Chapitre 9


para bellum


Il fallut à Julien deux mois d'entraînement assidu avant qu'Aïn se déclare suffisamment satisfait de sa technique d'entrée dans l'En-dehors pour l'autoriser à tenter un premier saut dans la seule compagnie, indispensable, de Xarax. Et ce premier voyage ne l'emmena pas plus loin que le klirk le plus proche, à moins de deux cents pas. Il n'était pas question d'aborder le chapitre d'une navigation hors de tout repère avant... un certain temps.

À ce moment, ils se trouvaient sur Nüngen, dans la résidence d'été inoccupée d'un Noble Sire, vaguement apparenté aux Bakhtars, qui avait été d'autant plus ravi d'en laisser l'usage pour un temps qu'on était en plein hiver et que la région où se trouvait ladite résidence devait flirter avec le cercle polaire. L'endroit était parfaitement inaccessible en cette saison, parfaitement sinistre, et se voyait éclairer d'un soleil anémique un peu moins de deux heures par jour lorsque le blizzard ne projetait pas horizontalement des nuages de glace pulvérisée et coupante comme du verre. L'endroit était chauffé, sec, élégamment meublé et disposait d'amples provisions. Il était cependant désert et dépourvu du moindre personnel, ce qui convenait parfaitement à Tannder dont le souci de sécurité tournait à l'obsession.

On aurait pu, en d'autres circonstances, craindre qu'Ambar et Dillik ne s'ennuient dans cette thébaïde surgelée, mais le même Tannder, lorsqu'il n'inventait pas des moyens de déjouer les hypothétiques tentatives d'un ennemi pour l'instant invisible, se préoccupait aussi de l'instruction des plus jeunes et, quel que soit l'endroit des Neuf Mondes où ils se trouvaient, Ambar, Dillik et le plus souvent Karik recevaient la visite de professeurs attitrés que Julien, dans le cadre de sa formation de Passeur, se chargeait de convoyer chaque jour en de gigantesques allers-et-retours. De plus, Maître Sandeark, éminent professeur de mathématiques, s'étant aventuré à demander au Noble Sire Niil, lors d'une de ses apparitions sur le Trankenn Premier, des nouvelles d'Ambar, son si regretté élève-prodige, et apprenant que celui-ci menait maintenant une vie itinérante, il supplia d'être autorisé à lui prodiguer de nouveau un enseignement qui ne gâcherait pas irrémédiablement un tel potentiel. Comme Niil, surpris d'une telle véhémence, hésitait à répondre, le malheureux ajouta qu'il ferait volontiers le sacrifice de son traitement et qu'il démissionnerait sans le moindre regret d'un poste où son savoir, de toute façon, glissait sur l'esprit, imperméable aux beautés des mathématiques, d'élèves manifestement plus intéressés par d'autres choses. Maître Sandeark était dépourvu de toute prétention à l'éloquence et son discours, s'il l'avait écrit dans une supplique, n'aurait certainement pas convaincu le Premier des Ksantiris, mais quelque chose dans son attitude retint Niil de le renvoyer à ses cours avec quelques mots bienveillants. Visiblement, cet homme voyait chez Ambar un trésor que lui, Niil, avait été incapable de discerner. Il promit d'y réfléchir, consulta Tannder, informa Julien, et Maître Sandeark fut autorisé à dispenser ses lumières à Ambar.

Dire que celui-ci, malgré d'évidentes dispositions pour les arcanes les plus abstruses des nombres et des figures, fut ravi d'être l'objet des soins attentifs d'un tel mentor serait exagéré - après tout, il est peu probable que la gemme qu'on polit apprécie la morsure de la meule – mais il s'accommoda sans trop renâcler d'un surcroît d'étude et finit assez vite par y prendre goût. Maître Sandeark quoiqu'encore jeune, n'avait pour l'heure d'autre épouse que la Science. Dépourvu d'attaches, il obtint le privilège d'être compté parmi les membres permanents de la compagnie. Sa présence discrète était d'autant mieux tolérée qu'il avait pour la cuisine un talent qui lui aurait, sans le moindre doute, assuré une carrière brillante dans une auberge de grande classe.


