bébé. Je comprends que ça te préoccupe. Tu ne veux pas qu'il subisse une guerre.

- Soyons réalistes, intervint Jacques Berthier, la probabilité d'une guerre n'est pas moins grande sur Terre. Déjà, on se bat un peu partout en permanence. Au Viet-Nam, pour ne pas parler du reste. Il y a de fortes chance, hélas, pour que les Russes ou les Américains finissent par appuyer sur le mauvais bouton. Je pense qu'il n'est pas plus dangereux de rester ici. Et si on reste, je n'ai pas l'intention de me tourner les pouces. Moi, j'ai l'expérience du combat, malheureusement. L'Algérie n'était pas une partie de plaisir. Et je suis officier de réserve. Je commence a aimer les gens d'ici, et s'il faut se battre pour les défendre, je suis volontaire. Tout ce que je demande, c'est qu'on me donne autre chose qu'un arc ou une arbalète.

- Si c'est ce que tu veux, je le dirai à Tannder. Je suis sûr qu'il sera content d'avoir l'avis de quelqu'un qui connaît ce genre de choses. Ici, ils n'ont pas eu de guerre avec des armes à feu depuis des millénaires. Mais rien ne dit qu'il y aura vraiment la guerre. Pour l'instant, on se prépare, c'est tout. Et bien sûr, on cherche à savoir qui nous attaque. De toute façon, vous avez encore le temps de réfléchir, et si vous décidez quand même de partir, personne ne vous en voudra. En attendant, une équipe de sécurité va venir ici ce soir ou demain. Tannder les amènera lui-même et il m'a promis qu'ils ne vous gêneront pas. Maintenant, je vais devoir repartir, mais Wakhann pourra me joindre à tout moment si nécessaire. Aïn est en train de lui donner des instructions pour ça. Il a aussi ordre de vous évacuer vers un site de repli au cas où il y aurait urgence.


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Il n'y avait peut-être pas encore urgence, mais Aïn décida qu'il était temps d'accélérer l'éducation de Julien.

- Je crois que les klirks ne vous poseront pas de problème. Pour résumer, vous avez employé avec succès les klirks communs, qui mènent à la Table d'Orientation. Les klirks dédiés, tel celui qui vous a pour la première fois transporté sur Nüngen, emmènent le Passeur directement à une destination, et une seule, celle dont ils portent le symbole. On peut dire qu'ils créent un raccourci qui évite la Table. Ces deux sortes de klirks sont utilisables par tous les Passeurs et la grande majorité n'en utilise jamais d'autres. Ils suffisent à assurer toutes les communications au sein du R'hinz. Il existe aussi des klirks-cibles. Ils sont personnels à chaque Maître Passeur. Vous vous souvenez sans doute que j'en ai déposé un sur votre bateau. Ces klirks ne sont utilisables que par le Passeur qui les a signés et ils agissent un peu comme des klirks dédiés en ce sens qu'ils ne nécessitent pas un passage par la Table, mais contrairement aux klirks dédiés, ils ne sont que des balises de destination. Pour les utiliser, il faut être capable de sauter dans l'En-dehors. Seul un Maître Passeur peut faire cela. Enfin, il existe encore des klirks-balises. Seul le Conseil des Passeurs peut en autoriser l'emploi. Ils servent à guider la navigation vers une destination nouvelle. Théoriquement, lorsque je suis allé sur Terre, j'aurais pu y laisser un klirk-balise et ouvrir une route vers votre monde. Bien sûr, je m'en suis abstenu. Il n'est pas question de guider qui que ce soit vers la Terre. Maintenant, il est impératif que vous puissiez vous affranchir des contraintes liées à l'usage des klirks communs et même, comme un petit nombre de Maîtres Passeurs, que vous soyez à même de voyager sans l'aide d'aucun klirk.

- La dernière fois que j'ai vu l'En-dehors, j'ai bien failli y rester. Sans Xarax, j'y serais encore. Et certainement complètement fou.

- Lorsque vous avez vu l'En-dehors, vous n'étiez pas préparé et vous veniez de subir un choc qui a failli vous tuer. L'En-dehors n'effraie que ceux qui ignorent sa vraie nature ou ceux qui sont incapables d'un minimum de contrôle sur leur esprit. Vous avez appris à contrôler votre esprit. Votre rencontre avec le Neh kyong Tchiwa Ri Kor en est la preuve. Maintenant, je vais vous dire ce que vous devez savoir de l'En-dehors. Longtemps, personne n'a eu la moindre idée de sa nature et et les Passeurs l'affrontaient simplement armés de leur courage, comme les premiers marins affrontaient l'océan et ses tempêtes, c'est à dire sans avoir aucune idée de la cause des vents, des vagues ou des marées, ou même pourquoi le soleil se levait. Mais notre espèce a fini par comprendre un certain nombre de choses et finalement une théorie s'est peu à peu dégagée des spéculations les plus audacieuses et a pu être plus ou moins confirmée par l'expérience.

- Plus ou moins... Vous me rassurez ! C'est comme si on me donnait un volebulle en me disant qu'il doit ''plus ou moins'' tenir en l'air.

- Ce n'est pas tout-à-fait la même chose. D'abord, des générations de Passeurs ont traversé l'En-dehors sans problème. En suite, il faut bien admettre que les lois de notre logique ordinaire sont un peu malmenées quand il s'agit de considérer cet aspect de notre univers. Tout ce qu'il est possible d'espérer découvrir sur la nature de l'En-dehors échappe à la vision simpliste selon laquelle une proposition est soi vraie, soit fausse.