Le Conseil des Miroirs ayant évidemment autorisé l'usage des armes interdites en cas de menace extérieure, les préparatifs militaires allaient, eux aussi, bon train. Il ne s'agissait pas, bien entendu, d'une mobilisation générale. Seuls étaient concernés les différents Ordres Guerriers qui furent regroupés sous l'autorité de Sire Shigyal, Miroir de l'Empereur sur Der Mang. C'est ainsi que Julien vit, avec des sentiments mitigés, l'équipe chargée de sa sécurité dotée de curieuses armes de poing d'une technologie qui eût paru futuriste même aux experts du vingtième siècle terrestre. Tannder lui proposa d'en porter une et de recevoir l'entraînement nécessaire, mais il refusa, affirmant avec une certaine logique que, si des gardes parfaitement formés n'étaient pas capables d'arrêter un assaillant, ce n'était pas lui qui pourrait le faire. Tout ce qu'il risquait d'accomplir avec autre chose que son nagtri était de tuer ou blesser ses propres hommes. Niil, pour sa part, n'avait pas ses réticences et se fit un devoir de s'exercer au maniement d'une arme qui, estimait-il, le mettait un peu plus à même de protéger son ami.


L'ouverture d'un des dépôts d'armes impériaux avait mis Julien fort mal à l'aise. Il avait dû participer à l'opération car, si Xarax détenait le secret de la localisation des entrepôts, les Neh kyongs qui veillaient jalousement sur eux ne reconnaissaient qu'à l'Empereur le droit d'en autoriser l'accès. Il existait plusieurs de ces dépôts sur chaque monde, mais on décida dans un premier temps de n'en ouvrir qu'un, sur Der Mang, de façon à se faire une idée des moyens dont on pourrait disposer au besoin. Il y avait là de quoi réjouir le cœur de n'importe quel chef d'armée, mais la vision de ces rangées d'armes lourdes motorisées, dont certaines étaient manifestement destinées à voler, glaçait le sang de Julien. La pensée de lâcher sur le monde ces monstres dont la seule finalité était de semer la mort le renvoyait sans cesse au mythe de l'imprudente Pandore. Tannder et les autres conseillers en tous genres eurent beau l'assurer qu'il n'existait, dans tout cet arsenal, aucune arme chimique ou nucléaire et qu'il était totalement impensable de lâcher où que ce soit des germes infectieux, il se sentait en permanence au seuil d'une catastrophe irréparable.


Il interdit les tirs d'essai, pourtant vivement recommandés par un état-major avide de tester sa puissance en ravageant un coin de terre désolée loin de toute civilisation, et exigea qu'on s'en tienne à l'étude approfondie des compte-rendus et manuels d'utilisation, abondamment documentés, livrés avec chaque type d'arme. On commençait à lui opposer des argument sur un ton de plus en plus péremptoire, lorsque Maître Subadar découvrit fort opportunément l'équivalent d'une salle de simulation où l'on pouvait à loisir assister à tous les essais possibles et imaginables, comme si l'on était soi-même au cœur de l'action. Le réalisme était tel que certains, pourtant parmi les plus acharnés à réclamer les fameux essais, se découvrirent soudain une veine pacifiste et déclinèrent l'offre de poursuivre plus en profondeur leur mission d'étude.


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- Niil, je n'aime pas ça. J'ai l'impression que ces gens ont envie de se servir de ces armes. Je crois bien que certains seront déçus si on arrive à éviter la guerre.

- Je vois ce que tu veux dire, mais je préfère les voir comme ça plutôt que morts de peur.

- Ils devraient avoir suffisamment peur pour souhaiter que ça n'arrive pas. Ils sont comme ivres. Ça les démange, de se servir de leurs jouets. Sur Terre des guerres ont lieu tous les jours dans un pays ou un autre. Il y a des morts par milliers. Et les morts ne sont pas les plus à plaindre. Ces armes causent des blessures et des mutilations atroces. Ce genre de guerre n'a rien à voir avec vos vendettas entre clans.

- Ils le savent. On n'a peut-être pas connu ça, mais on étudie l'histoire.

- Sans doute... Mais même ceux qui ne veulent plus assister aux simulations continuent de regarder ces engins comme des gamins regardent des friandises. Je préfère ne pas penser à ce qui va se passer si jamais on est obligés de les laisser s'en servir. J'ai terriblement peur qu'une fois qu'ils y auront goûté, il ne soit très difficile de les obliger à les rendre.

- Si on doit s'en servir, c'est que les choses iront vraiment très mal et on pourra s'estimer heureux si notre seul souci, c'est de leur faire rendre leurs armes.

- C'est vrai, malheureusement.

Un silence empli de pensées sombres s'établit, troublé seulement par les hurlements assourdis du blizzard qui tentait une fois de plus d'effacer la demeure de la surface de la planète.

- Tout-à-l'heure, reprit Julien, je dois emmener Dillik chez sa mère. Tu veux m'accompagner ?

- Heu... J'ai des tas de choses à faire.

- Moi aussi, mais je serais content de passer un petit moment avec toi, loin de tout ça. Tu veux bien ?

- D'accord. Tu emmènes Ambar ?

- Non. Il passe la matinée avec Sandeark. Je devrais être jaloux, mais je suis trop content qu'il ait trouvé ce pour quoi il est vraiment doué. Tu viens ?

- Je m'habille ou je te suis comme ça ?

- Tu es très beau en caleçon, je suis sûr que Maîtresse Nardik apprécierait. Dillik !

Dillik apparut dans la salle commune, accompagné comme toujours de Xarax. Nu comme un ver, il venait à l'évidence de se réveiller.

- Dépêche-toi, misérable ! Tu as oublié que tu allais chez ta mère ?

- C'est pas de ma faute !

- Xarax ! J'espère que tu ne l'as pas encore réveillé cinq ou six fois cette nuit avec tes expériences.

La gamme d'expressions faciales d'un haptir se limite à très peu de chose, mais toute son attitude corporelle et les couleurs neutres qu'il adopta soudain évoquaient de façon comique l'air innocent du chat qui a mangé le poisson rouge. Il avait sans le moindre doute poursuivi ses tentatives infructueuses pour partager les rêves de son ami. Il s'était juré d'y parvenir et tous les raisonnement de Julien n'étaient pas parvenus à le détourner de sa quête obstinée de ce qu'il considérait, de toute évidence, comme le Saint Graal de l'amitié. Avec pour conséquence qu'il perturbait à l'occasion le sommeil du gamin, qui ne s'en plaignait d'ailleurs pas puisqu'il avait fait sienne cette passion et brûlait de réaliser cette union quasi-mystique.

- Bon, tant que vous faites ça avant les congés, dit Julien en riant, je ne peux pas vraiment vous le reprocher. Mais vous êtes complètement cinglés. Et non, Dillik, ça n'est pas la peine de me regarder comme ça, je ne t'accompagnerai pas, tu prendras ta douche tout seul. Si tu voulais de la compagnie, il fallait te lever en même temps qu'Ambar.

Julien se sentait soudain beaucoup mieux. La trivialité bon enfant de ces scènes domestiques lui permettait de s'extraire des ses préoccupations à l'échelle de l'Empire. Il avait l'impression de retrouver, pour un moment, une vie normale. Si tant est, évidemment, que l'on puisse qualifier de trivial le fait d'évoquer avec un haptir la nature de ses rapports avec un jeune humain qu'on s'apprête à transporter sur un autre monde...


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Chapitre 10


Dentes frendentes video


La grande salle de l'auberge était à-demi pleine. Julien et Niil, confortablement installés à leur table favorite, discutaient avec Gradik et Tenntchouk. À son habitude, Julien avait effacé ses Marques Impériales pour échapper au respect qu'on se sentait obligé de lui manifester ostensiblement dès qu'il se montrait en public. C'était surtout une manière de mettre à l'aise les clients de l'auberge car les vrais habitués, bien qu'ils fissent semblant de ne rien remarquer, reconnaissaient au premier coup d'œil cette chevelure flamboyante dont la longueur excessive commençait à dicter une mode. Ainsi, tout le monde était content : les clients se sentait à la fois libres d'agir à leur guise et flattés d'être admis à tenir leur rôle dans cette petite comédie, et Julien pouvait faire semblant de voyager incognito. Niil, en tant que Premier Sire des Ksantiris, suscitait surtout la sympathie, même si personne ne s'aventurait à se monter familier. Les deux marins jouissaient, eux, d'un statut particulier qui en faisait pratiquement des intimes, autorisés à parler librement et à prendre avec les convenances des libertés impensables à d'autres.

- Alors c'est vrai ç'qu'on raconte, qu'on va p'têtre avoir la guerre avec des gens qui sont même pas des Neuf Mondes ?

- Comment savez-vous ça Gradik?

- Ben, y a l'crieur qu'a fait des annonces et y z'ont distribué des papiers.

En fait, Julien avait lui-même approuvé le texte de ces tracts.