- J'ai du mal à vous suivre.

- Pour tout le monde, soit une chose est, soit elle n'est pas. Elle ne peut pas à la fois être ET ne pas être. Il y a ce qui est moi, et ce qui n'est pas moi. Deux plus deux font quatre, pas trois et demi. En fait, notre esprit est totalement incapable d'envisager vraiment une autre possibilité. Bien sûr, on peut toujours DIRE qu'une chose est à la fois ceci et son contraire, mais on ne peut pas l'imaginer vraiment. Or, ce que nous appelons l'En-dehors appartient à ce que nous désignons comme le domaine de la limite. C'est une chose très difficile à percevoir, justement parce qu'elle se situe non pas ''en-dehors'', comme on a coutume de le dire, mais à la fois ''au-delà'' et ''en-deçà'' de ce que nous pouvons appréhender de la réalité. C'est le tissu qui se cache derrière ce que nous appelons réel, ou vrai. Nous voyons le monde comme nous le voyons parce que notre esprit et nos organes des sens, en quelque sorte, ''filtrent'' ce que nous appelons l'En-dehors ou, plus exactement, ce dont est fait l'En-dehors. Et ce dont est fait l'En-dehors, la base même de notre réalité, existe d'une manière qu'on ne peut décrire comme ''être'' ou ''non-être''. Certains de nos mathématiciens disent que notre univers tout entier est défini par une sorte de ''limite'' qui sépare apparemment l'être et le non être, mais que, contrairement à ce dont nous faisons l'expérience, la réalité du monde n'est absolument pas limitée. C'est effectivement extrêmement difficile à comprendre, mais cela permet, dans la pratique, de se faire une vague idée de la nature des voyages dans l'En-dehors.

- Vous voulez dire que même si je ne comprends pas vraiment tout ce que vous me racontez, ça me servira quand même à ne pas paniquer ?

- Exactement ! Personne, pas même nos plus grands mathématiciens, n'est à même de se représenter la véritable nature de l'En-dehors. Notre esprit n'est pas fait pour ça. Mais on peut très bien agir sur cette réalité et, par là, obtenir des résultats dans notre monde ordinaire. Pour ça, on utilise des symboles. Ces symboles ont une réalité dans notre esprit. Ils se présentent comme des images ou des sons, simples ou complexes, mais ils sont aussi en relation avec ce ''domaine de la limite'' qui est la clé de notre réalité. Un bon exemple est justement l'ensemble des klirks et la Table d'Orientation. L'avantage de ces symboles, c'est qu'ils n'existent pas seulement dans l'esprit du Passeur, ils ont une existence propre qui fait qu'on n'a pas besoin de les recréer à chaque fois qu'on veut les utiliser. Certains philosophes affirment qu'en fait notre monde n'est pas d'une nature différente et que le temps et l'espace dont nous faisons l'expérience n'ont pas d'autre existence que celle que leur prête notre esprit. D'autres affirment qu'il existe une réalité physique existant par elle-même. D'autres, enfin, jurent que la réalité de notre monde se situe par-delà ces deux conceptions. Personne, bien sûr, ne sera jamais en mesure de les départager, mais il est intéressant de voir que les théories basées sur ces trois conceptions divergentes amènent toutes à des résultats vérifiables et utilisables dans la pratique. L'un de ces résultats est le réseau des klirks.

- Autrement dit, ça marche et on se fiche un peu de savoir pourquoi.

- Si vous voulez. Une fois que vous avez compris cela, ils suffit d'avoir le Don - vous l'avez -, de discipliner son esprit – vous avez commencé à le faire -, et de connaître une ou deux astuces que je vais vous enseigner. Après, c'est comme pour les marins, tout est affaire d'intuition, de méthode et d'endurance. Il est important aussi de connaître un maximum de klirks, à moins de vouloir réinventer à chaque fois une nouvelle route. Mais pour ça, comme je vous l'ai déjà dit, vous pouvez tricher et utiliser la mémoire infaillible de Xarax. Autre chose, il est essentiel de vous souvenir que vous ne vous ''déplacez'' pas dans l'En-dehors. Votre esprit explore simplement des aspects de cette limite dont nous avons parlé. Et lorsque vous vous êtes trouvé perdu dans l'En-dehors, vous n'étiez en fait nulle part, simplement vous étiez confronté à une zone de ce domaine de la limite que vous n'aviez jamais explorée.

- Merci, je me sens vraiment rassuré.

Aïn perçut immédiatement l'ironie et répliqua :

- Vous devriez. Cela signifie que, tant que vous n'avez pas décidé de sortir de l'En-dehors, vous ne risquez rien si vous gardez votre calme. Rien, absolument rien, ne peut vous atteindre de ''l'extérieur''. Les seuls ennemis qui puissent vous nuire sont les produits de votre imagination. Je reconnais qu'un novice sans expérience aurait de fortes chances de se causer de telles terreurs que sa raison n'y résisterait pas. C'est bien pourquoi tout le monde, même parmi les Passeurs confirmés, n'est pas instruit des moyens de sauter dans l'En-dehors.

- Et ces moyens, vous voulez me les donner. Quand voulez-vous qu'on commence ?

- Maintenant me paraît un bon moment. Tout d'abord, représentez-vous un rond carré...


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