- Et pis, on raconte, insista Tenntchouk, que quelqu'un a voulu t'attaquer chez le Sire Aldegard.

- C'est vrai mais, vous voyez, ça a raté.

- Et t'as donc pas peur, que tu te balades comme ça, sans protection ?

- Qui vous dit que je suis sans protection ? Niil est assis à côté de moi, et vous aussi. Et vous savez que Xarax n'est jamais bien loin. Et puis ici, je suis chez des amis.

- C'est vrai. Mais chez le Sire Aldegard aussi.

- De toute façon, j'ai décidé que je ne passerais pas ma vie à me ca...

Un fort bruit, comme si l'on déchirait violemment une pièce de toile à quelque distance derrière lui, interrompit sa phrase. Avant qu'il n'ait le temps de se retourner, il vit Tenntchouk renverser sa chaise et sauter par-dessus la table, un couteau ouvert à la main alors que Gradik s'accrochait de toutes ses forces à Niil pour l'empêcher de se précipiter lui aussi. En même temps, la puanteur caractéristique du ghorr envahit ses narines. Il se leva brutalement et se retourna, conscient du poids soudain de Xarax qui venait de bondir sur ses épaules ainsi qu'ils l'avaient maintes fois répété à l'entraînement.

Aussitôt, tout se ralentit à l'extrême. Il ne lui était pas possible de bouger plus vite que ses muscles ne le lui permettaient, ni de demeurer longtemps dans cet état de perception où l'avait automatiquement plongé Xarax, mais il pouvait profiter de ce répit pour juger de la situation. Tenntchouk venait d'être atteint par le ghorr. Il s'était interposé entre lui et l'horreur qui venait de surgir, lui achetant ainsi la fraction de seconde qui lui avait permis de réagir. Julien savait qu'il n'avait aucune chance de combattre un ghorr avec son nagtri. Ni avec quoi que ce soit d'autre, d'ailleurs. Par contre, il pouvait s'échapper. Sauter dans l'En Dehors et se transporter jusqu'à un klirk. N'importe quel klirk. Mais cela signifiait laisser derrière soi un ghorr terriblement frustré qui se livrerait au carnage jusqu'à ce qu'on parvienne à le détruire. Ce n'était pas Niil qui pourrait l'arrêter, même avec son nouveau pistolet de science-fiction. Tous ceux qui avaient le malheur de se trouver dans l'auberge allaient mourir d'une façon atroce. C'était le moment ou jamais de tenter ce qu'Aïn lui avait bien recommandé de ne pas essayer tant qu'il n'en aurait pas reçu la permission expresse.

Chassant toute pensée parasite, il visualisa soigneusement un volume complexe qui n'incluait que lui-même, Xarax et le ghorr. Il prit le temps vérifier que rien d'autre ne se trouvait dans l'enveloppe de transport qu'il venait d'imaginer et sauta. C'est-à-dire qu'il assembla dans son esprit les éléments du graphe qui déclencherait par réflexe son passage dans l'En-dehors. Il n'avait réalisé cette opération qu'une seule fois, la veille, mais cela fonctionna. Il en fut si soulagé qu'il faillit perdre sa concentration, mais Xarax, le ramena d'une pichenette mentale à son devoir et il put alors décider de la suite de son action. Il était pour l'instant, au cœur des méandres chaotiques de cette pseudo-limite qui commençait à lui être familière, en compagnie d'un ghorr pour l'instant inoffensif, mais qui s'empresserait de le massacrer dès qu'ils retrouveraient l'univers normal. La prochaine étape consisterait à émerger sur un klirk et repartir aussitôt en abandonnant son passager avant qu'il n'ait le temps de l'atteindre. C'était d'une simplicité biblique. Aussi aisé qu'arracher trois poils à la queue d'un tigre... De plus, il n'était pas question de lâcher ce démon n'importe où au risque de le voir disparaître dans la nature et semer la terreur dans la population.

- Je connais un endroit où tu pourras faire ce que tu souhaites. Il faut juste que tu restes immobile et que tu t'abstiennes de respirer jusqu'à ce que nous soyons repartis. Je vais te montrer l'image du klirk. Surtout ne bouge pas, ne fais rien d'autre que sauter à nouveau dans l'En-dehors. Ce klirk ne mène pas à la Table.

- Vas-y !

L'image du klirk s'imposa, parfaitement nette, dans l'esprit de Julien. Il sentit aussitôt sous ses pieds un sol dur et, dans la lumière sale filtrée par de lourds nuages pourpres, il eut la vision fugitive du ghorr qui plongeait, tous ses membres hideux largement écartés vers la surface d'un lac verdâtre d'où s'élevaient des vapeurs à coup sûr vraiment toxiques. Il prit juste le temps de constater que le klirk sur lequel ils s'étaient matérialisés occupait toute la surface du sommet d'une sorte de piton vertigineux qui se dressait, comme une île improbable, au centre de ce qui était vraisemblablement un lac d'acide dans le cratère d'un volcan. Puis ils furent de nouveau dans l'En-dehors et Xarax, sans s'attarder à lui demander son avis, fit immédiatement apparaître le symbole familier du klirk établi spécialement dans une chambre de l'auberge de Dame Nardik.


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Julien redescendit en courant dans la salle alors que moins d'une minute s'était écoulée depuis le début de l'attaque et que la stupeur clouait encore sur place ceux qui avaient assisté à la scène. Gradik avait lâché Niil qui se précipitait vers Tenntchouk, recroquevillé à terre. Julien se fraya rapidement un passage, bousculant ceux qui commençaient à converger vers Tenntchouk et rejoignit Niil accroupi auprès du marin.

- Niil, fais reculer ces gens, s'il te plaît, dit-il doucement. Il faut que je l'emmène à la Tour des Bakhtars, ils sauront immédiatement quoi faire et ça évitera de perdre du temps à expliquer ce qui se passe aux Maîtres de Santé du Trankenn Ksantiri. Gradik, portez-le dans le clos bleu, je vous rejoins tout-de-suite.

Le ''clos bleu'' désignait en fait la pièce où avait été installé le klirk. Il n'était pas nécessaire de crier sur les toits que l'auberge disposait de ce genre de commodité.

- Je reste ici pour calmer tout le monde, dit Niil. Tu n'auras qu'à revenir nous chercher quand tu pourras.

Lorsqu'il arriva dans la pièce, le sang perdu par Tenntchouk imprégnait déjà jusqu'à la ceinture les vêtements de Gradik qui le portait toujours dans ses bras. Julien ne perdit pas de temps à l'examiner. Il les emmena directement au sommet de la Tour des Bakhtars où les Maîtres de Santé, convoqués en pleine nuit, furent pourtant à pied d'œuvre en moins de trois minutes. Mais Julien ne s'attarda pas et, après de brèves explications sur les circonstances, il repartit aussitôt vers Djang Kang, la demeure qu'il avait quittée un peu moins d'une demi-heure auparavant.

Il était terriblement inquiet et s'attendait plus ou moins à trouver la maison dévastée, mais tout semblait parfaitement en ordre. Il trouva Ambar et Maître Sandeark dans la pièce qui servait habituellement de salle d'étude. Un homme de la sécurité fut envoyé en quête d'Aïn qui pourrait sans doute leur indiquer où trouver Tannder. Xarax aurait certainement pu parcourir les longs corridors de la demeure beaucoup plus vite, mais il n'était plus question de se séparer tant que la situation n'aurait pas retrouvé un semblant de normalité. Ambar, qui était jusque là demeuré silencieux, s'apprêtait à poser les questions qui lui brûlaient les lèvres, mais Julien le devança :

- Un ghorr nous est tombé dessus à l'auberge. C'est fini, il n'y a plus de danger. Tenntchouk a été blessé, mais il est entre les mains des Maîtres de Santé.

- Et Niil, pourquoi il n'est pas avec toi ?

- Niil va bien. Il est resté là-bas pour rassurer les gens. On va aller le retrouver dès qu'on aura pu mettre la main sur Aïn.

Le Passeur arriva quelques secondes plus tard, ruisselant. Il sortait manifestement de la petite piscine intérieure où il aimait nager pour entretenir, disait-il, ses muscles trop peu sollicités par cette vie malsaine qu'on l'obligeait à mener. En fait, comme tout le monde le savait, il adorait simplement barboter dans une eau à la température idéale. Il fut rapidement mis au courant de la situation pendant qu'Ambar s'employait à éponger plus ou moins son poil ras alors que Julien gardait une main posée sur sa nuque.

- Tannder, dit le Guide, est parti avec Karik sur Zenn R'aal pour aider à organiser les forces disponibles. Je vais aller l'informer et lui dire de nous rejoindre.

- Non. Dites-lui qu'il prenne le temps de faire ce qu'il avait prévu et qu'il nous rejoigne quand il le pourra. Nous partons immédiatement pour Kardenang où je resterai avec Niil jusqu'à ce que les choses soient sous contrôle, puis nous reviendrons ici. J'aimerais que vous preniez le temps d'avertir Sire Tahlil de ce qui se passe ainsi que Maître Dendjor, pour le rassurer si par hasard il était déjà au courant de l'attaque.

- Puis-je vous demander comment vous êtes venus à bout de ce ghorr ?

- C'est une histoire un peu longue, je vous raconterai plus tard.

- Bien, Sire. Je pars immédiatement pour Zenn R'aal. Je vous retrouverai à l'auberge, ou ici-même, dès que j'en aurai terminé.

Puis, s'étant éloigné de quelques pas, il disparut avec son élégance coutumière. Plus sobrement, Julien se rendit avec Xarax, Ambar et Sandeark jusqu'au klirk de la maison et sauta jusqu'à l'auberge.


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Si l'intérieur de l'établissement avait à peu près retrouvé son aspect habituel, il n'en allait pas de même pour les alentours. Comme une traînée de poudre, le bruit s'était répandu que l'Empereur avait, à lui seul, mis en déroute une bande de ghorrs venus pour s'attaquer au Noble Sire Niil. D'autres prétendaient que c'était Sire Niil qui avait fait face aux assaillants, protégeant de son corps son ami l'Empereur, cible évidente d'une agression aussi barbare qu'audacieuse. Quelques uns, enfin, juraient que c'était un marin de Kardenang qui avait mis le monstre en fuite, armé de son seul courage et d'un couteau de matelot. Les quelques Gardes de la milice locale, habitués à mettre fin à des querelles de taverne, avaient le plus grand mal à contenir la foule qui s'amassait à la porte de l'auberge.

- Niil, tu devrais leur parler, dit Julien après avoir jeté un coup d'œil par la fenêtre.

- Et que veux-tu que je leur dise ?

- La vérité.

- Ça va faire sensation.

- Ce sera toujours mieux que ce qu'on va inventer si tu ne dis rien. Dis-leur aussi qu'on a l'intention de les tenir au courant.

Niil sortit sur le seuil. Aussitôt, un murmure suivi d'un profond silence se répandit sur l'assistance. Montant sur un tabouret apporté du bar, afin que tous puissent le voir et l'entendre clairement, il déclara :

- Bonnes gens de Kardenang et vous, voyageurs qui passez, allez et répétez ce qui est vrai. Un ghorr est venu, lâché contre Yulmir, Gardien et protecteur des Neuf Mondes, par un ennemi que nous ne connaissons pas encore. C'est à un marin de Kardenang, Tenntchouk, fils de Tanndjar, que nous devons d'avoir pu détruire cette chose avant qu'elle ne parvienne à ses fins. Cet homme, mon ami, est actuellement confié aux soins des meilleurs Maîtres de Santé de tout l'Empire et je vous invite à faire des vœux afin qu'il se remette d'une terrible blessure. Tout danger immédiat est maintenant écarté, et les serviteurs de l'Empire s'emploient en ce moment même à rechercher et éliminer ceux qui voudraient menacer la paix de notre monde. Vous serez tenus régulièrement informés des progrès de leurs efforts par des annonces officielles portant le Sceau de la Maison Impériale. Bien sûr, certains mettront en doute ces nouvelles et prétendront qu'il ne s'agit que de propagande destinée à voiler la vérité. Mais je vous dis, moi, sur l'honneur des Ksantiris, que nous n'avons pas l'intention de mentir à ceux qui nous font confiance et que l'Empereur n'apposera pas la Marque Impériale sur des informations qu'il saurait fausses ou déformées. Je vous invite par contre à considérer avec prudence toute autre source de nouvelles. Il se peut toujours qu'une rumeur soit fondée, mais le plus souvent, hélas, ceux qui la colportent se font complices d'une mauvaise action. Allez, maintenant, et dites ce que vous avez vu et entendu.

- Noble Sire ! cria une femme à la périphérie de l'attroupement, c'est vrai qu'on va avoir la guerre ?

- Je ne sais pas, Honorable, mais c'est possible. Nous nous y préparons et vous serez avertis dès que nous saurons vraiment à quoi nous faisons face. Tout ce que nous savons se trouve dans le communiqué qui a été lu en public et distribué partout. Il s'en trouve certainement encore des copies à la Maison Commune. Maintenant, je dois aller vaquer à mon devoir, comme chacun ici. Que les Puissances du R'hinz vous protègent et vous gardent en bonne santé.

Sur ce, il sauta à bas de son perchoir, ignorant délibérément les questions qu'on continuait d'adresser à son dos. Une fois la porte close, Julien le félicita :

- Tu t'en es bien tiré, bravo !

- Ça fait partie de mon éducation. J'ai eu de bons maîtres.

- Un moment, j'ai eu peur qu'ils ne demandent à me voir.

- Ils n'oseraient pas. C'est une chose d'interpeller le Sire du coin, surtout s'il n'a pas l'air trop redoutable, c'en est une autre de s'adresser à l'Empereur sans qu'il vous y ait invité.

- Pourtant, Maîtresse Nardik...

- Ne t'y trompe pas. Elle se montre familière parce qu'elle sait pertinemment que ça te fait du bien. Mais crois-moi, elle a dû faire un gros effort pour en arriver là.

- C'est l'effet que je fais au gens ?

- Tu n'y peux rien. C'est comme ça.

- C'est pareil pour Gradik et Tenntchouk ?

- Je ne sais pas. Vous avez navigué ensemble et fait plein de choses avant qu'ils ne découvrent qui tu étais vraiment.

- Tenntchouk nous a vraiment sauvé la vie, hein ?

- Heu... Je crois que dans ce cas, c'est plutôt toi. Je ne sais pas ce que tu as fait, mais si tu ne l'avais pas expédié, le ghorr nous aurait bouffés.

- Mais c'est Tenntchouk qui nous a donné le temps à Xarax et moi de faire ce qu'il fallait. J'espère vraiment qu'il va s'en tirer. Il était presque mort quand on est arrivés sur la Tour. Et... j'ai bien vu que tu allais sauter toi aussi. C'est Gradik qui t'en a empêché. Merci.

- Tu parles ! Je ne suis vraiment pas fier. Il m'a arrêté d'une seule main.

- Il l'a fait parce que tu allais te faire massacrer pour moi sans une chance d'arrêter le ghorr.

- Oui. Bon. C'est parce que je n'avais pas réfléchi.

- Tu ne sais pas mentir.

- Bon, ça va. Tu pourrais peut-être nous raconter ce qui s'est passé quand tu as disparu avec le ghorr.

- Hein ?!

Ambar venait de réaliser que, contrairement à ce qu'il avait vaguement imaginé, le ghorr n'avait pas été détruit par Niil et sa nouvelle arme de poing mais que, contrairement à la logique qui voulait que son frère soit le guerrier qui protège son ami, c'était bien le contraire qui s'était produit.

- Remets-toi. Ça n'était pas très difficile, après tout.

- Qu'est-ce qui n'était pas très difficile ?

- Comment ça ? Dispawwu avec le goww ? !

Tannder venait d'arriver dans la salle en compagnie de Karik et, bien sûr, d'Aïn dont le glapissement scandalisé en disait long sur sa stupéfaction. Julien rougit comme un écolier pris en faute.

- Il fallait bien s'en débarrasser. Je ne pouvais tout-de-même pas le traîner jusqu'au klirk ! Vous m'aviez tout expliqué, ça n'était pas si difficile.

Aïn s'abstint de répondre.

- Et puis, j'avais déjà sauté sans klirk.

- Une vois ! Hiew !

- Bon. De toute façon, ça a marché. Et Xarax m'a indiqué un endroit... D'ailleurs, maintenant que j'y pense, ça doit être sur Zenn R'aal, c'était une espèce de pic très haut, au milieu d'un lac qui avait l'air d'être de l'acide bouillant.

- Effectivement, dit Tannder, j'ai entendu parler de l'endroit. Je m'étais toujours demandé à quoi pouvait bien servir une plate-forme dans un tel lieu. Maintenant je le sais.

- Oui. Ça a été vraiment facile. Il n'y avait de la place que pour une personne alors, forcément, le ghorr est tombé et moi, je suis reparti. D'ailleurs, à propos de repartir, je pense qu'on pourrait rentrer à Djang Kang. Si Maîtresse Nardik préfère nous accompagner pour se remettre de ses émotions, elle est la bienvenue.

Maîtresse Nardik préférait rester chez elle et s'occuper de sa clientèle.


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